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Le mouvement des classes populaires en perspective historique

Le peuple, les différents peuples, quel que soit le régime social et politique auquel ils sont soumis, quelle que soit leur “origine” ou religion, ne veulent pas dans leur majorité la régression, le chaos, la guerre, la barbarie, n’en sont-ils pas les premières victimes ? Dans la durée longue de l’histoire, ils ont lutté pour faire valoir leur volonté contre ces tendances destructrices et pour construire un monde où elles n’auraient plus de raison de se manifester.

Dans la situation actuelle, tout semble aller à l’encontre du sens d’une telle lutte, de la possibilité pour le peuple d’orienter le cours des choses selon ses vues, voire de simplement pouvoir formuler sa volonté sous forme générale, pouvoir l’exposer face à toute la société. Cette situation n’est pas nouvelle. Plusieurs fois dans l’histoire, le peuple s’est trouvé dans l’impossibilité de formuler sa volonté, sans parler même de la possibilité de l’imposer. Toutefois, si l’on considère la lutte du peuple sur un l’axe passé-présent-avenir, on constate que sa capacité d’expression et d’initiative s’est toujours reconstituée, et chaque fois à une échelle plus large. Sans négliger les difficultés du présent, c’est en situant la lutte des classes populaires sur cet axe historique, que l’on peut travailler à reconstituer les perspectives que le peuple a en visée depuis des siècles. 

Vingt-cinq ans avant la Révolution française, dont il pressentait la survenue, Rousseau établissait que seul le peuple peut orienter la société en fonction du bien public. Ce qu’un lecteur de Germinal exprime aujourd’hui à sa façon : « il faudrait que ce soit le peuple qui dirige ». La longue lutte des classes populaires contre les désordres engendrés par des régimes sociaux devenus historiquement illégitimes, s’est construite dans l’histoire autour de cette conviction. Il en a été ainsi avant la Révolution française, et dans son sillage, puis dans le cadre du mouvement ouvrier et socialiste, des révolutions du xixe siècle en France, des révolutions russes de 1905 et 1917. Depuis un demi-siècle, le sens général de la lutte des classes populaires s’est en partie perdu. Les processus de régression, la barbarie, la guerre, se sont développés en raison des contradictions propres aux régimes sociaux dominants, se coulant aussi dans “le vide” laissé par l’occultation de perspectives sociales d’émancipation. C’est en se ressaisissant du sens de la longue lutte historique des classes populaires, que celles-ci pourront s’unifier, se réorganiser, faire échec au processus régressifs, et sur cette base préparer les conditions de leur émancipation.

S’il s’agit pour les classes populaires de se ressaisir de perspectives d’avenir générales, cela ne doit pas conduire à dissimuler le point de départ actuel, le désordre d’ensemble du monde, la difficulté à y faire face dans le court terme. Au cours de l’année écoulée, de nombreux événements reflétant ce désordre se sont succédé comme en accéléré : attentats de janvier, crise en Grèce, guerre et actes de barbarie en Syrie et dans une grande partie du monde, dissolution d’entités étatiques, afflux de réfugiés sur le continent européen, etc. Cet ensemble de faits dont on ignore les déterminations profondes alimentent l’inquiétude de la population. Chacun perçoit que la tranquillité toute relative dont jouissaient encore plusieurs pays de ce continent, dont la France, se trouve rattrapée par le désordre du monde.

 Certes dans notre pays, la situation n’est pas aussi critique. Malgré la persistance de la crise et de ses effets dévastateurs, comme des attentats meurtriers de 2015, la majorité de la population jouit encore de conditions de vie supportables au regard de celles qui prévalent dans une grande partie du monde. Toutefois, si les conditions de vie ne sont pas totalement dégradées, il se développe, plus spécialement au sein des catégories sociales les moins protégées, le sentiment d’une dissolution de la société dans tous les domaines, d’une dégradation plus générale de la vie politique et du cadre protecteur que constituait la nation 1.   

