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Les éducateurs du peuple : Jean-Jacques Rousseau. Première partie : Petite biographie

Première partie : Petite biographie

L’année 2012 est celle du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau.
Pour célébrer ce tricentenaire, on se centrera dans ce numéro sur la biographie de Rousseau. Dans le numéro suivant, on s’intéressera de façon plus détaillée à sa pensée politique.

Né le 28 juin 1712 à Genève, Rousseau meurt en 1778 à Ermenonville, onze ans avant le début de la Révolution française dont il avait pressenti l’avènement.

Nous approchons des temps de crise et du siècle des révolutions, écrivait-il dans l’Émile en 1762.

Nombre de protagonistes de cette révolution se réfèreront à sa pensée pour légitimer leur propos. Et bien que certains aient alors trahi cette pensée, d’autres, tels Robespierre, s’en inspireront pour défendre les visées historiques du peuple.

Le parcours de Rousseau est exceptionnel et remarquable, riche en rebondissements, parfois en paradoxes, à l’image du xviiie siècle, son siècle, tout aussi étonnant, qui débute en France par la Régence, le règne de Louis XV, et se termine par la grande Révolution, qui met fin aux privilèges de la noblesse et aux vestiges des formes féodales. Dans ce siècle Rousseau fut un personnage important, auteur, entre autres œuvres, du Contrat social, qui devait connaître une longue postérité au-delà même des frontières de la nation.

Théoricien de la souveraineté du peuple et des conditions de son institution, Rousseau a fourni aux classes populaires les ressorts théoriques leur permettant de poser la maîtrise de leur devenir. Ses idées jugées irréalistes et surtout subversives furent interdites [1], censurées, critiquées [2], pillées, le sens de ses mots détournés, processus qui commença dès le xviiie et se poursuivit au cours des siècles suivants. Actuellement encore, on assiste à un vandalisme systématique et à une falsification de sa théorie politique par certains philosophes [3]. L’obscur petit apprenti graveur, plusieurs fois vilipendé, n’en est pas moins devenu une figure tutélaire de la Révolution française et d’autres révolutions du xixe et xxe siècles dans le monde, et un inspirateur du droit politique moderne.

Comment Jean-Jacques est-il devenu Rousseau, comment peut-on expliquer cette évolution hors du commun ? L’histoire de sa vie fournit quelques éléments de réponse. On évoquera l’homme, son caractère, ses rencontres, en relation avec le contexte historique, en s’intéressant aux rapports tumultueux qu’il a entretenu avec sa ville natale, Genève, comme avec le siècle des “Lumières” et l’appréciation originale qu’il a porté sur les philosophes de ce siècle.

Les années d’apprentissage

Rousseau, on l’a dit, a vu le jour à Genève. Les premières expériences de sa vie sociale sont liées à cette ville et aux contradictions sociales et politiques qui existaient en son sein. Jean-Jacques descendait par sa mère Suzanne de la famille Bernard, qui occupait une position notable à Genève et bénéficiait d’une honnête aisance. La fortune d’Isaac Rousseau, son père, était plus modeste. Né en haute ville, patricienne et bourgeoise, Jean-Jacques, à la suite du décès de sa mère à sa naissance, dut à l’âge de deux ans, accompagner son père, horloger, dans le faubourg industrieux de Saint-Gervais, quartier d’artisans et de marchands. Dès son plus jeune âge, il est associé à ce milieu social, classe qui avait à Genève à cette époque, une certaine conscience d’elle-même et de ses intérêts. Sur des principes tout à la fois politiques et de classe (revendications égalitaires), des conflits sociaux  éclataient en effet régulièrement dans cette Cité dès le début du xviiie siècle.

Dans l’atelier paternel où Jean-Jacques passait de longues heures, il débute son apprentissage de la lecture. Dans son adresse « Á la République de Genève » en 1755, il évoquera la figure de son père, tout à la fois travailleur manuel et, comme d’autres artisans genevois [4], riche de connaissances universelles, «vivant du travail de ses mains, et nourrissant son âme des vérités les plus sublimes. Je vois Tacite, Plutarque et Grotius mêlés devant lui avec les instruments de son métier.»

Enfant choyé et admiré au sein de sa famille, Rousseau dira dans les Confessions que dès sa naissance, il n’eut « sous les yeux que des exemples de douceur, et autour de lui que les meilleures gens du monde ». L’action de ce milieu familial sur lui se révèle déterminante. Dès l’âge de dix ans, chez le pasteur Lambercier, il assimile aussi des principes d’honnêteté, de transparence, ennemis de toute forme de mensonge.

