Comment les classes populaires peuvent-elles s’orienter ?
« De lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. Il faut [lui faire voir le bien] qu’il cherche, lui apprendre à connaître ce qu’il veut. » Jean-Jacques ROUSSEAU. « Nous ne disons pas au monde, abandonne tes luttes, ce ne sont que des sottises » « Nous lui montrons seulement pourquoi il lutte véritablement». Karl MARX |
Nous nous trouvons dans une situation historique qui n’est pas bonne. Les classes populaires n’ont pas la maîtrise non seulement de leur devenir personnel, familial, mais aussi collectif. Les années à venir se présentent comme incertaines et il arrive qu’on appréhende le pire : montée des crises, des violences, des guerres, qui partout dans le monde s’aggravent et qui chaque jour sont plus proches de nous.
Dans de telles conditions, il est difficile de voir ce que l’on pourrait faire pour vraiment changer les choses, transformer la situation d’ensemble. Ne voyant pas comment on peut agir, que faire, par où commencer, on en vient à se dire qu’il ne reste plus à chacun qu’à essayer de tirer son épingle du jeu. En même temps, certains voudraient comprendre comment le monde en est arrivé là, voir « la réalité en face ». Comme le disait un militant, rencontré lors d’une diffusion de Germinal : « la lucidité est une forme de résistance ». La reconquête de la lucidité, c’est-à-dire de la compréhension des conditions dans lesquelles on se trouve, et des buts historiques qu’on peut et doit atteindre, constitue un moyen indispensable pour que les peuples reconquièrent l’initiative historique.
Pour pouvoir s’orienter, on a en effet besoin de savoir où on en est et vers quoi on peut se diriger (caractère de la situation historique, sens de son évolution). Les luttes immédiates elles-mêmes (pour trouver, conserver un emploi, avoir de quoi vivre, pour la santé, la retraite…), ne trouveront leur sens que si l’on parvient à les situer par rapport à cette « ligne » qui va de la situation actuelle aux perspectives historiques possibles.
La lutte des classes se déroule à l’échelle de l’histoire
On a souvent l’idée que la lutte de classes se limite au combat immédiat entre les ouvriers et les patrons, ou entre les classes populaires et le gouvernement. On pense cette lutte un peu comme un jeu de « bras de fer », un simple « rapport de force », plus ou moins statique, sans le mettre en rapport avec les conditions historiques d’ensemble. Le combat immédiat est bien un aspect de la lutte de classes, mais celle-ci évolue sur plusieurs siècles, avec des périodes d’avancées et de reculs généraux, de victoires partielles, de défaites, de périodes de retraite – en bon ordre ou en pagaille. Il en fut ainsi en France pour la lutte de la classe bourgeoise contre les féodaux, qui s’est étendue sur plusieurs siècles avant la Révolution française, et au cours de laquelle cette classe a connu des moments de progression, de régression, d’organisation, de désorganisation et de réorganisation.
Pour ce qui touche à la lutte entre classes de la société moderne, on doit constater que le mouvement populaire subit aujourd’hui, depuis la fin de l’Union Soviétique, le contrecoup de la défaite du socialisme et des perspectives qu’il offrait. Au plan économique, cette défaite a entraîné une aggravation des conditions de vie et de travail des classes populaires dans tous les pays, elle a eu aussi des répercussions au plan politique sur les orientations que ces classes pouvaient projeter et sur leur organisation. Certes, des mouvements de colère, des révoltes, se manifestent contre la régression sociale, mais elles sont souvent impuissantes ou aboutissent à diviser plus encore le peuple. Dans la situation de désorientation politique actuelle, ces colères et ces révoltes risquent d’être manipulées, ou le sont déjà, comme ce fut le cas au moment où se développait le fascisme. La clarté dans les orientations se révèle ainsi plus que jamais indispensable. Sur cette base, les classes populaires pourront se réorganiser, reconquérir leur force historique. En se réorganisant elles pourront aussi mieux combattre au quotidien.
Les classes populaires ne sont pas inertes, des combats sont aujourd’hui menés (on l’a vu récemment pour le maintien des « régimes spéciaux », pour l’abrogation de la loi de réforme des Universités, etc.). Mais ces combats ne se font pas le plus souvent dans le sens de l’unité. Chaque catégorie, même si cela n’est pas illégitime, a tendance à défendre son intérêt particulier, sans le situer concrètement par rapport à celui d’autres catégories, par rapport au bien commun. Il arrive aussi que ceux qui sont dans la capacité de combattre, reprochent à ceux qui ne le sont pas (situations précaires, crainte du chômage), d’être « dépolitisés », sans conscience politique. La division des forces populaires tend ainsi à s’accroître, quelles que soient les bonnes paroles proférées sur la « solidarité » de tous (Voir dans ce numéro l’article : « Pourquoi je ne m’intéresse pas, ou plus, à la politique »).