La dégradation de la vie politique

Depuis quelques années, on constate une forte augmentation du taux d’abstention lors des élections, particulièrement important parmi les électeurs des classes populaires. Le sentiment de défiance grandit à l’égard des divers responsables politiques, de ce que certains appellent la caste ou la classe politique. Plusieurs enquêtes s’en sont fait l’écho. À divers degrés, cette défiance touche aussi les syndicats, la presse, les médias. Elle se nourrit de décennies de désillusions à l’égard des divers occupants du pouvoir et de la quasi totalité des courants politiques, jusqu’à affecter le jugement que l’on porte sur la politique en elle-même. Une lectrice de Germinal fait état d’une telle désillusion, qui pour elle remonte à la première accession de la gauche au pouvoir en 1981 :

« Ma désillusion laissa place à un désintéressement total pour la politique »

« Comme si les choses étaient immuables, comme si l’homme n’avait pas d’impact sur ses conditions de vie et qu’il ne pouvait rien changer ».

Depuis lors, la défiance s’est accrue envers ceux qui font profession de politique, de la gauche à la droite, de l’ultra gauche à l’ultra droite 2. Les élections de 2012, qui pour certains représentaient encore un faible espoir de changement, ont encore aggravé ce désintérêt, parfois aussi l’abattement, le dégoût, la colère.

Qu’est-ce que le citoyen ordinaire peut encore attendre de la politique au regard de ce qu’elle est devenue ? Au sein des classes populaires, beaucoup estiment que la possibilité d’exprimer une véritable volonté politique sur les grands problèmes de la société, s’est pour eux réduite comme peau de chagrin. Lors des campagnes électorales, de plus en plus ne prennent même plus la peine de recueillir la propagande diffusée par les différents partis, jusqu’à détourner le regard dès qu’ils perçoivent la moindre allusion à un contenu politique, qu’ils associent à du « racolage », à la distribution d’une “pub” » pour faire vendre une nouvelle « camelote ». Pour beaucoup, les discours, les promesses, auraient pour seul objet le grappillage de suffrages contre le camp opposé, et pour « sauver leur propre mise ». Ce phénomène a continué de se manifester sous couvert d’unité nationale, après les attentats de janvier et novembre.

« Ils ne parlent pas de politique, c’est de la politicaillerie », des « petites querelles pour se redistribuer des places », « ils n’ont aucune autre solution que de s’engueuler ».

Pour certains, ce qui se révèle plus préoccupant, réside dans le fait qu’aucune véritable ligne politique n’est dressée pour surmonter les grands problèmes qui se posent à la société, pour indiquer une direction dans la durée, ou du moins chercher à affronter les difficultés dans les meilleures conditions possibles. Aucun des partis en lice ne semble capable de “voir loin”.

« Pour la politique aujourd’hui, avec les énormes difficultés que traverse le pays [et tout ce qui ne va pas dans le monde], il faudrait une ligne directrice, permettant de voir loin et ayant un fil conducteur ». 

La montée de la défiance envers ce qui se présente comme relevant de la politique signifie-t-elle que le peuple ne s’y intéresse plus, qu’il est “dépolitisé”, comme l’affirment les spécialistes ? Ou bien la raison de ce “désintérêt” ne vient-elle pas du fait que ce qui est présenté comme “politique” ne concerne pas vraiment la grande politique : c’est-à-dire les affaires générales de la société, de la nation, de la population, pour le présent et l’avenir.

Dans leur grande majorité des politiques, outre le fait qu’ils « ne savent même pas où ils vont », sont perçus comme étant « coupés de la réalité », comme ne connaissant rien « des problèmes de la population ». 

« Le travail des politiques [ce serait] de régler les problèmes, pas de naviguer à vue, ils ne font pas leur boulot » ; « ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez » ; « si on veut gouverner les autres, il faut savoir où on en est et où on va. »

Ce n’est pas d’une parodie de politique dont le peuple a besoin. Dans une période difficile, il a besoin plus que jamais d’une orientation générale, non limitée à l’immédiat, ouverte sur l’avenir, qui pour autant ne fasse pas l’impasse sur l’analyse de la réalité actuelle, du pays et du monde. Si l’on veut que les élections aient un sens réellement démocratique, c’est-à-dire qu’elles donnent au peuple les moyens de se déterminer sur son avenir et celui du pays, c’est sur la base d’orientations d’ensemble qu’il peut se déterminer. 