Jean-Jacques était destiné à devenir artisan. Après le bannissement de son père, en raison d’un duel, il fut confié en 1722 à la garde de son oncle, Gabriel Bernard. À treize ans, en 1725 il entre chez Ducommun, un maître graveur, comme apprenti pour une durée de cinq ans. Rousseau ne trouve pas de mots assez durs pour évoquer son patron « rustre et violent » qui le maltraite et lui enseigne la vulgarité. Les années d’apprentissage qui suivent sont douloureuses, il y apprend l’insubordination et l’amertume. Et, s’étant trouvé d’un certain “côté” des rapports sociaux, il prend conscience de leurs contradictions, qu’il dénoncera par la suite. C’est toutefois au cours de cette période que son goût de la lecture s’affirme et que naît son penchant très vif pour la nature, la vie simple et sa passion pour la botanique.

À seize ans, en 1728, son avenir d’artisan graveur s’arrête. Lors d’une excursion hors de la ville, il décide de quitter Genève. Par ce choix, il perpétue les habitudes familiales. De nombreux membres de sa famille sont dispersés un peu partout en Europe, son père émigrera un temps à Constantinople pour des raisons économiques, son frère quittera le foyer familial pour disparaître en 1721. Après son départ, Jean-Jacques est inséré dans une filière chargée de récupérer les brebis genevoises égarées : M. de Pontverre, curé de Confignon l’accueille, puis Madame de Warens le prend en charge. Il est envoyé à Turin où, de protestant il devient catholique, le 21 avril 1728. La période qui suit de 1728 à 1751 est très enrichissante et capitale pour Jean-Jacques. Âpre au travail, esprit curieux, ayant le souci de l’étude, il va acquérir en autodidacte cette culture qu’il conservera comme un trésor. Partout, il étudie sans relâche, lit et copie laborieusement des quantités d’auteurs. Dans le même temps il se fait de solides relations.

À Lyon, de 1740 à 1741, chez les Mably, Rousseau fréquente de beaux esprits comme l’abbé lui-même ou son frère, Condillac, et il se familiarise avec le monde. À Venise (1743-1744) il entre au service de M. de Montaigu, ambassadeur de France auprès de la Sérénissime. C’est la seule fois où il fera l’expérience directe des affaires publiques.

La matrice genevoise

Genève se présente comme un premier jalon qui rend compte pour une part du parcours intellectuel et politique de Jean-Jacques vers Rousseau. Cette Cité-République  s’est historiquement formée selon un mode spécifique. Indépendante depuis 1535, maintes fois menacée par des puissances extérieures, Genève s’est très tôt émancipée de rapports strictement féodaux. République patricienne et bourgeoise, elle est aussi précocement traversée par des luttes sociales et des revendications politiques de type moderne, notamment revendication égalitaire (en 1707, en 1734-38). De ce fait, les mouvements qui la traversent anticipent plusieurs fois dans l’histoire d’autres révolutions, ainsi en sera-t-il de la révolution genevoise de 1782 (du “quatrième état»), qui se produit sept ans avant la Révolution française, puis de celle de 1841-42, qui précède elle aussi de sept ans, la révolution de 1848 en France et en Europe. Dans la formation de la République de Genève, la conjonction spécifique de contradictions entre monde ancien et monde moderne, ne pouvait manquer de laisser une empreinte sur la formation des citoyens genevois, et plus spécialement sur le citoyen Rousseau.

« Je suis né à Genève d’Isaac Rousseau, citoyen et de Suzanne Bernard, citoyenne », ces premières lignes des Confessions montrent l’importance que Rousseau attache à ce titre de citoyen genevois. Il publie son premier écrit, Discours sur les sciences et les arts (1750) avec cette indication « par un Citoyen de Genève ». En 1728 à Turin, vingt-deux ans plus tôt, il avait cependant perdu cette citoyenneté en se convertissant au catholicisme. En 1754 il tient à effacer « ses erreurs » de jeunesse en renouant avec la religion de ses pères, recouvrant par là ses droits de citoyen. À Genève, tout citoyen était à la fois électeur et éligible. Le peuple, c’est-à-dire les citoyens (fils de bourgeois nés dans la ville), d’une part, et d’autre part, les bourgeois (fils de bourgeois nés hors de la ville), exerçaient une certaine forme de souveraineté, inédite jusqu’alors ailleurs qu’à Genève. Bourgeoisie et citoyenneté délimitaient des privilèges plus que des statuts économiques.
Au xviiie siècle, la Cité apparaît donc comme une sorte d’îlot républicain et protestant que Rousseau va glorifier au moins jusqu’en 1762. En 1764, dans les Lettres écrites de la montagne, déçu de l’attitude de Genève envers l’Émile et Du contrat social, il renoncera pourtant à sa citoyenneté. Toutefois c’est de ce régime républicain, disait-il, qu’il avait hérité le sens de l’égalité et de la liberté.

