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Une organisation d’artisans et petits entrepreneurs

Cet article présente des données concernant l’historique de l’organisation de l’Union Professionnelle des Artisans (UPA). Depuis octobre 2016, l’UPA, en association avec l’UNAPL, est devenue l’U2P (Union des Entreprises de proximité), qui regroupe 2,5 millions de petites entreprises.

 

La publicité « L’artisanat, première entreprise de France », puis les affiches « SACRIFIÉ » en lettres blanches sur fond noir, ont fait connaître en 2013, les revendications de ce secteur, souvent mal considéré par une partie de l’opinion éclairée, sous l’étiquette réductrice de « poujadiste » qui le disqualifie d’emblée. Dans une société régie par le marché, les artisans (et petits entrepreneurs) veulent une compensation pour les inégalités résultant de la taille des entreprises, des statuts égaux, qui ne sortent pas de la loi commune. Nous avons voulu en savoir plus sur ceux qui n’ont guère de relais médiatique, ne recourent pas à des actions coup de poing ni ne possèdent de symbole bien reconnaissable, comme les Bonnets Rouges. 

 

Selon Henri Rouilleault,

 

L’union professionnelle des artisans (UPA) est créée en 1975 par trois organisations du bâtiment, des services et de l’alimentation, avec la volonté de faire entendre les préoccupations de ces entreprises, de devenir l’un des partenaires sociaux, tout en refusant une démarche de type poujadiste comme celle du CID-UNATI. L’UPA sera reconnu comme représentatif, après une enquête de représentativité menée par le ministère du Travail, avec l’aide de Martine Aubry, conseillère de Jean Auroux, en 1983. Elle finira par accéder pleinement à la négociation interprofessionnelle, comme troisième organisation interprofessionnelle d’employeurs, avec l’appui de Philippe Séguin en 1988 qui constatera que le CNPF et la CGPME n’ont pas fait la preuve de leur représentativité dans l’artisanat, et de Jean-Pierre Soisson qui débloquera l’extension de l’accord interprofessionnel sur la formation professionnelle continue signé en mars 1985 par l’UPA et les confédérations syndicales  [1]. 

Nous avons consulté la prose de cette Union Professionnelle Artisanale, instigatrice du mouvement « Sacrifiés mais pas résignés » de novembre 2013, notamment son livre blanc Penser autrement. Les propositions des représentants de l’artisanat et du commerce de proximité, publié en janvier de la même année, plan d’ensemble sur la base de données d’enquêtes régulières, qui dépasse une prise de position catégorielle bornée.

Cette classe intermédiaire liée à la production marchande (artisans-commerçants) non seulement exprime à travers ses porte-parole une conscience claire d’elle-même, mais aussi propose une vision d’ensemble de la société et de la manière dont elle souhaite la voir gouvernée. Alors que chez les Bonnets Rouges les revendications sociales avaient été vite détournées sur le terrain de la “culture bretonne”, les artisans et commerçants, demandent un cadre national à même de garantir l’égalité de traitement et de les protéger de la concurrence à l’intérieur comme à l’extérieur de la France.

On peut se poser des questions sur la représentativité d’une telle association. Le vote n’étant pas le seul critère, il faut examiner dans quelle mesure ils expriment les préoccupations de ceux au nom desquels ils se prononcent. Dans leur livre blanc, ils écrivent au nom « des 1 200 000 artisans et commerçants », « des indépendants », et dans des secteurs concrets, « des petites entreprises du secteur industriel », notamment des sous-traitants, à la Conférence Nationale de l’Industrie. Fédérer est un autre mot essentiel : « en fédérant 300 métiers pratiqués par des indépendants, nous nous adaptons en permanence, et cherchons des solutions viables et acceptables par tous ». Il ne suffit pas de se proclamer porte-parole, mais leur texte offre un écho significatif aux plaintes répétés des artisans et commerçants que nous fréquentons tous les jours.

Dans les Cahiers de doléances d’avant la Révolution française, les artisans ou commerçants libres des faubourgs, donc hors des jurandes, pouvaient faire part de ce genre de demandes, dans le sens d’une adéquation entre l’imposition et la contribution à la richesse sociale :

Qu’il soit soumis à la rigueur de l’impôt toutes les maisons qui procurent un revenu effectif ou de pur agrément, et que les autres, occupées par les laboureurs, artisans et marchands des campagnes, se voient exemptes ou du moins très ménagées [2]. 