L’aveuglement sur la réalité des choses pour le présent et pour l’avenir

Comment parvenir à définir des objectifs politiques qui répondent tout à la fois à ce que l’on vise pour l’avenir et à ce qui correspond à la réalité de la situation dans le présent, en France et dans le monde. La tâche est difficile. Il faudrait, pour guider la pensée et l’action, disposer d’une vue générale qui permette de saisir les forces en mouvement, les relations entre les événements, leurs causes, mais aussi les conditions d’un changement possible. Cette vue ne se donne pas toute faite, on ne peut la dégager à partir des seules préoccupations individuelles ou sur la seule base des intérêts immédiats de telle ou telle classe. Comment donc développer cette vue générale ? Un exemple peut aider à saisir le problème.

Lorsque qu’on se trouve sur une hauteur, par exemple au point le plus élevé d’une montagne, sans trop d’obstacles pour la vue et pourvu que le temps soit clair, on dispose d’une vision étendue sur le paysage environnant. Ceux qui se trouvent “en bas” en divers points, environnés de végétation ou de bâtiments qui limitent leur vue, peuvent avoir une meilleure appréciation de détails proches, de situations particulières, mais ils ne peuvent avoir une vue globale de la situation.

Dans le domaine politique, on pourrait penser que ceux qui se positionnent dans les “hauteurs” de la société disposent d’une vue de la réalité plus large, plus générale que ceux qui sont “en bas”, vue générale qui, en matière politique, s’inscrit nécessairement en perspective historique. Il semble aujourd’hui qu’il n’en soit pas ainsi du côté de ceux qui prétendent nous “orienter”. Les “élites” politiques, intellectuelles, leurs relais médiatiques, mais aussi les catégories sociales supérieures qui monopolisent le débat (et qui souvent prétendent éclairer et diriger le peuple), semblent loin aujourd’hui  de s’élever à cette hauteur de vue. Ce n’est pas que la position qu’ils occupent “en haut” nuise à leur vision. Le problème, c’est qu’ils sont pour la plupart aveuglés par le souci de préserver leur propre situation, par des intérêts étroits de classe ou de caste, qui ne les inclinent pas à se livrer à une analyse générale de la situation, ni à se projeter dans l’avenir en fonction du bien public commun. 

Dans un livre récent, L’aveuglement – Une autre histoire de notre monde, l’historien Marc Ferro s’interrogeant sur le “sens de l’histoire”, rend compte des aveuglements de nombre de politiques, de leur incapacité à anticiper de grands événements, en dépit des « armées de spécialistes », pourtant peu avares en certitudes, qui sont censés éclairer leur action. Pour illustrer son propos, il fait état des attentats de janvier en France, qui ont pris les politiques au dépourvu comme ceux du Musée du Bardo et de Sousse en Tunisie. Quant au mouvement massif de la population le 11 janvier, qui a réuni quatre millions de personnes, chiffre jamais atteint depuis la Libération, il ne fut pas davantage anticipé. Toujours selon Marc Ferro, ce mouvement aurait cependant « signifié qu’une sorte de réveil s’opérait au sein de nos sociétés », « comme si les yeux se dessillaient, mettant un terme à toutes les formes d’aveuglement de notre histoire, celle d’hier comme celles d’aujourd’hui ». 

Dans l’histoire, beaucoup d’événements ont pris au dépourvu les politiques et spécialistes de tous bords. Marc Ferro cite, parmi d’autres, l’attentat du World Trade Center en 2001 à New York, la crise générale du capitalisme en 2008, après celle de 1929, la révolution soviétique, la prise du pouvoir par le nazisme en Allemagne en 1933, etc.

Il observe cependant qu’au sein des instances politiques, certains dirigeants se sont révélés capables d’anticiper des événements d’envergure, plus spécialement ceux liés à des enjeux touchant aux intérêts stratégiques des grandes puissances. Ainsi, le risque de survenue d’une guerre mondiale entre puissances impérialistes était très largement anticipé avant 1914, à partir de ses prodromes, ceux-ci se manifestant dans la périphérie des métropoles impérialistes, et comme on l’a signalé dans les mêmes aires géographiques qu’aujourd’hui. Il en fut de même avant la Seconde Guerre mondiale.