Genève est ainsi le premier creuset de la réflexion de Rousseau. Il fait référence à Genève, comme modèle urbain d’une démocratie accomplie. Mais au cours de l’évolution de sa pensée, il va bien au-delà des principes démocratiques mis en œuvre à Genève, périodiquement remis en question et limités par des principes de représentation restrictifs. Certains genevois, issus des milieux populaires, s’inspireront des aspects les plus subversifs de sa pensée pour mettre en cause les principes de cette république. Rousseau lui-même développe à cet égard des points de vue contradictoires. En 1755, dans la dédicace du Discours sur l’origine de l’inégalité adressée «à la République de Genève», il présente cette ville-Cité comme une ancienne république ayant résisté à la corruption des temps : « C’est un pays libre et simple, où l’on trouve des hommes antiques dans les temps modernes ». Genève s’oppose ainsi à la France, pays de la « mollesse » et du « luxe » [5].

La ville de Genève, connaît un certain nombre de crises institutionnelles. En 1718, l’affaire dite des lettres anonymes met en lumière de nombreuses questions autour de la souveraineté : — à qui doit-elle revenir — comment déterminer le contenu de la volonté générale et comment “l’extraire” ? — quels sont les pièges de la représentation politique ? Ces interrogations ne cesseront de hanter Rousseau et il s’efforcera d’y réponde des dizaines d’années plus tard lorsqu’il réfléchit à son projet des Institutions politiques, qui sert de base au Contrat social. En 1737, une crise profonde secoue de nouveau la république de Genève. De passage dans la ville, Rousseau est affecté par ce climat de guerre civile.

Enfin, en 1766 s’ouvre une période de troubles institutionnels dans laquelle, alors en Angleterre, il se trouve impliqué à son insu. Il est alors désigné par tous – diplomates, écrivains étrangers et genevois – comme le grand responsable à l’origine des troubles. Le “mal”, qui sévissait depuis longtemps au sein des institutions de Genève, se révélait en effet ouvertement depuis la condamnation conjointe par les autorités de l’Émile et Du contrat social. Rousseau était devenu le cri de ralliement des citoyens favorables à la souveraineté populaire. Celui-ci se tint au courant de la situation, participa avec largesse à la collecte réalisée au profit des opposants genevois, mais ne s’engagea pas publiquement.

En 1781-82, quelques années après la mort de Rousseau, éclate la révolution de Genève, alliance entre les bourgeois citoyens et les natifs non citoyens, révolution qui se fait au nom des principes qu’il a développés, l’égalité civile de tous les hommes. Louis XVI indique alors que cette révolution est un mauvais exemple pour son peuple (les Français), et qu’il faut l’étouffer sans délai. Trois armées coalisées (française, sarde et bernoise) assiègent la ville et la font capituler. Les patriciens reprennent tout le pouvoir, l’égalité civile est cependant maintenue, mais les cercles où l’on discutait de politique sont dissous.

Rousseau et la conjoncture intellectuelle  de son temps

Lorsque Rousseau prend place dans la vie intellectuelle de son temps, plus spécialement en France, le commerce se développe, l’industrie prend son essor, des négociants, des armateurs amassent d’énormes fortunes, la classe bourgeoise et celle des financiers s’élève dans la hiérarchie sociale. Tous ces riches parvenus que Rousseau finira par abhorrer, sont souvent des esprits cultivés, des mécènes fastueux. Ils ouvrent des salons, entretiennent le goût de la conversation brillante, procurent aux littérateurs des admirateurs enthousiastes, des relations utiles, parfois une aide matérielle et suscitent entre eux une émulation d’esprit. Rousseau côtoie ce beau monde durant une dizaine d’années, entre 1740 et 1750. Il est certes avide de réussite, mais timide et introverti, il ne se sent pas à l’aise dans ce milieu. Il s’en éloigna après y avoir rencontré le succès avec le Discours sur les sciences et les arts.

