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Note de lecture

«  Il y a en Ukraine des intérêts impériaux, pas seulement de l’Empire russe, mais des empires des autres parties [du monde]. C’est le propre d’un empire de mettre les nations au second plan  ».
«  En un peu plus de cent ans, il y a eu trois guerres mondiales  : 1914-18, 1939-45, et celle-ci, qui est une guerre mondiale. Elle a commencé par bribes et maintenant personne ne peut dire que ce n’est pas une guerre mondiale  ».
«  Les grandes puissances sont toutes liées. Et le champ de bataille, c’est l’Ukraine. Tout le monde s’y bat  ».
Pape François (11 mars 2023)

 

Détacher l’Ukraine de la Russie, démanteler son espace stratégique
Pour les USA, un objectif vieux de plus de trente ans

 

 

I – Zbigniew Brzezinski – le Grand échiquier, (1997)

 

L’effondrement de l’URSS a créé dans l’espace post-soviétique un vide politique au cœur même de l’Eurasie. Ce trou noir «  doit être comblé  » estime Zbigniew Brzezinski en 1997.

Pour ce faire, un “pluralisme géopolitique” doit être instauré sur le continent eurasiatique, par une redistribution des zones d’influence, en partie celles de la Russie. Vis-à-vis de cet État, l’idéal serait de soustraire à son emprise, ses zones méridionales et surtout, à l’Ouest, l’Ukraine.

«  Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire en Eurasie.  »

«  La défaite et la chute  » de l’Union soviétique n’ont pas suffisamment amoindri la puissance russe. La Russie non communiste, même ayant perdu de sa superbe, se présente encore – davantage que ses “alliés” européens ou japonais – comme un adversaire potentiel, dont, dès maintenant, il convient de limiter les ambitions, ceci au moyen de repartages pluralistes, au profit de puissances comme l’Allemagne, la Turquie, voire même l’Iran et la Chine, sans pour autant refuser à la Russie une “sphère de déférence”.

La question de la libération, depuis la fin de l’Union soviétique des appétits des nouveaux-anciens compétiteurs globaux, ceux qui se préparent à être Califes à la place du Calife, n’a pas pu être prise en compte pour l’heure selon Brzezinski, en tant qu’éléments essentiels de la nouvelle donne. Une fois le péril commun conjuré, il n’ignore pas que la fin de la “bipolarisation du monde” [opposition entre capitalisme et socialisme, et pas seulement conflits entre puissance] a rouvert la voie à une reprise de la rivalité entre puissances à vocation mondiale situées dans le seul “camp” de l’économie capitaliste, comme il en était le cas avant la première guerre mondiale et l’édification d’un régime socialiste.


Remodelage pluraliste à l’Ouest de la Russie et dans les Balkans eurasiens

Après la défaite de l’URSS «  la Russie a cessé, en un temps record, de contrôler un vaste empire territorial  ». Elle a perdu son accès à la Mer baltique, à la Mer noire, ainsi que la maîtrise de la Mer Caspienne. Trois options géostratégiques sont alors apparues selon Brzezinski  : le partenariat (irréaliste) entre pairs avec l’Amérique pour le contrôle du monde, l’intégration des voisins proches avec développement des liens économiques, la recherche d’appuis en Eurasie, tendance anti-occidentaliste.

N’ayant plus les moyens de contrer l’hégémonie américaine, ni d’influencer l’Europe (par un jeu sur les cartes française ou allemande), la Russie, à condition de se démocratiser, devrait se rattacher à l’Europe, seule «  perspective géostratégique réaliste  ». Elle devrait en conséquence ne pas s’opposer à l’extension de la “communauté euro-atlantique” et reconnaître pleinement l’existence séparée de l’Ukraine (une «  Ukraine indépendante  » serait en outre appréciée par l’Allemagne et la Pologne).

«  Plus vite la Russie se tournera vers l’Europe, plus tôt le trou noir eurasien sera comblé par une société moderne et démocratique.  »

L’Amérique pourrait dans la foulée renforcer des liens de coopération, notamment militaires avec l’Ukraine, et profiter des opportunités de pénétration en Azerbaïdjan.