Il n’en existait pas moins, indique Marc Ferro « de bons esprits, [qui jugeaient alors] que les intérêts réels et palpables qui pouvaient justifier une guerre manquaient désormais puisque les grandes puissances s’étaient partagé le monde et qu’une guerre amènerait ruine et révolution ». Pour ces bons esprits, comme pour les belles âmes d’aujourd’hui, la réalité n’était pas posée en fonction d’une analyse de la réalité historique d’ensemble, mais en fonction d’intérêts immédiats ou de simples souhaits. Tout honorables qu’aient été ces souhaits [la possibilité du maintien éternel d’un régime capitaliste sans guerre, ni révolution], ceux-ci se présentaient comme autant de « figures du déni face à ce que l’on ne veut ni voir, ni savoir ». Au sein des catégories sociales les moins menacées, les plus enclines à imaginer un capitalisme sans ses contradictions, cet aveuglement était dominant. On imaginait la possibilité d’un capitalisme, qui une fois réformé, “moralisé”, permettrait de maintenir des conditions de vie supportables. Dès lors la guerre entre puissances, pas plus que la révolution n’avaient de raison d’être. Les peuples n’étaient-ils pas entrés dans une ère de paix et de prospérité, contrariée il est vrai par la succession des crises, perçues comme de simples “dysfonctionnements”, et qu’on se faisait fort de faire disparaître. Ne disait-on pas que depuis la Révolution française, les citoyens étaient désormais égaux devant la loi, qu’en conséquence les classes sociales n’existaient plus et qu’il n’y avait nul motif pour une révolution ?

Dans l’actualité récente, de semblables figures du déni de la réalité ont été exprimées. Pour prendre un exemple mineur, n’est-ce pas le président de la République lui-même, qui peu après son élection en 2012 affirmait que nous étions “sortis de la crise” ou que la “courbe du chômage” allait s’inverser. Un exemple plus caricatural a été donné par Michel Serres, philosophe bien en cour, à l’occasion conseiller des princes qui nous gouvernent, membre de l’Académie française, professeur à Stanford (USA). Le 4 janvier 2015, trois jours avant les attentats du 7, il assurait aux auditeurs de France Culture que le monde, ou du moins l’Europe, se trouvaient maintenant engagés dans une « ère de paix ».

En février de cette même année, il persiste et signe. L’histoire de l’homme, selon lui, n’est plus celle d’une « guerre perpétuelle ». Nous sommes entrés dans « un troisième temps », celui de la paix, celui « de l’Esprit ». Et pour attester de la clairvoyance de son analyse, il recourt largement à l’art du sophisme. N’est-il pas évident que nous sommes entrés dans une ère de paix, professe-t-il, puisque « la guerre, la violence, les tueries » viennent loin derrière « les autres causes de mortalité » (il inclut sans doute parmi ces causes celles qui relèvent de la condition humaine ordinaire). Ce discours s’enrichit de diverses formules, tout aussi sophistiques, que le “grand penseur” se plaît à répéter :

« L’automobile tue infiniment plus qu’Al Quaïda » ; « une seule marque de cigarettes comme Philip Morris a sans doute fait des milliers de fois plus de morts que Daech ».

Comme l’indique un commentateur, Michel Serres a « l’art d’analyser nos sociétés d’une manière originale ». Ne tient-il pas en effet à préciser que : « nous vivons largement en paix, mais personne ne s’en aperçoit ».

Face à un tel étalage de science, l’homme ordinaire ne peut que se sentir intimidé. Confronté aux difficultés immédiates de sa situation, aux effets sur sa vie quotidienne de la crise générale du capitalisme, à la régression économique, sociale, politique, à la montée partout dans le monde (y compris sur son propre sol), de menées barbares, de guerres civiles et de guerres tout court, l’homme ordinaire, s’avère incapable d’apercevoir les lumineuses vérités que prodigue Michel Serres. Cantonné à une vision étriquée du monde, il perçoit la réalité de façon beaucoup plus prosaïque :

« On est en plein chaos partout dans le monde, et en France ça dérape aussi, personne ne sait où ça va, on ne maîtrise plus rien » ; « la situation […] fait peur ».

Du haut de leur chaire et de leur relais médiatiques, tous les penseurs qui font autorité, tous les hommes politiques, ne prodiguent pas, il est vrai, de mêmes prêches iréniques 3. Il en est qui, à l’inverse, développent une vision catastrophiste de la situation pour le présent comme pour l’avenir. Cela relève sans doute d’un autre type de myopie ou d’aveuglement, d’une même incapacité à penser tant les conditions de la régression que celles de potentielles transformations de l’ordre des choses dans le futur. Comme si la plupart des “élites” ne voulaient pas “voir”, ou pas vraiment voir, le double caractère du mouvement historique : tout à la fois les tendances à une déconstitution des sociétés, à l’œuvre en France et dans le monde, et les tendances contraires qui se développent dans la durée historique.

