Témoignage : À propos de la grève à la SNCF
J’ai interrogé deux collègues cheminots travaillant dans une petite équipe de maintenance, lors de la grève contre les atteintes au régime des retraites en décembre 2007. L’un était non-gréviste, l’autre gréviste. Mon but n’est pas de juger l’un ou l’autre, mais de montrer que deux personnes dans une situation analogue peuvent avoir des points de vue distincts, qui conduisent à des comportements différents. Le premier de mes interlocuteurs s’est soumis au jeu des questions, le deuxième s’est exprimé par écrit.
Cheminot non-gréviste
Je n’ai pas fait grève pour une raison personnelle, financière, mais cela n’est pas forcément une excuse. De toute façon, il n’est pas possible de garder les 37 ans et demi de cotisations pour la retraite. Le gouvernement a décidé 40 ans, il ne reviendra pas dessus et nous n’avons pas les Français avec nous. De plus, il n’y a plus assez de cheminots pour financer nos retraites. Ceux qui vont se faire avoir au final, ce sont les patrons de la SNCF, car si on ne peut plus mettre les gens à la retraite d’office, la boîte aura du mal à tenir ses objectifs au niveau des diminutions de l’effectif des équipes.
– D’un point de vue plus général, comment vois-tu la remise en cause des régimes spéciaux et leur alignement sur le régime général?
– Déjà les Français ne voulaient plus les régimes spéciaux, preuve en est, ils ont voté majoritairement Sarkozy qui avait un programme clair à ce sujet, et le but était de mettre tout le monde sur le même pied d’égalité. Enfin égalité si on veut, pour moi il n’y aura jamais d’égalité.
– Selon toi qu’est-ce que l’égalité ?
– (Temps de réflexion) c’est compliqué, je ne sais pas trop répondre. Dans le privé, je n’ai jamais entendu protester sur la durée des cotisations, c’est mon avis qu’ils sont d’accord (ou obligés) pour cotiser 40 ans, voire plus dans l’avenir.
– En règle générale, comment vois-tu l’avenir des ouvriers, des prolétaires ?
– Noir ! Trop de choses à payer, pouvoir d’achat en baisse, trop d’impôts, la vie trop chère. Merci l’euro, car depuis tout est devenu plus cher. Ce n’est pas une Europe sociale, c’est une Europe industrielle.
Cheminot gréviste
J’ai fait grève. En premier lieu je dirais que je suis une personne convaincue, dans le sens que la grève prend tout son sens dès lors qu’il n’y a plus d’alternative de discussion avec le patronat et que le blocage s’impose. Qui dit «discussion» dit «concession» et les concessions durant les décennies passées ont été très nombreuses. La masse salariale du pays en a payé les frais (hausses des salaire minimum, emplois délocalisés, chômage, précarité, stagnation des pensions de retraite, alors que le coût de la vie ne cesse d’augmenter et de creuser l’écart croissant entre les plus fortunés et le prolétariat que nous représentons). Je suis une personne convaincue car la grève est un droit, un acquis, une expression démocratique, libre, forte et fortement représentative et néanmoins juste. Souvenons-nous de 36, des premiers congés payés, fruit de la bataille des ouvriers pour réclamer des droits. Sur la terre du pays de la Déclaration des droits de l’homme, qu’en est-il pour l’homme français d’aujourd’hui ? À subir et tenter de survivre. La cause de notre grève est juste car dès notre entrée à la SNCF, après avoir effectué des tests de connaissance, des tests psycho-techniques en rapport avec la sécurité (importante à la SNCF […] été comme hiver, 24 heures sur 24 et disponibles 365 jours par an, c’est cela le service public). Nous effectuons notre travail pendant un an avant titularisation dans la profession afin de valider l’expérience, le statut. Les statuts sont au cœur du problème. À notre entrée, on a signé un contrat d’accord entreprise–salariés. Revenir sur le droit à la retraite à 55 ans, c’est déchirer ce contrat et en cela, la tolérance zéro ne peut voir le jour. À ce compte-là, pourquoi ne pas réduire les congés payés? etc. La liste pourrait être longue. La grève est une lutte, les médias ne sont pas avec nous, mais nous possédons une réelle identité syndicale qui gêne nos pouvoirs politiques et s’attaquer à notre régime spécial (150 000 agents ce qui représente si peu au regard du nombre total de salariés en France), c’est s’attaquer à un des derniers grands bastions de résistance syndicale. C’est démontré qu’en nous brisant, on brise un peu plus les ouvriers en général. C’est la loi du plus fort et la stratégie paye: aux infos on n’entend parler que des nuisances, les plaintes des usagers, de dégâts, de pertes financières, etc. mais a-t-on entendu la voix revendicative des cheminots qui veulent préserver leur statut ? Les cheminots ne veulent pas de gros gains, juste préserver leurs droits et leurs acquis.