Une politique géostratégique raisonnable de la Russie aurait d’insignes avantages, pour ce qui touche à la région dénommée “Balkans eurasiens”, composés des pays qui s’étendent de la Géorgie au Nord-Ouest de la Chine, du Kazakhstan à l’Iran, riches en pétrole, gaz et or. Ils constituent des enjeux directs pour la Russie (vers le Sud), pour la Turquie (vers l’Est), pour l’Iran (vers le Nord). La Chine est aussi partie prenante dans ces enjeux, ce qui l’oppose à la Russie, mais peut l’amener à des formes d’alliances avec la Turquie et l’Iran.

«  L’intérêt géopolitique général de la Chine va donc à l’encontre de la position dominante que cherche à atteindre la Russie, mais s’accorde avec les aspirations de la Turquie et de l’Iran.  »

Par rapport aux divers prétendants au contrôle de la région,

«  le principal intérêt de l’Amérique, est donc de s’assurer qu’aucune puissance unique ne prenne le contrôle de cet espace géopolitique et que la communauté mondiale puisse y jouir d’un accès économique et financier illimité.  »

En ce sens il faut empêcher «  la Russie d’avoir la suprématie  ». Par contre, certains États de l’ancienne URSS «  méritent tout le soutien possible de la part des États-Unis  », le Kazakhstan devant toutefois bénéficier d’un «  soutien international prudent  ».

La Russie, puissance maintenant défaite, doit choisir une voie post-impériale, «  au lieu de déployer de vains efforts afin de recouvrer le statut de grande puissance  ». Cela doit la conduire à retirer ses troupes des frontières, démilitariser Kaliningrad et pleinement s’ancrer dans l’économie de marché. L’élite politique

«  devrait comprendre que la Russie doit avant tout se moderniser. Étant donné son étendue et sa diversité, un système politique décentralisé, fondé sur l’économie de marché, serait plus à même de libérer le potentiel créatif du peuple russe et de tirer profit des richesses naturelles du pays.  »

Décentralisée, la Russie aurait plus de mal à projeter ses «  visées impérialistes  ». Une confédération russe “ouverte”, développant des liens économiques étroits avec l’Europe, les nouveaux États de l’Asie centrale et l’Orient, pourrait comprendre une Russie européenne, une république de Sibérie et une république extrême-orientale. Les États-Unis, en favorisant les investissements américains, les développements régionaux, en établissant une politique de relations avec l’Ukraine, l’Azerbaïdjan et l’Ouzbékistan, saperaient la base des tentatives de reconstitution de l’ancienne entité soviétique.

Là semble aussi se situer le “trou noir” de la pensée de Brzezinski qui ne prend pas en compte les implications durables de ses premières constatations  : la “défaite et la chute” de la puissance soviétique constituent aussi le point de départ d’une trajectoire conduisant à l’instabilité mondiale généralisée, qui, en dernier ressort, menacera aussi la puissance américaine.


L’Europe, tête de pont sur le continent eurasien et les limites d’un espace européen autonome

Dans le souci de démanteler l’immense espace stratégique de la Russie, il faut tenir compte non seulement de ce qui se situe à l’Est de cet espace, mais aussi à l’Ouest, du côté de l’Europe. Les enjeux de l’unification européenne et du choix d’un leadership sur ce continent, ne concernent pas seulement l’Europe de l’Ouest mais aussi l’Est et l’espace central eurasiatique. L’objectif stratégique de l’Amérique en Europe consiste à la constituer en “tête de pont” de la puissance occidentale

«  consolider, grâce à un partenariat transatlantique plus équilibré, sa tête de pont sur le continent eurasien  ».

Les États-Unis doivent pouvoir continuer à maintenir leur contrôle sur cet espace, grâce à l’Europe, mais aussi contre des visées allemandes excessives, outrepassant les limites d’un leadership régional raisonnable. Les États-Unis en ce sens ont à définir clairement avec l’Allemagne les limites de l’Europe, ce qui renforce la nécessité de ne pas opérer de choix définitif entre la France et l’Allemagne, mais plutôt de jouer tour à tour sur l’une ou l’autre des “vues propres” qu’elles poursuivent.