Dans ce discours il mettait en garde contre la décadence des mœurs chez un peuple grisé par sa propre civilisation. Le Discours n’en est pas moins primé. Jean-Jacques a trente-huit ans et, après une longue série de déboires et d’hésitations, la réussite est au rendez-vous. Le livre sorti en 1751 connaît un grand succès, nul n’escomptait un tel écho. Par ses qualités d’écriture, sa force de conviction, Rousseau touche un large public. On entendra dire à son propos Voilà quelqu’un qui ne parlait pas pour passer le temps.

Le Discours développe le paradoxe selon lequel le progrès des sciences et des arts est à l’origine de la corruption des mœurs. La décadence de la société y est dénoncée, avec sous les yeux l’exemple du climat politique désastreux qui régnait alors en France. Les prises de position de Rousseau lui valent de nombreuses critiques. Le début de la gloire marque en même temps le commencement des ennuis auxquels il devra faire face.

Rousseau ne souhaite pas se présenter comme un philosophe face à de « beaux esprits », mais comme un homme qui parle à ses semblables. Se démarquant « des hommes célèbres qui s’immortalisent dans la République des Lettres », il se range parmi les « hommes vulgaires », restant dans l’obscurité, recherchant le bonheur en eux-mêmes, se bornant à remplir leurs devoirs, nouvelle figure de l’intellectuel qui s’emploie non à « bien dire » mais à « bien faire ». L’influence de cette thématique sera considérable, le goût, plus ou moins authentique, de la vie simple, du sentiment et de la vertu, se répand. Quelques années plus tard, avec La nouvelle Héloïse (1761), qui connaît aussi une large audience, une mode est lancée, et Rousseau devient « le directeur de conscience, le prophète et l’apôtre d’un monde nouveau ».

Celui-ci cependant ne se sent pas à l’aise dans le rôle que le monde lui réserve, d’intellectuel plus ou moins histrion, mi-philosophe, mi-musicien (avec le Devin du village présenté à la Cour en 1752, il connaît en en effet le succès dans le domaine musical). Pour conserver sa liberté, il refuse la pension que la Pompadour lui proposait. En 1756, son installation à l’Ermitage – une maison que lui prête Madame d’Épinay, à l’orée de la forêt de Montmorency – correspond pour lui à un nouveau départ. Il poursuit « sa renaissance intérieure », et veut sortir du monde. Il s’agit pour lui d’assumer consciemment, presque comme un honneur, la pauvreté, ou du moins la modestie d’une condition devenue « indice de vérité et de pureté ». Sa vie austère d’honnête labeur lui semble élever une protestation contre le monde des riches et des puissants. Cette retraite correspond également à son désir d’œuvrer à une théorie politique générale.

C’est de cette époque que date son goût pour la solitude, il l’apprécie d’autant plus qu’il se trouve au cœur d’interminables brouilles avec et entre ses amis – Madame d’Épinay, Grimm, Diderot –, et que la conjoncture politique et économique est difficile et tourmentée : défaites militaires, nouveaux impôts, querelles parlementaires, etc. En 1758, il prend ses distances à l’égard  de Voltaire (dont les attaques virulentes vont s’amplifier) et par rapport aux encyclopédistes, Diderot, entre autres. Pour ses anciens amis, Rousseau fait de plus en plus figure de “déserteur”.
Au plan théorique, la période qui s’étend des années 1750 à 1762 est très féconde, la théorie politique de Rousseau prend forme. Il rédige le Discours sur l’origine de l’inégalité des hommes et compose l’article « Économie politique » pour l’Encyclopédie. Dans le premier texte, il analyse les contradictions sociales de son temps, sa pensée gagne en radicalité. Il élabore une théorie de l’aliénation, comme état de l’individu qui, du fait de conditions extérieures, cesse de s’appartenir, se trouve traité comme une chose, ou en devient esclave, les conquêtes de l’humanité se retournant contre lui.

La portée historique de l’œuvre

En l’année 1762 paraissent deux grands traités, Du contrat social et l’Émile œuvres complémentaires, l’une traitant de la formation de la société politique, l’autre de la formation de l’homme. Dans l’Émile, il poursuit son analyse de l’aliénation, son origine, ne résidant pas selon lui dans l’homme lui-même, mais dans ses conditions d’existence, sociales et politiques :
« Sitôt que je fus en état d’observer les hommes, je les regardais faire, et je les écoutais parler ; puis, voyant que leurs actions ne ressemblaient point à leurs discours, je cherchai la raison de cette dissemblance […]. Je la trouvai dans notre ordre social, qui de tout point contraire à la nature que rien ne détruit, la tyrannise sans cesse, et lui fait sans cesse réclamer ses droits. Je suivis cette contradiction dans ses conséquences, et je vis qu’elle expliquait seule tous les vices des hommes et tous les maux de la société. D’où je conclus qu’il n’était pas nécessaire de supposer l’homme méchant par sa nature, lorsqu’on pouvait marquer l’origine et le progrès de sa méchanceté. »

Dans l’article « Économie politique », il s’efforce de définir les conditions qui permettraient de résoudre les contradictions qu’il a mises au jour, et dans le Contrat social, sept ans plus tard, il pose les conditions générales de leur résolution.

