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Pourquoi le prolétariat a intérêt au maintien de la nation ?

Est-ce parce que c’est le cadre de son existence ? Est-ce parce qu’il y fait communauté humaine ? Est-ce parce qu’il y a ses “habitudes”, ses commodités ? Sans doute, et d’autres choses encore.
Je proposerai ici, non de discuter de cela même, mais de poser quelques repères de ce qui en fait raison.

Pour des motifs dont je vous épargne l’exposé, c’est à la nation que nous demanderons ici la nature de son rapport avec l’intérêt et le rôle historiques du prolétariat qui est d’émanciper toute la société par sa propre émancipation de classe. C’est pourquoi il sera surtout question ici de la nation.

La nation, en tant que telle, est réalité historique, elle se forme avec la formation et le développement du régime économique et social capitaliste. Considérée dans les procès de son développement concret elle commence à se former avec ce qui forme ledit régime, c’est-à-dire avec le développement de la production marchande, dont le régime capitaliste est le plus grand stade de développement.

Le régime économique et social marchand, puis capitaliste
— division sociale du travail productif
— échanges entre les producteurs
— diversifie productions, élargit échelle de la production,
etc.

Ce régime marchand et capitaliste suppose donc pour produire et “réaliser” le produit social, l’établissement de rapports et de conditions cohérents, stables, unifiés, uniformisés, réglés, ceci dans un espace donné.
L’espace en question étant lui-même déterminé (en théorie) par la cohérence de l’ensemble, dans un état de développement donné. (à un degré de développement, par exemple, la cohérence de l’ensemble supposera qu’une production manufacturière trouve sur place la production de ses matières premières, à un autre degré de développement leur importation ne sera pas nécessairement un facteur d’incohérence.)

Ainsi, par un double mouvement, — mouvement de différenciation, de multiplication, de division, — mouvement d’unification, d’uniformisation, le premier déterminant le second, les régimes marchand et capitaliste, font du groupement humain une totalité complexe, cohérente, et viable, c’est-à-dire pouvant se reproduire par elle-même en tant que totalité.

Il s’agit d’une totalité de production et d’hommes
— Les choses et les hommes sont respectivement en unité, interdépendants, parce qu’ils sont respectivement divisés, singularisés.
— Chaque être singularisé est dans les conditions d’avoir une conscience de soi, non égoïste, mais comme figure singulière de la totalité, avec et en vis-à-vis des autres comme tels.

Il ressort de cela que le développement des régimes de production marchande et capitaliste crée les conditions pour que le groupement humain s’affranchisse de l’état de nature, il crée les conditions d’existence d’un corps civil et d’un corps politique. (Un corps suppose la cohérence et l’unité de ses éléments différenciés.)

La totalité cohérente envisagée ici est la nation en tant que telle.
C’est la nation vue en raison d’un seul ensemble de caractères du régime marchand et capitaliste.
Voyons un autre ensemble de caractères de ces régimes qui contribuent à l’existence empirique de la nation en ces dits régimes.

Ce sont des modes de production, anarchiques, de concurrence, et pour le capitalisme en outre d’appropriation privée du produit du travail social sous forme de capital, voué à la réalisation du produit et du surproduit comme capital, etc.

Il s’ensuit que la différenciation, la division qui sous-tendent l’unification, se réalisent comme contradiction, comme opposition.
La totalité cohérente est en butte à la privation de cohérence, c’est-à-dire à l’incohérence.
On peut en évoquer trois manifestations :
Si la réalisation du produit social peut être accomplie dans le cadre de la totalité nationale, dès qu’elle est réalisation du produit en tant que capital, ce cadre ne lui suffit plus, le marché extérieur apparaît comme nécessaire.
étant confiés à la réalisation de la Valeur, à la réalisation du capital, l’équilibre et l’harmonie entre les secteurs, les branches de productions, sont impossibles, ou ne se trouve que comme résultat hasardeux.
La différenciation du travail manuel et du travail intellectuel, par exemple, est un facteur historique de puissanciation du travail social, mais le capital la réalise comme leur opposition, pour opposer le second au premier, il les réunit contre eux, comme ses qualités, ses puissances propres, comme sa propriété (sa chose et sa qualité).