«  Indépendamment l’une de l’autre, la France et l’Allemagne ne sont pas assez fortes ni pour construire l’Europe selon leurs vues propres, ni pour lever les ambiguïtés inhérentes à la définition des limites de l’Europe, cause de tensions avec la Russie. Cela exige une implication énergique et déterminée de l’Amérique pour aider à la définition de ces limites, en particulier avec les Allemands, et pour régler des problèmes sensibles, surtout pour la Russie, tels que le statut souhaitable dans le système européen des républiques Baltes et de l’Ukraine.  »

 

 

II – Russie/Ukraine/Allemagne
Un aspect des projets stratégiques américains. Georges Friedmann (2015)

 

Georges Friedman est le fondateur et PDG d’une société privée américaine, Stratfor, spécialisée dans le “renseignement”, conseillère de banques, de multinationales et surtout de l’Administration américaine. Le 4 février 2015, dans Cartes sur table, soit sept ans avant l’intervention de la Russie en Ukraine, voici ce qu’il déclarait devant le Chicago Council on Global Affairs1, à propos de la stratégie américaine vis-à-vis de l’Europe, la Russie et l’Allemagne.

Ses déclarations exposent sans fards une constante concernant quelques-uns des intérêts stratégiques des États-Unis  : empêcher la constitution de toute puissance qui contredirait leur propre domination, et dans ce cadre isoler la puissance russe en dressant un «  cordon sanitaire entre celle-ci et le continent européen  », suscitant les conditions d’une rupture. Ainsi pourrait être “tenue en laisse” l’Union européenne et plus particulièrement l’Allemagne, la combinaison du capital allemand et des ressources russes étant susceptible de se révéler préoccupante pour la puissance américaine.

Si l’objectif déclaré de la stratégie américaine ne vise pas, du moins explicitement, l’existence même de la Russie, il s’agit bien cependant d’attenter à cette dernière en tant que puissance, lui “faire un peu mal”, ce qui va bien au-delà de la volonté de desserrer les liens économiques avec la puissance allemande.

«  Le fait est que les États-Unis sont prêts à créer un “cordon sanitaire” autour de la Russie. La Russie le sait. La Russie croit que l’intention des États-Unis est de faire éclater la Fédération de Russie. Je pense comme l’avait dit Pierre Lory  : nous ne voulons pas vous tuer, nous voulons juste vous faire un peu mal.  »

«  Nous n’avons pas la capacité d’aller partout, mais nous avons la capacité de, premièrement soutenir diverses puissances rivales afin qu’elles se concentrent sur elles-mêmes, en leur procurant le soutien politique, quelques soutiens économiques, militaires, conseillers, et en dernière option [employer] des mesures de désorganisation. L’objectif des mesures de désorganisation n’est pas de vaincre l’ennemi, mais de le déstabiliser.  »

Après avoir «  déstabilisé l’ennemi  », Georges Friedman recommande aux responsables américains de ne pas – sempiternelle erreur – changer de stratégie  : «  au lieu de nous dire “c’est bon, le travail est fait, rentrons chez nous”, nous nous disons “ce fut si facile  ! pourquoi ne pas y construire une démocratie  ?” Et c’est à ce moment-là que la démence nous frappe  ».

Il révèle sans fards des éléments de la mise en œuvre effective de cette stratégie américaine, et l’axe de celle-ci. Quelques jours auparavant un général américain avait annoncé aux Ukrainiens que les États-Unis allaient leur envoyer des formateurs militaires «  désormais officiellement et non plus officieusement  », et disposer des blindés et de l’artillerie, dans les pays baltes, en Pologne, en Roumanie et en Bulgarie.