En dépit de ces avancées théoriques, la période la plus noire, la plus tragique et la plus intransigeante de son existence s’ouvre, surtout de 1762 à 1770. D’emblée ses deux ouvrages sont perçus comme des livres qui contestent l’ensemble de l’ordre établi, alors que le thème du goût de la vie simple et naturelle pouvait demeurer compatible avec cet ordre, à titre de contrepoint. En outre, ce ne sont pas seulement les contenus religieux ou politiques qui sont jugés subversifs, mais aussi leurs tonalités plébéiennes. Rousseau s’adresse en effet à tous les hommes, quels que soient leurs rangs, leurs conditions, ou leur éducation. C’est pourquoi, il apparaît à ses contradicteurs comme redoutable, ceci d’autant plus qu’il exerce une authentique fascination au-delà même des classes populaires. Un de ses détracteurs, le plus virulent, le “docteur Tronchin”, qui craignait plus que tout la subversion sociale disait de lui :

« Il est bien cruel que l’esprit et l’éloquence de cet homme n’aboutissent qu’à soutenir des paradoxes et à troubler la société. »

À Paris comme à Genève, avec l’interdiction de ses deux traités, Rousseau se sent persécuté, il fuit hors de France en juin 1762, mais son installation hors des frontières se trouve contrariée sur les injonctions de ses protecteurs, Malesherbes, le prince de Conti, les Luxembourg, auxquels il évite le déshonneur au prix de sa propre proscription.

En exil en Suisse, à Môtiers il commence la rédaction des Confessions. Au bout de trois ans, jugé indésirable, il se réfugie en Angleterre sur une invitation de Hume (de 1766 à 1767). C’est un échec. De retour en France, sous le pseudonyme de Jean-Joseph Renou, il se réfugie à Trie-le-Château, jouissant de la protection du prince de Conti. Puis il décide de revenir à Paris en 1770, le climat politique s’étant éclairci. À son retour, il ne pense qu’à une chose, pouvoir enfin sortir de sa proscription volontaire. Il prépare sa réhabilitation, les Confessions devant à ses yeux constituer la pièce maîtresse de ce dispositif, sans juges, sans jury et sans aveux. En décembre 1770, Rousseau entame une série de lectures de son manuscrit. Les milieux philosophiques prennent peur. En mai 1771 Madame d’Épinay intervint pour que soit mis un terme au scandale. Rousseau se voit notifier l’interdiction de poursuivre. Privé de publication, il est maintenant interdit de parole, par ceux-là mêmes qui prétendaient œuvrer pour la liberté du genre humain. Rousseau se le tient pour dit et reste silencieux, refusant d’aborder tout autre sujet que celui de la musique.

Si Rousseau est conduit par les circonstances à s’abstenir de tout commentaire politique, on ne saurait en déduire qu’il renonce à se préoccuper des questions du monde. Bâillonné, il poursuit sa réflexion. Après s’être penché sur le cas de Genève, Les lettres écrites de la montagne (1764), sur celui de la Corse, Projet de constitution de la Corse (1765), il s’attache à analyser le destin singulier de la Pologne, dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne (1772). Il préconise pour ce pays, de se réformer en profondeur, en intégrant  universaux politiques et le meilleur de ses traditions. Dans un autre texte, les Dialogues, il s’interroge sur le processus par lequel l’humanité a perdu son visage. Cette aliénation de l’être concerne cette fois-ci la figure de l’auteur lui-même. Rousseau se plaint d’avoir perdu sa figure, d’être devenu cet homme défiguré, victime « des imposteurs qui le défigurent ».