Il y a donc affrontement continu entre ce qui permet la cohérence de la nation et la dissolution de cette cohérence.
Toutes les parties de la totalité sont touchées, dans leurs unifications respectives mêmes.
Les capitaux, les producteurs marchands, les capitalistes sont en concurrence.
Les ouvriers sont mis en concurrence par le capital. Le capitalisme déforme aussi inévitablement le prolétariat, en tant que classe, qu’il ne le forme.
Etc.

Il y a par conséquent tendance à corruption, à dissolution du corps civil et du corps politique national, tendance à détruire les conditions des consciences de soi des parties de la totalité, des classes sociales notamment. Cette tendance n’étant elle-même qu’une expression en actes de l’impossibilité du régime marchand et capitaliste de se maintenir par lui-même en corps cohérent.

Ainsi, si les régimes économiques et sociaux marchand et capitaliste font de la nation la forme du dépassement de l’état de nature, tant pour ce qui est des rapports entre les hommes, que pour ce qui a trait aux rapports entre groupements humains, leurs contradictions y entretiennent des manifestations de l’état de nature et ils recèlent une tendance à refouler l’ensemble de la formation nationale en état de nature, pour ne rien dire de l’état de guerre.

Dans les périodes historiques de formation du régime marchand-capitaliste, bien que, par exemple, la réalisation du produit comme capital suscite un “débordement” du cadre national, c’est la tendance à la formation d’une totalité cohérente, à l’affermissement du cadre national, qui prévaut sur la tendance à l’incohérence.

Il peut sembler juste d’imputer une valeur positive au fait que pour se mettre en Valeur, pour se réaliser le capital ait besoin du marché extérieur, et tende donc à universaliser son action.
Il briserait alors toutes les vieilles formes préhistoriques et antiques. Il universaliserait son action historiquement positive dans la formation des nations. L’unité et l’uniformisation serait alors universelle.
On peut comprendre cela dans certaines observations de Marx. Et ce n’est pas erroné, si l’on n’omet pas d’y ajouter ce qu’implique le mouvement contraire : l’action dissolvante du régime marchand et capitaliste à l’encontre de ses propres créatures positives.
De ces qualités conférées unilatéralement au capital, il peut sembler juste d’inférer, ce que Marx ne fait pas, que de l’universalisation de l’action du capital, le monde entier ressortira comme formation cohérente, analogue à la nation, une nation monde en quelque sorte. Dans une version plus “réaliste”, on représentera la constitution d’unions “continentales” comme des étapes de cette universalisation.
On pourrait donc estimer fondé de poser que le “dépassement” de la nation par le capitalisme, dans des formations continentales préfigurant la formation mondiale, est un progrès historique poursuivant celui qu’a été la formation des groupes humains en nations. Par conséquent l’émancipation humaine de jadis dans les conditions des nations procèderait désormais de l’effacement de celles-ci au profit d’une formation monde, ou du moins de formations continentales.
Le parti des classes aspirant à l’émancipation, le parti des progressistes, des révolutionnaires, serait alors bien marqué : anti-national et continentaliste, voire mondialiste. (On peut aussi bien soutenir de façon sophistique cette conception avec des truismes tel que celui posant qu’il est préférable que le progrès historique, voire la révolution, saisisse plusieurs pays qu’un seul.)

