Réorganiser les classes populaires pour faire face à « ce qui nous attend demain ». Le point de vue des gens ordinaires
Dans son numéro précédent, Germinal avait présenté comment était perçu le phénomène de la crise par différentes catégories de travailleurs. Cette fois-ci, nous avons à nouveau mené une enquête auprès d’une cinquantaine de personnes en leur posant la question « comment envisagez-vous l’avenir, les années à venir, compte tenu de la crise ? ». Malgré les aspirations légitimes de tout un chacun à une amélioration de sa situation, les personnes interrogées sont conscientes qu’on traverse « une mauvaise passe » plus ou moins durable. L’avenir paraît réserver un quotidien encore plus sombre dont « on ne voit pas les moyens d’en sortir », et de grands dangers sociaux et politiques (explosion, fausse révolution, guerre). On éprouve de la crainte à cet égard, et ceci d’autant plus que l’on perçoit l’absence de perspectives politiques et la désorganisation des classes populaires.
Ainsi, les constats que font les travailleurs que nous avons interrogés ne sont pas optimistes. Mais à terme, la lucidité dont ils font preuve est un préalable nécessaire pour que le peuple puisse, à plus ou moins long terme, se ressaisir de l’initiative historique, sans se laisser abuser par les orientations politiques trompeuses qui se multiplient dans les conditions de la crise.
L’avenir est sombre
Tout d’abord, dès qu’on évoque l’avenir, les années à venir, ce qui apparaît en premier et ressort de tous les discours, c’est le côté sombre qu’on anticipe et un sentiment général d’inquiétude face à ce qu’il réserve :
« l’évolution est mauvaise », « il n’y a pas d’avenir », « l’avenir est sombre », « l’avenir est noir », « le futur est peu envisageable pour les 80% de la masse », « ce qui nous attend, c’est pas rassurant », « ça fait peur quand on y pense ».
L’inquiétude, la crainte sont plus grandes encore, lorsqu’il s’agit de penser aux enfants et aux générations à venir, quand on imagine ce qui les attend :
« la nouvelle génération a du souci à se faire », « c’est pas rassurant pour nos enfants qui mangent leur pain blanc avant leur pain noir », « pour les générations futures, l’avenir ne s’annonce pas sous les meilleurs auspices, même les surdiplômés se retrouvent au chômage ».
La crise, de nature capitaliste, n’est pas finie et n’est pas en passe de l’être
Plusieurs insistent sur le fait que la crise ressort de la logique même du capitalisme :
« c’est la dernière crise en date du système capitaliste et financier », « cette crise confirme la logique implacable du capitalisme visant l’enrichissement d’un petit nombre ».
Il est aussi perçu qu’il ne s’agit pas d’une crise passagère, ou seulement financière, mais d’un processus qui s’est développé, jusqu’à aboutir à une crise générale du régime :
« la crise n’est pas née d’aujourd’hui », « la crise était là depuis longtemps et elle va durer », « la crise est durable, profonde, mondialisée et il n’y a pas d’infléchissement possible », « elle est devenue une crise générale ».
Contrairement à ce qu’ont pu dire certains experts, repris par les média et la majorité des hommes politiques, le gros de la crise n’est pas derrière nous :
« la crise ne fait que commencer », « la situation économique s’aggrave », « c’est l’incertitude sur le plan économique », « la situation va encore s’aggraver », « la crise perdure et nous plonge dans une situation inextricable », « la crise va empirer ».
Même si certaines manifestations de la crise peuvent être momentanément atténuées, ses effets seront durables :
« la crise va être récurrente tout le temps pour les salariés qui vont devoir accepter des boulots intermittents » et, « même si la situation économique peut se stabiliser, l’emploi va diminuer ».
Ce qui nous attend, c’est une aggravation de la situation sociale et des conditions de vie des travailleurs
« la situation sociale ne va pas s’améliorer ; pas d’avenir, instabilité, chômage », « il y a de plus en plus de personnes en situation précaire, surendettement, expulsions ».
La précarisation va augmenter et toucher de plus en plus de monde, du fait de la détérioration continue des conditions de l’emploi, du développement du temps partiel et des contrats précaires ou saisonniers :
« cela ne peut être pire…bien que cela peut empirer, ça peut toucher tout le monde », « à cause des licenciements, la précarité augmente », « hausse du chômage et baisse du pouvoir d’achat, de plus en plus de gens en difficulté », « ça va continuer à se dégrader avec les contrats par intermittence, les contrats saisonniers », « ça va en s’aggravant car on augmente le travail à temps partiel et on emploie moins de personnes ».