«  Ce soir bien sûr les États-Unis l’ont nié, mais les armes partiront bien. […] Les États-Unis ont agi en dehors du cadre de l’OTAN, parce que dans ce cadre n’importe quel pays peut imposer son veto sur n’importe quoi.  »

«  [Par ces actions les États-Unis préparent] l’“Intermarium” de la Mer noire à la Baltique dont rêvait Pilsudski. C’est la solution pour les États-Unis.  » «  Les États-Unis ont déjà joué cartes sur table. C’est la ligne de la Baltique à la Mer noire.  » «  Les États-Unis mettent en place le cordon sanitaire entre l’Europe et la Russie, pas en Ukraine, mais à l’Ouest.  »

Georges Friedman perçoit clairement que, dans le cadre de la mise en œuvre de ce cordon sanitaire, la Russie ne pourra admettre la rupture des liens historiquement noués avec l’Ukraine et quelle ne pourra pas “laisser faire”. Il apparaît qu’il a parfaitement anticipé la situation dans laquelle se trouvera la Russie sept ans plus tard – et donc les suites probables du processus.

«  Pour la Russie, le statut de l’Ukraine représente une menace pour sa survie, et les Russes ne peuvent pas laisser faire.  »

Faisant suite à la “révolution” ukrainienne de Maïdan de 2014, qui fut fortement “encouragée” par la puissance américaine, on pouvait déjà envisager que le processus engagé visant à séparer l’Ukraine de la Russie, puisse conduire celle-ci à la faute, et possiblement à l’engagement d’une guerre contre l’Ukraine. Une telle faute, par voie de conséquence, ne pouvait qu’appeler, au nom du droit et de la démocratie, à une riposte “occidentale”, entraînant une rupture obligée de liens entretenus par la Russie avec les puissances européennes, plus spécialement l’Allemagne.

«  L’intérêt primordial des États-Unis pour lequel nous avons fait des guerres pendant des siècles, lors de la première, de la deuxième, et la guerre froide, a été une relation entre l’Allemagne et la Russie, parce qu’unis, ils représentent la seule force qui pourrait nous menacer, et nous devons nous assurer que cela n’arrive pas.  » «  Pour les États-Unis, la peur primordiale est […] la technologie allemande avec les ressources naturelles russes et la main d’œuvre russe comme la seule combinaison qui a fait très peur aux États-Unis pendant des siècles.  » «  La meilleure façon de vaincre une flotte ennemie est de l’empêcher de se construire.  »

Dans la conjoncture de 2015, il subsistait des éléments de doute quant à la position de l’Allemagne face à la rupture des liens tissés avec la Russie.

«  La question pour laquelle nous n’avons pas de réponse est que va faire l’Allemagne  ?  » «  L’Allemagne est dans une position très particulière […] Les Allemands eux-mêmes ne savent pas quoi faire. Ils doivent exporter, les Russes peuvent acheter. D’autre part, s’ils perdent la zone de libre-échange, ils doivent construire quelque chose de différent.  »

 

 

III – Comment exploiter les vulnérabilités de la Russie
Rapport pour la Rand Corporation – Chicago (2019)*

 

La Rand (ResearchANdDevelopment) Corporation est un think tank sans but lucratif. À l’origine figurait le projet Rand durant la Seconde Guerre mondiale, visant à associer planification militaire avec la recherche et le développement, en lien avec la compagnie d’aviation Douglas. En 1948, ce projet devient indépendant de cette entreprise et son but déclaré est de viser la sécurité et la prospérité des États-Unis. Le développement de l’Union Soviétique avait obligé les Américains à changer de paradigme stratégique, comme on peut le voir dans le livre d’A. W. Marshall, Long-Term Competition with the Soviets  : A Framework for Analysis (1972). Peu après le démantèlement de l’URSS, en 1995, elle avait publié le rapport programmatique intitulé NATO expansion  : the next steps (Expansion de l’OTAN  : les prochaines étapes).

Ce rapport Extending Russia. Competing from Advantageous Ground (titre que l’on pourrait traduire par Écarteler la Russie pour rivaliser depuis un terrain avantageux), publié cinq ans après le Maidan ukrainien, analyse de manière systématique les différentes vulnérabilités de la Russie et leur exploitabilité par les USA, avec les avantages, les risques et leurs chances de succès. Puis propose une série de mesures, qui semblent appliquées à la lettre depuis le début de l’année 2022. Les auteurs ont le mérite d’être très direct dans leur propos qui, quant à sa logique, va dans le même sens qu’un Friedmann ou un Brzezinski, analysés dans ce numéro.