Les vues de ce type sont des produits de l’esprit en proie à lui-même, ce n’est plus un “clavecin” mais une caisse vide “en folie”. Elles n’ont de radical que leur mépris de la réalité.
J’ai rappelé en quoi consistait le rôle historique progressif du régime marchand et capitaliste, développement quantitatif et qualitatif des forces productives sociales, création des conditions de l’affranchissement de l’état de nature, de constitution des corps sociaux et politiques dans les formes nation et État. J’ai également rappelé l’existence d’une autre tendance de ce régime, refoulement des formations nationales dans l’état de nature, qui pour être liée à sa tendance progressive ne s’y oppose pas moins.
L’universalisation de l’action du capital ne supprime pas sa seconde tendance. (Étendrait-on l’anarchie, par exemple, du régime capitaliste à des galaxies encore inconnues qu’on n’aurait pas résolu l’anarchie, on aurait à l’inverse diminué les moyens de la résoudre.) On ne peut pas par conséquent présupposer que l’universalisation de l’action du capital n’aurait pour effet que de généraliser son action historique progressive, telle qu’il la développa dans la constitution des formations nationales.
De même que les “débordements” constants des cadres nationaux par le capital, ainsi ses “dépassements” des nations par la constitution de formations plus larges, plus étendues, continentales par exemple, répondent à des nécessités de sa mise en Valeur et de sa réalisation.
Mais “débordements” et “dépassement” sont dans un rapport comparable à celui de la scène de manage et du meurtre, contrairement aux “débordements”, les “dépassements” en question se posent comme actes de décès des nations.
Ils expriment le fait que le capital est parvenu en un état où les nécessités de sa mise en Valeur et de sa réalisation font prévaloir ses dispositions à s’opposer à ce qui fait cohérence des formations humaines, à dissoudre les corps sociaux et politiques existant, à corrompre les formes nation et État y correspondant, et par conséquent sa disposition à l’involution en état de nature.
Et comme l’apologie de l’universalisme capitaliste elle-même le suppose, cette disposition ne prévaut pas seulement à l’encontre des nations, mais en général, de façon universelle pour ainsi dire, son opposition aux nations est une expression concrète immédiate, presque contingente, de son jeu universel.
Loin donc d’exprimer une tendance à former des cadres de cohérence élargie, étendue, généralisée, etc., le “dépassement” des formations nationales par le capital exprime la tendance à dé-former ce qui est cadre cohérent, fût-il virtuel, en lieux informes par eux-mêmes où déployer l’incohérence, et tenir les êtres en état de nature.

Le prétendu “dépassement” de la nation en raison des exigences de la mise en Valeur et de la réalisation du capital, qui est la négation de la nation, suppose l’involution de toute la formation sociale, et partant prive les classes laborieuses des conditions progressives de leur émancipation, repousse en des états en deçà de ces conditions les formations qui y avaient accédé tout en interdisant aux autres groupements humains d’y accéder.

Voilà, selon moi, la raison principale du fait que les classes laborieuses, et plus généralement les formations sociales, n’ont pas intérêt à ces “dépassements” de la nation1, sous la notion de nation il s’agit des conditions générales, ou universelles, d’émancipation.