Le désintérêt pour la politique n’a pas pour cause première « l’individualisme », la baisse de conscience, comme on le dit souvent, il est lié à l’idée que la politique aujourd’hui « n’apporte rien », ou ne sert que ceux qui s’en occupent, ou encore qu’elle nous entraîne dans une mauvaise direction. La première cause de la dépolitisation dont on fait grief aux classes populaires, est l’absence de perspective commune, la désorientation. La reconstitution de perspectives (dans l’ordre du possible historique), est ainsi aujourd’hui une tâche essentielle. Et en la matière, il ne s’agit pas de se borner au futur immédiat, ni de se contenter d’émettre de simples souhaits, ou encore de se centrer sur les besoins et revendications de catégories particulières.
Où on en est : le développement des contradictions internes du capitalisme
On l’a dit au début de l’article, rien ne va plus aujourd’hui. Et ce n’est pas conjoncturel. Après une relative embellie d’un peu plus d’un quart de siècle (années 1945 à 1970) – succédant à la réaction fasciste et à une guerre mondiale – un mouvement de régression s’est amorcé à partir des années 70. En France, le capitalisme en est revenu progressivement à sa logique « normale », qui est d’exploiter sans retenue le travail, de chercher le profit maximum, de mener la guerre contre ses concurrents. Ce qui ne lui permet pas de se soucier outre mesure du sort des travailleurs. Les digues qui le contraignaient à mettre en veilleuse cette « logique », et a concéder quelques miettes des richesses sociales aux classes populaires, se sont effondrées. Ces digues étaient l’existence d’un camp socialiste et les perspectives qu’il offrait, mais aussi l’organisation politique des peuples, dont il ne reste plus que des vestiges. (Voir dans ce numéro l’article sur la notion de « Mondialisation ») .
La lutte de classe toutefois ne s’est nullement arrêtée avec l’affaiblissement, puis la fin de la première expérience socialiste. Mais l’initiative historique des classes populaires a été suspendue. Cela a entraîné une régression dans l’ensemble du monde, le retour en force des rivalités entre puissances, de leurs affrontements plus ou moins « pacifiques », auxquels participent aussi des classes de type féodal. Aujourd’hui plusieurs spécialistes, se préoccupent de la possible survenue, dans un futur relativement proche, d’une crise économique mondiale (du type de celle de 1929), qui aurait des effets encore plus larges et plus dévastateurs, et qui pourrait conduire à une conflagration à l’échelon planétaire.
De tels éléments peuvent se présenter comme désespérants, mais ils signalent aussi la fragilité du régime capitaliste et la perte de sa légitimité historique. Au plan mondial, deux tendances se dessinent : aggravation des contradictions capitalistes et leurs effets destructeurs pour les peuples, et, développement des conditions d’une transformation sociale possible. Dans une émission radio, un commentateur se posait récemment la question : « le capitalisme a-t-il encore des ennemis ? ». À cette question, on peut répondre que, même lorsque les classes populaires sont momentanément battues, le capitalisme est son propre ennemi, de par les contradictions internes qui le minent. C’est pourquoi il secrète, comme l’indiquait Marx, son propre « fossoyeur », les classes prolétaires, qui seules peuvent libérer toute la société en résolvant les contradictions destructrices de ce régime.
Les dangers de la situation de crise capitaliste
À l’échelle de l’histoire, l’aggravation des contradictions internes du régime capitaliste prépare les conditions de sa transformation générale, l’instauration d’un régime socialiste. Mais une telle aggravation recèle aussi de grands dangers, surtout lorsque les classes populaires sont désorganisées et divisées. Dans ce vide politique, la place est laissée libre pour des mobilisations trompeuses : mise en avant de luttes catégorielles ou pour des regroupements déniant les clivages de classes (« communautés », ethnies, religions, « quartiers ») ; exaltation de révoltes sauvages allant à l’encontre du bien commun. Ces combats ne se positionnent pas sur le terrain des classes populaires, mais servent le combat des classes exploiteuses, modernes ou anciennes.
Nous sommes dans cette situation dangereuse, qui à certains égards rappelle les conditions de développement des mouvements fascistes dans les années 30. Et cela se déroule maintenant à l’échelon du monde. Dans cette situation de crise et de division, qui met en effervescence des catégories sociales disparates, déboussolées, certains faux prophètes, se proposent aujourd’hui, comme dans le fascisme hier, d’exciter, chauffer à blanc « tous les mécontentements », ce qui s’oppose à la construction d’un projet d’union des forces autour de perspectives d’ensemble.