Pour beaucoup la perte de la protection sociale, s’aggrave avec la crise :
« la situation sociale va être de plus en plus difficile à cause de la perte des acquis sociaux », « ça s’aggrave car il y a réduction des avantages sociaux et avancées jadis acquises », « abandon de toutes les conquêtes sociales [qu’on attribue] au Front Populaire :
retraites, 35 heures, SMIC, Sécurité sociale », « on perd tous les acquis et on n’a pas les moyens de les reconquérir ».
Ce qui se traduit aussi par la dégradation des services publics, l’abandon du principe du bien commun au service de tous :
« les services publics sont de plus en plus réduits », « on rogne tout, la protection sociale, l’accès aux soins, la gratuité de l’éducation».
De plus en plus de personnes seront touchées, y compris ceux qui se croyaient encore à l’abri :
« avec la perte des avantages sociaux, la vie quotidienne est de plus en plus précaire pour beaucoup de monde», la précarité générale pour tous les salariés ».
Le fossé entre les plus démunis et les autres va s’agrandir avec l’aggravation de « la situation des populations les plus fragiles » :
« ça a déjà touché les plus faibles », « le fossé se creuse, surtout pour les sans emplois », « fossé entre la masse et les autres », « les plus démunis sont de plus en plus malheureux alors que les riches font des profits de plus en plus scandaleux ».
La possibilité d’une riposte populaire efficace est mise en doute
La situation est inquiétante. Les personnes interrogées constatent d’ores et déjà le développement de positions de repli, la montée de l’individualisme, du chacun pour soi, la concurrence et la lutte de tous contre tous :
« le malaise s’installe, d’aucuns manifestent leur mécontentement et d’autres, désabusés, se taisent », « repli sur le local et sauve qui peut », « l’aggravation de la situation au niveau social entraîne des comportements individualistes :
« chacun défendra sa propre peau », « la jungle, la stigmatisation entre catégories de salariés ».
En corollaire, peut se développer un phénomène d’explosion sociale incontrôlée, voire un état de chaos :
« la montée de l’individualisme, ça risque d’aller jusqu’à l’explosion sociale », « il risque d’y avoir une explosion sociale », « exaspération et violence grandissante ; ça risque d’être le chaos social, la débâcle totale ».
Au plan politique, la situation semble devoir menacer la démocratie (cela est mentionné plusieurs fois par des cadres moyens, sans autre précision) :
« on va vers la fin de la démocratie », « fin de la démocratie et risque de dictatures dans plusieurs endroits dans le monde ».
Le risque d’une montée du fascisme est aussi évoqué, surtout par les ouvriers, qui craignent que la crise fasse le lit d’une radicalité qui ne serait pas favorable aux travailleurs :
« sous couvert de changement radical, voire de “révolution”, il y a des opportunismes de tous poils », « même [le risque] de la fascisation », « ça risque, la montée du fascisme ».
Tous s’inquiètent de la montée en puissance des guerres, qui leur semble inévitable :
« il va y avoir de plus en plus de guerres et de racisme », « développement de guerres », « de plus en plus de conflits et de guerres », « les conflits entre puissances vont devenir plus violents qu’ils ne le sont maintenant ».
Cette montée des risques suscite un sentiment de peur, d’autant que les guerres paraissent incontournables à la lumière de l’expérience historique:
« ce que je pense fait peur et me fait peur. Par le passé, les grandes crises ont mené à la guerre, je crains pour l’avenir ».
Le danger de l’extension des champs favorables à la guerre est posée comme suite inévitable de la crise générale du capitalisme. On en attribue la cause à la concurrence internationale, à la recherche croissante de nouveaux marchés pour les capitalistes, à la lutte pour le repartage de ces marchés et des sphères d’influence entre puissances impérialistes :
« l’aggravation de la crise en crise souveraine va aller jusqu’au conflit mondial », « je n’exclus pas des conflits armés dans les quatre à cinq ans pour l’accès aux ressources énergétiques, à la terre pour nourrir la population ».
La montée en puissance de pays émergents, notamment en Asie, constitue un élément de plus aggravant la rivalité entre les différentes puissances :
« il va y avoir des changements radicaux dans les années à venir: les pays du Sud vont émerger et cela va entraîner de nouveaux conflits », « au niveau international, c’est et ce sera de plus en plus la concurrence et la guerre: les pays émergents raflent les marchés, les états Unis veulent garder leur position dominante et l’Europe ne paraît pas en position de lutter ».
On pense cependant, ou on espère, que les guerres inévitables vont advenir ailleurs, sur d’autres continents.
Peut-on lutter dans les conditions actuelles contre toutes ces menaces ?