On peut se demander si ces éléments de problématique procèdent de la conception, dite marxiste, de la nation, telle, par exemple, que Staline en donne la version la plus systématique (pour ne pas dire la seule qui soit systématique).
Staline pose que la nation est :
« Avant tout une communauté, une communauté déterminée d’individus ». “Avant tout” nous dit que la nation a pour pré-requis “une communauté”. Cette “communauté” est essentiellement “quelque chose de commun” et non pas une communauté “communautaire”, car c’est une communauté “d’individus”, c’est-à-dire d’êtres singularisables et singularisés. On pourrait dire “la nation est avant tout un groupement d’individus ayant quelque chose en commun”.
Cette communauté n’est « pas de race ni de tribu ». Cela signifie qu’elle n’est pas de nature naturelle (race), et qu’elle n’est pas un groupement d’hommes en état de nature (tribu). Ceci est en cohérence avec la proposition « communauté d’individus ». Ceci permet également de dire que le “commun” de la communauté en question n’est pas un commun de nécessité naturelle, indifférencié, mais un commun construit par l’activité proprement humaine.
Ces deux propositions (qu’on lit souvent trop rapidement) posent à elles seules que la nation « communauté déterminée » a des déterminations propres aux états humains et non pas naturels, propres aux hommes à proprement parler c’est-à-dire évolués et formés au-delà de l’état de nature. Elles positionnent donc d’entrée de jeu la nation comme fait au-delà des états de nature. La nation est donc positionnée non comme fait de la vie humaine en général pour ainsi dire, indéterminée, vie d’humanoïdes, mais dans la vie historique des hommes, car l’histoire à proprement parler commence quand les hommes produisent les conditions de dépasser leurs états de nature, de se poser en extériorité à ceux-ci. La nation est donc posée comme produit humain historique.
C’est pourquoi Staline écrit ensuite « la nation est une communauté stable, historiquement constituée ».
Considérant que, en français, “stable” et “constituée” ont le même radical latin “stare”, soit être debout, ou se tenir debout, on peut dire (sur la foi de la traduction française) que cette proposition pose :
— avec “stable”, que la nation est une communauté qui tient debout, qui est debout, ce qui implique une structure, un ordonnancement cohérent, c’est le caractère de son état ;
— avec “constituée”, qu’elle est ordonnée de telle sorte qu’elle tienne debout par l’activité humaine dans l’histoire, ou qu’elle est faite avec (con-) cette qualité (statuere) dans l’histoire par l’activité humaine, c’est le caractère de sa formation. Et l’activité humaine englobe la conscience, la volonté délibérée des hommes. (Directement issu du latin le verbe français “statuer” renvoie toujours dans le temps à la volonté humaine ; en ancien français statuer veut dire “décider, ordonner” en fonction d’une “autorité soumise à la loi et conférée par elle”, le français moderne y a ajouté “prendre une décision”.)
Staline précise que cette communauté « stable » est « non accidentelle ». Cela signifie a) qu’elle n’est pas de courte durée, pas « éphémère », b) qu’elle n’est pas contingente, ou due au hasard, mais correspond à des déterminations.
Les « traits caractéristiques » de la formation “nation” que pose Staline sont les critères de ce que les individus de la nation ont historiquement constitué comme commun et stable : la nation est une communauté « de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit dans la communauté de culture ».
Communauté « de langue », faute de quoi leur humanité même ne pourrait se manifester en commun.
Communauté « de territoire », faute de quoi la communauté humaine serait idéelle, et même fantasmagorique, elle n’aurait pas de pré-requis physique à la stabilité, la vie pratique commune étant impossible.
Communauté de « vie économique », qui est communauté de production et d’échange nécessaire à la vie pratique, matérielle, à la constitution à la reproduction de la communauté d’hommes, c’est le critère le plus complexe. Staline double « vie économique » avec « cohésion économique », et précise que la nation suppose une « liaison économique interne, soudant les diverses parties de la nation en un tout unique ». La notion de « cohésion » renvoie à celle de « tout unique » résultant de l’unité « des diverses parties », unité réalisée par exemple « grâce à la division du travail ». Comme quoi la nation n’est pas un bloc indifférencié, mais un corps. Or un corps ne peut vivre en tant que tel sans liens internes entre ses parties différenciées et sans cohérence interne. Cette notion de « cohérence économique » implique donc au moins trois choses : a) que la communauté nation se constitue historiquement lorsque le mode de production permet une certaine différenciation des activités humaines, leur liaison unitaire, ou la cohérence objective de la formation humaine considérée, ce qui exclu les modes du production pré-marchands et plus encore pré-capitalistes, b) qu’une nation ne peut se constituer de façon viable et stable comme assemblage hétéroclite de modes de production différents, c) que la décadence en incohérence d’un mode de production cohérent s’oppose à l’unité des parties, à la cohérence du corps, à la communauté des hommes en nation.
Communauté de « formation psychique », il s’agit de la façon, et des moyens, formés et non innés, selon et avec lesquels un groupe humain national regarde, se représente, le monde extérieur et ses propres rapports internes et extérieurs. Dans cette formation des facteurs non nationaux jouent, mais le plus souvent de façon nationalement différenciée (par exemple le christianisme a joué dans la formation psychique nationale des Italiens, des Français, des Espagnols, des Anglais, des Américains, et même un peu des Allemands, etc., mais de façons différentes en raison notamment des différences de conditions objectives de leurs développements respectifs, ce n’est qu’un exemple bien sûr). On notera qu’en raison des configurations des facteurs objectifs de leur constitution et de leur développement, différentes nations à des niveaux analogues de développement des leurs conditions matérielles d’existence conservent des formations psychiques différentes. (Une représentation rationnelle (rationaliste) de la production industrielle ne sécrète pas nécessairement une représentation rationnelle de l’homme, de la société, on peut construire et mettre en œuvre d’excellentes mécaniques et adorer Wotan.)
Tout cela se traduisant dans la « communauté de culture ». Imaginons une nation construisant communément de puissantes mécaniques et adorant Wotan, elle fera communauté de culture autour de leur synthèse, autour des opéras de Wagner. En l’occurrence Staline met à sa place, en conséquence, ce que les “austro-marxistes” (les ostrogoths Springer (Renner), Bauer) mettent au premier, et en fait au seul, plan (voir article Cahiers), contre lesquels notamment Staline formalise ses considérations sur la nation.

Les questions de l’unité, de la stabilité, de la cohérence, etc., notamment, que l’on peut trouver dans les réflexions de Staline, ou que l’on peut légitimement inférer desdites réflexions, attestent, je pense, quelque congruence de nos propres observations avec l’enseignement marxiste donné par Staline.

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