Le danger est d’autant plus grand qu’il se présente masqué. Depuis des années, la régression politique et dans les idées, s’est infiltrée sans dire son nom, se présentant sous l’angle de contestations radicales mais qui s’opposent aux intérêts d’ensemble du peuple (des idées d’extrême droite ont ainsi été recyclées à l’extrême gauche). Face à ces fausses perspectives, aucune force politique ne semble mettre en avant les perspectives communes des différentes catégories populaires. (Voir dans le numéro précédent l’article portant sur les conditions historiques et politiques d’instauration du fascisme)
Le « tabou » des perspectives historiques
Si l’on considère la situation présente à l’aune de l’histoire, on s’aperçoit que la défaite subie au plan mondial par les classes populaires, ne signifie pas que les perspectives qui avaient commencé à se réaliser dans une grande partie du monde, n’aient plus d’avenir. Si l’on examine les proclamations des différentes organisations qui se réclament du socialisme ou du communisme, on a l’impression cependant que, par crainte d’évoquer le passé soviétique, il existe un « tabou » dès qu’il s’agit d’évoquer la possibilité d’instauration d’un régime socialiste [1]. Le reniement du passé obture l’avenir. La déconsidération de l’expérience soviétique condamne les aspirations des prolétaires, ceux d’aujourd’hui, mais aussi ceux qui ont lutté au XIXe siècle, au moment de la révolution de 1848, de la Commune, de la Révolution soviétique et même de la Révolution française.
Certes, du point de vue de toutes les classes réactionnaires, la condamnation du socialisme est après tout un procédé normal. Cette condamnation n’est pas nouvelle, elle se manifestait déjà au moment de la révolution de 1848, et a toujours visé à détruire l’espérance populaire. Mais il est moins normal que les organisations censées défendre le peuple, aient emboîté le pas de leurs adversaires dans cette campagne d’intimidation.
Il est vrai que la première expérience socialiste s’est déroulée dans des conditions particulièrement difficiles, dans un pays économiquement et politiquement très en retard, à peine sorti du Moyen Âge, et pour certaines parties du pays encore féodal, voire lié à des structures tribales. Dans ce contexte difficile, le formidable effort d’édification du socialisme dut s’effectuer en ayant à faire face aux attaques incessantes, directes et indirectes, de toutes les puissances capitalistes, et aussi de leurs alliés, les classes féodales. On peut comprendre que dans ces conditions, certaines libertés et valeurs démocratiques bourgeoises modernes, n’aient pu pleinement se développer, et que des mesures coercitives aient dû être exercées à l’encontre des classes qui voulaient rétablir l’ordre ancien. Tout cela doit être analysé historiquement. On peut néanmoins déjà établir que l’expérience soviétique eut un impact mondial considérable, que s’ouvrit avec elle toute une époque d’émancipation pour des peuples coloniaux et semi-coloniaux, et que dans les centres impérialistes elle contraignit les classes au pouvoir à accorder quelques avantages aux travailleurs, avantages qui sont aujourd’hui remis en cause.
Tracer une ligne claire : de la situation actuelle à un avenir possible
Pour résoudre les contradictions insolubles du capitalisme, qui périodiquement aboutissent à des convulsions générales (crises, guerres d’envergure mondiale, fascisation), il n’existe historiquement pas d’autre mode de résolution que l’instauration d’un régime socialiste. Et le capitalisme au plan économique crée lui-même certaines des conditions d’instauration de ce régime.
Le passage du capitalisme au socialisme ne peut cependant s’opérer spontanément, dans n’importe quelles conditions, à n’importe quel moment de l’histoire. S’il n’est pas possible aux classes populaires d’agir sur l’ensemble des données qui rendent cette transformation possible, elles ont la possibilité d’agir au niveau qui dépend directement des sujets humains, le niveau politique. À ce niveau politique, on se trouve à une croisée des chemins. Une même situation peut conduire à des évolutions différentes, selon les orientations qui seront dessinées. Faute d’orientation juste, la situation de crise, l’irruption chaotique des mécontentements, l’exacerbation des rivalités entre puissances impérialistes, peut conduire à une aggravation de la réaction, à un abaissement massif de la conscience, à un processus de fascisation, qui semble déjà bien entamé en plusieurs parties du monde.
Pour que la situation évolue favorablement pour les classes populaires, celles-ci doivent reconquérir une orientation indépendante de lutte, sur leur terrain, et non celui des classes, modernes ou archaïques, qui les exploitent et les oppriment partout dans le monde. Seule la reconquête d’une orientation indépendante, visant l’émancipation de toute la société, leur permettra de s’unifier historiquement. Pour ce faire, le sens de l’histoire doit être ressaisi sur l’axe passé – présent – avenir. On doit dans cet objectif, rétablir les apports de l’expérience socialiste, analyser quels furent les obstacles rencontrés, leur nature, mais aussi le pourquoi de la situation de régression actuelle, et les perspectives historiques qui malgré tout peuvent s’ouvrir pour les classes populaires.
C’est à ce travail que Germinal contribue. Et, bien que déplorant de ne pouvoir proposer de solutions immédiates, ses rédacteurs savent que, sur cette base, le regroupement se fera, même si dans un premier temps, il ne peut réunir que peu de forces. (Les articles sur « Jules Guesde et la création du Parti ouvrier français » et sur les débuts du parti bolchevique en Russie, attestent qu’il en est ainsi aux premiers moments d’une réorganisation politique d’envergure.)
- 1. Les propositions faites par les diverses organisations politiques ne se trouvent même pas au niveau de ce qu’elles étaient il y a plus de 150 ans, au cours des années qui avaient précédé et préparé le mouvement révolutionnaire de 1848.↵
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