Les mots employés dans le titre ne sont pas anodins. Le verbe anglais «  to extend  » du titre, outre la traduction transparente de «  prolonger, étendre  », peut se traduire aussi par «  étirer au maximum, pousser à la limite de ses capacités  » (Robert & Collins). La préface précise cette idée, en indiquant qu’il s’agit de prendre des mesures «  susceptibles de conduire la Russie à entrer en compétition dans des domaines ou des régions où les États-Unis ont un avantage compétitif, conduisant la Russie à dépasser ses capacités militaires ou économiques ou causant la perte de prestige et d’influence intérieure et/ou extérieure du régime  ». Le but est de lui faire perdre son équilibre (dans l’original, «  unbalance the adversary  », d’agresser ses capacités militaires et économiques (comme verbe ou substantif, le vocable stress est appliqué 12 fois à la Russie, je choisis de le traduire par «  agresser  »).

Le rapport constate que malgré tous ses défauts et à la différence d’autres rivaux, la Russie, dont l’économie dépend de la rente énergétique, et la politique est soumise à l’autoritarisme de Poutine, «  parvient à être un concurrent à part entière (peer competitor) des États-Unis dans plusieurs domaines clés. Même si elle n’est pas la super-puissance qu’était l’URSS, la Russie a gagné en force économique et en poids international sous Poutine et affiche de bien plus grandes capacités militaires qu’aucun pays avec des dépenses de défenses similaires, de telle sorte qu’elle peut exercer son influence sur ses voisins frontaliers  ». La Russie a certes perdu en puissance, mais compte comme avantage «  sa population plus homogène, son territoire plus compact, son économie plus ouverte  ». Le concurrent numéro 1 est bien la Chine, ce qui justifie la neutralisation préalable de la Russie  : «  Certaines mesures pouvant déstabiliser la Russie à faible coût pour les USA risquent d’entraîner des réponses rapides des Chinois qui, en retour, peuvent déstabiliser les USA  ».

La faille principale de la Russie est sa source principale de richesse  : l’énergie. La mesure phare consiste donc, pour les USA, à augmenter leur production énergétique pour inonder le marché de pétrole et de gaz à bas prix, diminuant les revenus des Russes  : «  les USA peuvent adopter des politiques destinées à augmenter la fourniture de pétrole au monde, ce qui en ferait baisser le prix, donc limiterait les revenus russes  ». Développer la capacité des pays européens à importer du gaz d’autres fournisseurs est une mesure à plus long terme. Mais cela ne suffit pas. Les sanctions sont une autre mesure, risquées parce qu’elles dépendent du soutien des autres pays, mais elles sont actuellement à l’œuvre. Enfin, dans le chapitre consacré aux mesures économiques en ce sens, le rapport propose d’aller plus loin, d’«  entraver l’exportation de pétrole et de gaz  », d’ «  imposer des sanctions  » (notamment interdire tout commerce avec la Crimée et, pour les secteurs financier, d’armement et pétrolier, l’exportation de biens, technologie et services) et de «  favoriser la fuite des cerveaux  ».

Les autres vulnérabilités économiques de la Russie exploitables par les USA sont selon ce rapport  : la baisse des investissements directs étrangers, vérifiable depuis 2014  ; la fuite du capital humain utile aux besoins civils et de défense  ; la crise démographique (après une baisse de la population, l’accroissement de la population russe dépasse tout juste 0). Les vulnérabilités politiques, pour leur part, sont  : l’absence de réelle opposition politique  ; l’inertie du système  ; l’absence d’idéologie cohérente. Sur le plan stratégique, ils estiment que la Russie manque d’alliés utiles  ; s’est aliéné l’opinion mondiale  ; pâtit d’un faible cours des marchandises. Mais, remarque le rapport, l’exploitation du manque d’alliés et de l’inimitié mondiale peut se retourner contre eux, car la dégradation des relations avec la Russie peut influer sur leurs relations avec d’autres pays, comme on le voit dans ce tableau (traduction de l’auteur de l’article, p. 42)  :

 

Actuelles vulnérabilités de la Fédération de Russie en matière de politique extérieure