Deux révolutions plus tard, le socialiste non utopiste François Vidal, accorde dans Vivre en travaillant. Projets, voies et moyens des réformes sociales (1848), plan d’économie socialisée, une place importante à la petite paysannerie et aux artisans. Aux associations volontaires d’artisans, l’État devrait réserver par préférence toutes les fournitures pour services publics, et faire au besoin des avances de fonds [3].

Les révolutions profondes de 1789 et 1848 ont laissé la place à d’autres plus superficielles, mais la crise de surproduction actuelle est bien un fait : depuis 2008, faute d’acheteurs solvables, 60 000 entreprises artisanales ferment chaque année – certes, des dizaines de milliers d’autres se créent, mais pour combien de temps ; par ailleurs, la taxation est lourde et multiple ; on déplore une « régression », une « stagnation », la « faible croissance », en deux mots une « dépression légère mais permanente ». Au nom de l’égalité, l’UPA demande que les entreprises artisanales puissent bénéficier des mesures de relances applicables aux plus grandes entreprises. Fait remarquable de leur discours, la crise n’apparaît ni comme imprévisible, ni comme passagère, mais comme liée au mode de production ; au contraire, elle « a mis en lumière », « est venue révéler […] les dysfonctionnements de notre économie », « des déséquilibres structurels et des inégalités ». 

L’UPA revendiquait un rôle social central de l’artisanat, avec pour arguments : le nombre de 1,2 millions d’entreprises, de 3 millions de salariés soit 1/5 des effectifs du secteur marchand, de 4 millions d’actifs ; la part de la création de richesse nationale (environ 20 %), la proportion des exportateurs (30 %) ; par ailleurs, ils mettent en avant la proximité, le lien social humain, les circuits courts, en accord avec les préoccupations actuelles.

Concurrence généralisée oblige, ils pensent plus à échelle nationale qu’européenne, car la nation est un cadre à même de protéger leurs intérêts, alors que l’Europe a le marché libre et sauvage pour seule raison d’être. En effet, selon un sondage commandé par leurs soins, 66 % des artisans et commerçants « pensent que les réponses aux difficultés économiques doivent plutôt venir du cadre national » [4]. Leurs demandes sont en conséquence : « Nous cherchons à créer un cadre juridique, social, économique et administratif adapté » aux « indépendants » « et propice à leur développement », « un cadre social cohérent, attractif et protecteur des chefs d’entreprise ». 

L’État a un rôle à jouer, à redéfinir dans l’action publique; la redistribution des compétences (État, région) doit être achevée une fois pour toutes, ainsi « la puissance publique pourra être encore présente sur les terrains avec quelque efficacité ». Les dispositions étatiques ne sauraient rester lettre morte : droits du conjoint travailleur, Régime Simplifié d’Imposition, décentralisation.

Ce cadre national étatique doit garantir une égalité, rendre à nouveau efficace l’administration publique, débloquer le crédit productif tout en limitant la dette publique. En ce sens, ils sont attentifs à la réforme du statut des entreprises ; à l’accès au crédit et sa pérennité ; l’aide pour la création et l’innovation ; la modification de la répartition des prélèvements ; l’harmonisation des régimes de retraite public-privé ; la simplification administrative ; l’amélioration d’un service public d’orientation des élèves ; l’obligation pour Pôle Emploi à répondre à l’offre de travail de manière adéquate ; il est souhaité « que le pays se fixe rapidement des règles strictes d’équilibre budgétaire et que le recours à l’emprunt soit réservé aux dépenses d’investissement ». Pendant longtemps, en France, et plus en Allemagne [5], le recours à la dette n’était justifié que par ce motif : c’est la perspective d’une création de richesse qui en garantissait le remboursement. Si la majeure partie de l’emprunt est destinée à financer soit le fonctionnement de l’État soit le remboursement de la dette, le pays court un risque. La croissance étant quasi nulle, la politique que menait Calonne avant la Révolution[6], comme celle de nombre de gouvernements contemporains, ne nuit pas aux seuls intérêts des artisans mais de toute la nation. 