Mon propre point de vue
Au-delà des raisons personnelles invoquées, le premier cheminot pose que le combat est perdu d’avance. En même temps, il prend en compte la dégradation générale de la situation et la difficulté à entraîner le soutien de l’ensemble de la population, surtout quand on ne pose pas une revendication égalitaire valable pour tous les travailleurs. Le deuxième cheminot prend aussi en compte la dégradation de la situation, mais il la pose en rapport avec les concessions auxquelles des syndicats auraient consenti, sans vraiment s’interroger sur la situation d’ensemble des travailleurs dans la période actuelle. En conséquence, il estime que la lutte de classes se réduit un peu à un jeu de “bras de fer”, que le rapport de forces peut être inversé, même sans le soutien d’autres travailleurs. La lutte pour préserver des droits et des acquis particuliers lui paraît bénéfique pour la cause générale des ouvriers.
Pour ma part, j’ai d’abord fait grève un peu par “devoir”, sans forcément maîtriser toutes les données de la situation. Et bien que l’espoir ait été mince, voire inexistant, de faire aboutir la revendication principale des cheminots: maintien du régime de retraite. Quand je dis mince et inexistant, c’est en prenant en considération le contexte historique. La SNCF n’est pas un îlot à part dans la société, il en est de même pour les autres entreprises publiques. Elle subit une série de mesures visant la privatisation, le régime de retraite n’est qu’un aspect de ces mesures. Bien sûr, le privé n’a pas eu à passer par la privatisation, c’est une évidence. Mais les travailleurs du privé ont subi d’autres mesures directes depuis plusieurs années (productivité maximum, salaire au plus bas, chômage, et allongement de la durée de cotisation pour les retraites, sans que le public les soutienne vraiment).
Pour les cheminots, la difficulté c’est que leurs revendications ne dépassaient pas leur cadre particulier, celui de couches particulières, qui ne font pas partie des plus démunies (on a encore les moyens). J’ai fait grève cependant, ne serait-ce que pour dire: non je ne suis pas d’accord avec ces mesures, qui généralisent la dégradation des conditions d’existence des ouvriers et des couches populaires en général. Mais dans ce cadre catégoriel, sans illusion sur son issue, mon implication n’a eu qu’un but (et pour moi aussi il s’agit d’un rapport de forces): peser dans les négociations pour obtenir des mesures qui accompagnent la fin de notre régime de retraite. Il est clair que ce qui est donné aujourd’hui peut être repris demain, tout dépendra de l’évolution de la situation et aussi des «rapports de force» entre capitalistes. Ceux-ci s’affrontent pour se partager le gâteau, non pas parce qu’ils se disent : « quels mauvais coups peut-on jouer au prolétariat », mais parce qu’ils sont engagés eux-mêmes dans une lutte sans merci, au niveau national et international. Parce que, chacun doit faire du profit sur le dos des travailleurs et trouver à évincer le concurrent, sinon il sera éliminé. Ce que l’on nomme « mondialisation », n’est que la généralisation de la concurrence entre capitaux, et de la rivalité entre puissances, la France n’en est pas exclue.
Face à cela, il y a le besoin d’organisation, ou de réorganisation, pour les classes populaires, en essayant de dégager quels peuvent être les buts communs à poser en priorité, car eux seuls peuvent unir.
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