Vulnérabilité Exploitabilité stratégique par les USA Coût potentiel de la stratégie américaine d’expansion pour le Gouvernement russe Impact potentiel de la stratégie américaine d’expansion sur la population russe Potentiel retour de bâton contre les USA et leurs alliés de la stratégie américaine d’expansion
Manque d’alliés utiles Considérable Isolement diplomatique accru Réduction des contacts politiques et culturels avec les Occidentaux et difficultés accrues pour les voyages internationaux Dégradation des relations avec la Russie, tentatives d’intérférer dans la politique d’autres pays
Aliénation de l’opinion mondiale Considérable Isolement diplomatique et économique accru Détresse économique qui risque de toucher les citoyens ordinaires bien plus profondément que les élites Dégradation des relations avec la Russie, tentatives d’intérférer dans la politique d’autres pays
Baisse du prix des marchandises de base entraînant une faiblesse de la «  diplomatie des ressources  » Incertaine mais potentiellement considérable Perte de revenus pour l’État Détresse économique qui risque de toucher les citoyens ordinaires bien plus profondément que les élites La baisse du prix des marchandises de base peut toucher des partenaires stratégiques des USA

 

Le chapitre consacré aux «  mesures géopolitiques  » consiste à provoquer une réaction de la Russie, afin de l’affaiblir militairement. En ce sens, «  fournir plus d’équipement et de conseil militaires pourront la mener à augmenter son implication directe dans le conflit (au Donbass) et le prix payé. La Russie répondra peut-être en montant une nouvelle offensive et en s’emparant d’une plus grande partie du territoire de l’Ukraine  ». Plus précisément, le rapport propose de continuer à «  fournir des armes létales à l’Ukraine  » (depuis 2014, le Congrès américain vote l’aide militaire)  ; à «  augmenter le soutien aux rebelles syriens  » en guerre contre El Assad, allié de la Russie  ; à promouvoir un changement de régime en Biélorussie  ; à exploiter les tensions au Caucase du Sud, bref à réduire l’influence russe en Asie centrale  ; à défier sa présence en Moldavie. Ce plan semble marcher à merveille, à en regarder l’année 2022. Concernant l’Ukraine, il est dit que «  l’extension de l’assistance américaine à l’Ukraine, incluant la fourniture d’armes létales, a des chances d’augmenter pour la Russie les coûts, en sang et en argent, de la conservation de la région du Donbass. Il faudrait à la Russie plus d’aide aux séparatistes, plus de troupes sur le terrain, ce qui conduirait à de plus grandes dépenses, des pertes en équipement et en hommes. Au final, cela deviendrait objet de controverse chez elle, comme au moment de la guerre en Afghanistan  ». Fixer la Russie en Ukraine, la poussant à l’escalade, participe du projet de pousser la Russie au-delà de ses capacités («  Such escalation might extend Russia  ; Eastern Ukraine is already a drain  »). À cette fin, le rapport propose un renforcement des capacités militaires des trois armes, ainsi qu’une augmentation des effectifs américains et de l’OTAN en Europe  ; plus d’exercices militaires de l’OTAN sur ce continent  ; le retrait américain du traité de non-prolifération nucléaire (FNI signé en 1987). En complément, la propagande n’est pas absente des propositions  : on propose de jouer sur la légitimité du régime, l’environnement interne  ; de priver la Russie de ses soutiens intérieurs et extérieurs en jouant sur la corruption, les protestations non-violentes.

Comme ce rapport le montre, les USA ont une stratégie cohérente d’isolement et d’affaiblissement de la Russie, prélude à des affrontements plus consistants avec les principaux rivaux économiques et militaires.


 

1. Le Chicago Council of Global Affairs joue un peu le rôle d’une CIA parallèle.

 

* James Dobbins, Raphael S. Cohen, Nathan Chandler, Bryan Frederick, Edward Geist, Paul DeLuca, Forrest E. Morgan, Howard J. Shatz, Brent Williams, Extending Russia. Competing from Advantageous Ground, rapport pour la Rand Corporation, 2019.

https  ://www.rand.org/pubs/research_reports/RR3063.html

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