L’aveuglement en effet ne porte pas seulement sur la situation présente, il porte aussi sur ce qui peut se développer, les perspectives, et plus spécialement sur celles que peuvent s’assigner le peuple, les classes populaires, dans l’ordre du possible.

Le point aveugle : la perspective historique de l’émancipation du peuple

Dans la conjoncture politique et intellectuelle des dernières décennies, tous les courants qui sont parvenus à se faire une place sur la scène politique et médiatique, et à la maintenir, sont en proie à une forme de cécité sélective. Ils s’obstinent à ne pas voir que la barbarie, ou plutôt la “rébarbarisation” du monde, qui maintenant les atteint, se fortifie et s’étend, en raison même des contradictions que recèlent tous les régimes sociaux devenus historiquement illégitimes : le capitalisme dernier venu, et les modes antérieurs, féodaux, claniques qu’il a ranimés et recyclés dans son orbe. En dépit de leurs divergences, ceux qui détiennent le monopole du pouvoir ou de l’expression, s’accordent sur cette base pour soutenir un credo commun : la condamnation absolue de la possibilité d’édification d’un régime social capable de résoudre ces antagonismes. Avant tout examen, ils se prononcent et réprouvent dans l’absolu toute perspective sociale d’émancipation, telle qu’elle fut projetée dans une grande partie des nations européennes au xixe siècle, et tel que son édification fut entreprise en Union Soviétique au xxe siècle. Sans voir que c’est sur le terrain d’une telle prohibition, qu’une voie s’est trouvée frayée pour l’éclosion et la propagation du désordre destructeur et de la régression qui s’étendent désormais dans toutes les contrées du monde.

L’édification du socialisme dans le “camp” soviétique est, au mieux, présentée comme un « échec », une « faillite ». Selon Marc Ferro, cette « faillite » vaudrait pour attester de la « non pertinence de la théorie marxiste » (et sans doute aussi des théories socialistes antérieures). Que cela soit pris comme une implication ou un sous-entendu, cela revient à dire que le capitalisme est éternel, qu’il est vain d’imaginer s’émanciper de l’anarchie constamment reproduite par ce mode de production. En conséquence ceux qui pâtissent en première ligne de ses effets destructeurs, les ouvriers, les employés ordinaires, les paysans, les artisans (et même de petits entrepreneurs), ne peuvent espérer en être délivrés. Il en est de même pour les peuples soumis à d’autres régimes d’exploitation et d’oppression. Ils seront à jamais soumis au désordre, à l’insécurité, aux guerres, à la barbarie qui se déchaînent de demi-siècle en demi-siècle, plus spécialement lors des grandes crises et des grandes guerres impérialistes.

Dans les “hauteurs” de la société, et les hauteurs commencent à mi-pente, ce consensus figé en dogme s’est imposé : l’anathème doit être porté sur la révolution soviétique en même temps que sur la perspective d’édification d’un mode socialiste de production. En conséquence, la portée historique de la première expérience de dépassement des antagonismes que suscite inévitablement le mode de production capitaliste, doit être à tout prix occultée. Aucun courant politique ayant voix au chapitre ne remet aujourd’hui en cause ce consensus. Sous la pression d’un matraquage médiatique de plus en plus obscène, une grande partie de la population finit par se trouver persuadée de la “monstruosité” de cette révolution. Le diable vous dis-je ! Le peuple, exclu de l’histoire, en vient à se convaincre de l’inanité de son espérance d’une “République sociale”, telle qu’elle était déjà revendiquée par les ouvriers lors de la révolution de 1848. Ne parlons pas de ceux, nombreux, qui avaient contribué ou œuvrer à la réalisation d’une telle espérance. Ne sont-ils pas presque tous morts, muets, ou ensevelis sous l’opprobre, tandis que quelques autres, le chœur des repentis, vendaient leur âme pour un plat de lentilles ou quelques mets plus substantiels, mêlant leur voix à celles des courants politiques les plus réactionnaires. 