Ses Confessions elles-mêmes lui paraissaient désormais impropres à le laver des calomnies que l’on répand sur son compte. Les Dialogues amorcent une critique radicale du siècle des Lumières, plus spécialement de sa philosophie, dont il peut souligner le caractère surfait. Le règne de la philosophie lui semble n’être que celui de l’opinion publique ou plutôt des opinions publiques. Ce n’est pas l’opinion publique en tant que telle qui constitue une nouveauté, c’est sa dictature sur les esprits. Les responsables de cette évolution ? La « secte philosophique », « réunie en un corps sous des chefs », devenus eux-mêmes les « arbitres de l’opinion publique », dont Rousseau avait été la première victime. La réputation du plus calomnié des hommes est cependant grandissante et commence à faire l’objet d’un véritable culte. Ses ennemis et ses rares amis se réfèrent d’une façon ou d’une autre à son œuvre [6]. Robespierre, rencontrant Rousseau à la fin de sa vie dans son dernier refuge à Ermenonville, relate son entrevue en ces termes :

« Je t’ai vu, dans tes derniers jours, et ce souvenir est pour moi la source d’une joie orgueilleuse ; j’ai contemplé tes traits augustes, j’y ai vu l’empreinte des noirs chagrins auxquels t’avaient condamné les injustices des hommes. Dès lors j’ai compris toutes les peines d’une noble vie qui se dévoue au culte de la vérité. Elles ne m’ont pas effrayé. La conscience d’avoir voulu le bien de ses semblables est le salaire de l’homme vertueux ; vient ensuite la reconnaissance des peuples qui environne sa mémoire des honneurs que lui ont daignés ses contemporains. Comme je voudrais acheter ces biens au prix d’une vie laborieuse, au prix même d’un trépas prématuré ![7]»

Apaisé, ayant renoncé à l’espoir d’une possible réhabilitation depuis la mort de son protecteur attitré, le prince de Conti en 1776, Rousseau met en chantier les Rêveries du promeneur solitaire dont il poursuit la rédaction jusqu’à l’année de sa mort.
À Ermenonville, il s’éteint le 2 juillet 1778.

Onze ans après la mort de Rousseau, comme cela avait été le cas quelques années auparavant au cours de la révolution genevoise de 1782, c’est en référence aux principes qu’il avait développés que s’ouvre avec la Révolution française une nouvelle époque historique. En 1794, en témoignage de la nation reconnaissante, ses restes sont triomphalement transférés au Panthéon en vertu d’un décret de la Convention Nationale. Comme le proclame alors Lakanal, sans doute fallait-il la Révolution pour comprendre toute la portée révolutionnaire du Contrat social.

Références principales

Monique et Bernard Cottret, Jean-Jacques Rousseau, Perrin, 1990.

Jean-Jacques Rousseau et la Révolution française, dir. Tanguy Laminot,  Études J.-J. Rousseau, À l’écart, 1989.

Louis Binz, Brève histoire de Genève, Chancellerie d’État, Genève, 2000.

Jean-Jacques Tatin-Gourier, Le Contrat social en question, Presses Universitaires de Lille, 1989.

Notes    (↵ Retourner au texte)

  1. 1. Du Contrat social (ou Principes du droit politique), et l’Émile parus la même année, 1762, furent brûlés, son auteur décrété de prise de corps.
  2. 2. Barrès notamment, en 1912, lors du deux centième anniversaire de la naissance du « citoyen de Genève », s’élevait avec véhémence contre « l’extravagant musicien » qui, s’il séduisait en lui l’artiste, révulsait le politique.
  3. 3. Voir notamment les courants politiques qu’illustre Slavov Zizek
  4. 4. En 1536, avec l’adoption de la Réforme, obligation était faite aux citoyens d’envoyer leurs enfants à l’école.
  5. 5. Dans le même esprit, il répond à l’article « Genève » de l’Encyclopédie rédigé par d’Alembert qui prenait le contre-pied du Discours sur les Sciences et les Arts, et le mettait en cause personnellement. Dans cet article, d’Alembert déplorait la proscription dont le théâtre faisait l’objet. La réponse de Rousseau, la Lettre sur les spectacles, condamne certaines formes de théâtre qu’il estime délétères pour en préserver Genève. Le théâtre est selon lui à l’image des mœurs, renvoyant aux individus l’image de la conscience publique de leur nation : «C’est pour cela qu’il ne faut pas de théâtre à Genève. Si l’on veut conserver les mœurs simples de la cité républicaine, il ne faut pas y acclimater le théâtre parisien.»
  6. 6. Voir Jean-Jacques Tatin Gourier, le Contrat social en question, Presses Universitaires de Lille, 1989.
  7. 7. Mémoires authentiques de Maximilien de Robespierre.

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