Dans l’état actuel d’inorganisation des classes populaires, et notamment de la classe ouvrière, il semble difficile pour la majorité de ceux que nous avons consulté d’envisager une alternative réaliste. Le changement de gouvernement, une victoire électorale (de la gauche semble-t-il) est presque toujours considéré comme étant incapable de changer le cours des choses :
« il n’y a pas d’attente à avoir, même s’il y avait des élections », « le changement de gouvernement serait peut-être une solution mais c’est pas sûr ! », « il n’y a pas d’issue à attendre de là (les élections), il n’y a pas de mouvement dans les hautes sphères ».
En dépit des critiques que l’on adresse au Président de la république ou au gouvernement (faute de pouvoir agir sur les causes effectives de la situation), la majorité des personnes interrogées perçoit que le problème est plus général, qu’il affecte l’ensemble du régime capitaliste :
« parce que la crise est internationale », « le pouvoir politique est surestimé :on engueule Sarko mais on ne sait pas si quelqu’un aurait pu faire mieux ».
Dans ces conditions, un sursaut social efficace de défense ne semble pas pouvoir porter ses fruits. Les travailleurs sont divisés, n’ont plus de ressort:
« il faudrait de la solidarité contre les projets politiques », « les intérêts communs devraient primer sur les intérêts de groupe mais cela suppose beaucoup d’honnêteté » , « il faudrait réagir mais les ouvriers sont laminés ».
On envisage seulement des gardes fous contre la dégradation, le rôle de l’état étant à cet égard considéré comme très important, on espère encore qu’il puisse intervenir :
« l’état, c’est quand même le garant ultime de la protection de tous », « l’ état, le pouvoir politique devrait quand même contrôler les choses (les banques) fermement, c’est une volonté politique aussi ».
Mais les missions qui incombent à l’état, aux services publics, ne sont plus remplies :
« si les états luttaient contre les propriétaires privés, nationalisaient les banques et les entreprises, il n’y aurait plus de crise », «on assiste à la faillite des états et au risque d’une crise souveraine qui se traduirait par la privatisation des services publics, des salaires de plus en plus bas et de moins en moins de protection sociale ».
En désespoir de cause, certains, surtout parmi les employés, voudraient pouvoir compter sur « de nouvelles solidarités » pour aider à supporter la situation :
« il faudrait plus de solidarité », « il va y avoir de nouvelles solidarités intergénérationnelles par nécessité à la place des avantages sociaux, des échanges de services », « la solidarité impose de changer radicalement de mode de vie et de consommation pour réduire les inégalités ».
Les uns et les autres sentent néanmoins qu’il n’y a pas vraiment d’issue si on ne transforme pas le système qui produit cette situation et que la seule issue serait un changement radical :
« le système capitaliste est nuisible pour gérer la société, hostile à l’intérêt général », « tout ça ne pourra nous mener qu’à un changement radical de société où l’égalité, la justice et le partage reprendront leurs droits ».
Tout en étant conscients qu’il y a un long chemin à parcourir, « que le grand soir n’est pas pour demain », que les forces sont appauvries et inorganisées « les ouvriers d’aujourd’hui sont laminés alors on n’est pas près de faire la révolution ».
Au travers du pessimisme engendré par la perception de la situation, se fait jour le sentiment diffus qu’il faudrait se préparer pour affronter ces temps difficiles, parvenir à s’unir. Sans bien imaginer comment faire.
***
Dans l’ensemble, les perceptions que ces travailleurs se font de la situation actuelle sont pessimistes. Les perspectives d’avenir semblent sombres, l’inquiétude est grande. Les solutions immédiates envisageables sont considérées comme inefficaces ou difficiles à mettre en œuvre dans les conditions du moment. Face aux dangers qui se manifestent tant dans le cadre national qu’international, le peuple se perçoit comme démuni. Toutefois, la compréhension que beaucoup de travailleurs ont de la situation atteste de la survivance d’une conscience politique et historique, qui peut être mobilisée. On peut par là supposer que s’exprime “en creux” le besoin d’une reconstitution historique de l’unité de lutte, d’une réorganisation politique capable de rendre l’initiative au peuple, et au premier chef à la classe ouvrière, qui supporte toute la société. Il y a aussi claire compréhension que la lutte de classe ne se limite pas aux combats immédiats contre les patrons et le gouvernement, qu’elle a pour enjeu la transformation du régime social, à l’échelle de la société et de l’histoire. Le mouvement populaire a connu de grandes victoires et de grandes défaites historiques, à la suite desquelles il s’est toujours reconstitué. Pour faire face aux dangers de la conjoncture immédiate, pour que les classes populaires cessent d’être réduites à subir ou à agir de façon défensive à des situations sur lesquelles elles n’ont aucune prise, il est ainsi nécessaire de s’inscrire dans une perspective historique. Pour cela le développement de la conscience, la lucidité sur la réalité du monde et sur le but historique, constituent de premiers pas à accomplir sur le chemin qui mène à la reconquête de l’initiative.
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