Réduire au silence le “goujat menaçant”

Au prétexte de la dénonciation du processus d’édification socialiste qui s’était instauré en Union Soviétique, avec d’immenses difficultés, sous la pression constante des violences exercées par les puissances du monde capitaliste, on vise à clôturer toute perspective d’émancipation pour les classes populaires. Pour masquer l’enjeu de l’acte d’accusation qui porte en fait sur toute une pratique historique, l’attaque se trouve portée sur la présumée monstruosité d’un homme. Usant et abusant de l’argument ad personam 4, procédé le plus grossier de la rhétorique sophistique, contre le principal dirigeant soviétique, Staline, on porte en réalité la condamnation sur toute tentative passée ou à venir visant à surmonter et résoudre les antagonismes destructeurs du capitalisme et des régimes qu’il soutient, tels qu’ils se manifestent périodiquement. Ce procédé n’est pas nouveau. Pour condamner la séquence la plus radicale de la Révolution française, on a usé, et on en use encore en la personne de Robespierre. C’est ainsi, qu’en 1885, Alphonse Aulard, bon esprit et belle âme, qui tint pendant quarante ans la Chaire d’histoire de la Révolution française, qualifiait Robespierre de « mystique assassin », tandis que Taine désignait le gouvernement révolutionnaire (et ses commettants populaires) de « barbare », « d’animal primitif, de singe grimaçant, sanguinaire et lubrique », « qui tue en ricanant et gambadant sur les dégâts qu’il fait ».

En 1912, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Rousseau, une critique féroce contre sa personne et sa pensée se manifeste de la même façon. Rousseau est qualifié de « législateur sanglant », « d’engendreur de crimes ». Plus tard, dans le cadre de mises en relation historiquement et socialement incohérentes établies entre communisme et fascisme, on le présentera comme un des pères du “totalitarisme”.

Au-delà des personnes mises en cause, ce que l’on vise à déconsidérer, ce sont les processus de transformation du monde et l’ensemble des buts que s’assigne le mouvement populaire, puis ouvrier, socialiste et communiste, depuis des siècles, et enfin le peuple lui-même. Ce mouvement en effet n’a pas commencé avec la Révolution soviétique dont il ne constitue qu’un prolongement. La Révolution française n’était-elle pas selon Sylvain Maréchal « avant-courrière d’une révolution plus complète ». L’anathème vise en fait à conjurer toute possible continuation de l’aspiration populaire à l’émancipation. C’est bien la continuité des luttes du mouvement populaire organisé que l’on vise à briser. 

Ce qui est nommé par Marc Ferro « faillite de la théorie marxiste », recouvre en fait de très anciennes tentatives de relégation du peuple hors de l’histoire, contre sa prétention à occuper vraiment, dans la réalité, la place du souverain. Une telle prétention, notamment en France, s’est exprimée bien avant Marx. Au-delà de la critique de la révolution soviétique, du socialisme et du communisme, et dans la foulée de la Révolution française, c’est le peuple lui-même qui se trouve politiquement disqualifié et banni. On trouve d’ailleurs beaucoup d’analogies dans le vocabulaire entre la dénonciation sous la figure d’un homme de toute une période de l’histoire, et la dénonciation du peuple, dépeint depuis des siècles par les puissances en place sous la figure d’un « goujat menaçant ». Ainsi, au xve siècle dans le Quadrilogue invectif d’Alain Chartier (1422), le peuple, dès qu’il nourrit la prétention de changer l’ordre des choses, se trouve, aux yeux du noble, du seigneur, positionné dans le registre de l’erreur, du dérèglement, de la folie.

« Fol peuple qui ne désire que mutation, qui requiert et convoite ce qui lui est le plus contraire ».

Le jugement porté sur les prétentions du peuple à la « mutation » trouvent par la suite de multiples échos. Lors de la première révolution russe, en 1905, alors que les aspirations populaires prenaient concrètement corps, les représentants des classes au pouvoir, la presse, les dénoncèrent violemment. L’Hymne des ouvriers, qui exprimait la volonté des « prolétaires de tous les pays » de construire un « monde nouveau » fut à cette occasion attaqué avec véhémence. Ce poème en effet, ne pouvait exclure qu’au cours du processus de renversement du monde ancien l’usage d’une certaine brutalité puisse se trouver impliqué. Un intellectuel du courant symboliste russe dénonce la menace que représente le “goujat” populaire :

« L’Hymne des ouvriers m’a affligé : des ruines, des incendies, rien ne naîtra, sauf le goujat menaçant. »

Une oraison funèbre prématurée ?