Le cadre national, l’intervention étatique, permettent d’une part, c’est évident, la défense de leurs intérêts de classe (baisse du coût du travail, fourniture de main d’œuvre par l’école et l’ANPE, modification du taux d’imposition, des cotisations, etc.). Selon eux, les sources de financement en vue de la reprise sont nombreuses. On prend d’abord à l’ensemble, à la nation, à travers un fonds pour la création, la reprise et la modernisation des entreprises ; à travers le renforcement d’une différenciation entre les dépenses qui relèvent de la solidarité nationale – et donc financées par l’impôt – et celles qui relèvent du travail, financées par les cotisations sociales. Les cotisations des allocations familiales, par exemple, ne devaient pas, selon l’UPA, être prélevées sur les salaires. Quand ils réclament plus d’équité fiscale, c’est pour pérenniser les régimes de retraite dans leur ensemble, dans le sens d’une harmonisation progressive des règles entre les secteurs public et privé, et, plus concrètement, d’une validation systématique de quatre trimestres par année travaillée, évidente pour certaines catégories mais pas pour celle des artisans. On prend ensuite aux « tricheurs », à ceux qui emploient au noir ; aux gros entrepreneurs, désignés sous la périphrase « autres acteurs de grande taille ». Enfin, les régimes exorbitants du droit commun, comme ceux des intermittents du spectacle ou auto entrepreneurs, apparaissent comme injustes à ceux qui ne bénéficient pas des mêmes prestations ou exemptions. Le fait que les salariés et entreprises du privé assument financièrement, via les charges sociales, les politiques de soutien au monde de la culture ou aux régimes spécifiques comme ceux des auto entrepreneurs pose problème, comme le dit ce texte, écho des propos de nombreux indépendants.

Le corollaire de toutes ces remontrances est le rejet de toutes les formes de concurrence déloyale, qui induit une « distorsion de concurrence ». La sous-traitance aggrave une asymétrie déjà existante entre grandes et petites entreprises. S’y ajoute l’exclusion de l’artisanat des plans de relance applicables aux entreprises majeures, ce qui semble injuste si on considère la part des indépendants dans l’économie. Dans le même sens, on réclame une compensation des inégalités de taille entre les entreprises pour l’accès aux marchés publics, à l’administration et à la gestion, pour le taux d’imposition, à échelonner en fonction du ratio chiffre d’affaire/effectifs (une petite entreprise est proportionnellement bien plus taxée qu’une grande).

De telles positions ont bien entendu leurs limites. On ne trouvera pas ici d’explication des causes du chômage. Cependant, l’avantage de ce genre de positions est qu’il met en lumière certaines contradictions et impasses liées à la concurrence effrénée. Les solutions proposées demeurent dans le cadre du mode de production capitaliste, moyennant une puissance publique protectrice de leurs intérêts, lésés par la concurrence de plus gros qu’eux. Sur une telle base, deux sorties peuvent apparaître : le corporatisme ou l’association.

On peut considérer qu’il existe de nombreux points communs entre les revendications des associations patronales, petites et grandes (MEDEF, CGPME, UPA). Tous souhaitent une baisse des coûts salariaux, une plus grande souplesse pour embaucher et licencier (fluctuations du marché), une formation plus professionnalisante, ce qui leur vaut la critique de nombreux syndicats. Ceci étant posé, tous les “entrepreneurs” ne sont pas placés de la même façon dans la concurrence internationale, et tous ne bénéficient pas du même appui gouvernemental. La création de l’UPA est venue remplir un vide laissé par le MEDEF et la CGPME, et des contradictions apparaissent entre eux.

L’UPA insiste sur son rôle de lien social, car la plupart des artisans ont un marché de proximité. On voit le lien entre économie marchande et mise en relation des membres de la nation. Tout en revendiquant un statut local, l’Union voit parfaitement les problèmes liés aux marchés mondiaux. Elle demande donc la protection de l’État, de la puissance publique, contre les plus grosses entreprises françaises et étrangères, avantagées selon elle pour l’accès aux marchés publics.



Notes    (↵ Retourner au texte)
  1. 1. Henri ROUILLEAULT, Où va la démocratie sociale, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2010.
  2. 2. “Cahier de doléances de Montrouge”, 13 avril 1789, article 12, in Archives parlementaires de 1787 à 1860, Paris, Librairie Administrative Paul Dupont, 1879, p. 737.
  3. 3. François VIDAL, Vivre en travaillant. Projets, voies et moyens des réformes sociales (1848), Centre de Sociologie Historique, 1997.
  4. 4. « Enquête sur les élections européennes. Le message des chefs d’entreprise de proximité aux eurodéputés », communiqué de presse du 18 mai 2014 consultable sur le site de l’UPA
  5. 5. Jacques GROSCLAUDE, « La dette publique en R.F.A. », in Robert HERTZOG (dir.), La dette publique en France, Economica, 1990.
  6. 6. Calonne, contrôleur des finances de Louis XVI, avait choisi en 1783 de recourir à l’emprunt pour continuer de verser les prébendes royales et sauver ainsi sa clientèle politique, avant de se voir rattrapé par la banqueroute de l’État.

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