« Si le présent fut imprévu, n’est-ce pas que le passé fut mal compris » dit Marc Ferro. L’ignorance du passé nous interdit de « chercher les voies du futur » indique-t-il encore. Le conseil est avisé, pour peu que l’on travaille à saisir le mouvement historique dans son ensemble, comme le requérait Marx, que l’on veille aussi à analyser ses tendances contradictoires, sans se laisser aveugler par l’immédiat, ni se focaliser sur les seules périodes de régression. Si l’aveuglement, par ignorance du passé, peut concerner la vue que l’on se fait de l’état présent, le point où l’on se trouve, il peut aussi concerner un possible historique en gestation.

Bien avant la défaite de ce que l’on nommait le “camp socialiste », des enterrements solennels des ambitions ouvrières et socialistes ont été perpétrés. Il s’agissait de mettre à mort, en idée et en pratique, ceux qui visaient à l’instauration d’un nouveau régime social (que ce soit ou non sous le drapeau du socialisme ou du communisme). Sans remonter trop loin dans l’histoire, il en fut ainsi en 1848, après la répression féroce de l’insurrection populaire de juin. Les libéraux professaient alors que le communisme, « maladie de l’esprit humain », « erreur monstrueuse », se trouvait à jamais extirpé. Ils se persuadaient qu’on pouvait aussi prononcer « l’oraison funèbre » du socialisme, consensuellement vaincu, comme son jumeau communiste et le mouvement ouvrier lui-même, « par le cri de la conscience publique ».

Le spectre pourtant bougeait encore. En 1859-1861, d’importants mouvements révolutionnaires se produisirent dans la Russie tsariste. Le mouvement fut défait, ici encore par la répression et la violence. Les idées d’une possible émancipation des classes populaires (à l’époque surtout paysannerie), quoique interdites d’expression, n’en continuaient pas moins de faire leur chemin. En France en 1864, Le Play estime utile de mettre en garde contre la revendication d’égalité qui lui paraît l’essence même des institutions révolutionnaires qu’il convient de combattre. Pour lui en effet :

« Les institutions révolutionnaires font disparaître les inégalités qui, étant fondées sur la nature même de l’homme et des lieux, sont indispensables au bonheur des sociétés. »

L’idée “monstrueuse” d’égalité pourtant se manifeste encore en 1871 avec la Commune. Ceux qui participent à ce mouvement révolutionnaire, socialistes, communiste, anarchistes, éléments des classes populaires, sont de nouveau mis au ban de la société, chez Eugène Sue, chez Hugo et la majorité des intellectuels réputés “démocrates”. On dépeint les éléments populaires et les révolutionnaires comme autant de « bêtes fauves », « brutes obtuses », « bêtes venimeuses », qui « aiment le sang », des « barbares », des « sauvages », une « race primitive vivant à l’écart des gens civilisés », l’expression du « mal absolu ».

« Des cages ouvertes, s’élancent les hyènes de 89 et les gorilles de la Commune », écrit Théophile Gautier. Et Flaubert pose l’idéal des socialistes comme une « espèce de monstre » absorbant toute action, individuelle, « qui dirigera tout, qui fera tout ». Leconte de Lisle associe le pouvoir prolétarien à une « ruine totale » : « le prolétariat triomphera inévitablement et ce sera la fin de la France ». Aussi lui paraît-il indispensable de « déporter toute la canaille, mâles, femelles et petits. »

À partir des années 1880, le mouvement ouvrier et socialiste s’étend, s’organise, se consolide, dans la plupart des pays européens. En France, en continuité avec les théories forgées par les socialistes français non utopiques, ce mouvement s’enrichit de la théorie de Marx, notamment au sein du POF (Parti Ouvrier de Guesde). Jusqu’à la fin du XIXe siècle, y compris pour nombre de penseurs non socialistes, le sens de l’histoire se présente alors comme devant aller vers le progrès. L’idée se répand de la nécessité d’un mode de production nouveau qui soit à même de résoudre les antagonismes destructeurs du capitalisme que la grande crise du début du siècle a une nouvelle fois révélés. « Le mouvement d’ensemble [paraissait] irréversible », indique Marc Ferro. On pouvait projeter sur l’avenir la fin de « l’ère de la forme capitaliste de l’exploitation de l’homme par l’homme », par les « luttes de classes, moteur de l’histoire ».

Il est clair toutefois que les tenants du régime d’exploitation capitaliste et ceux qui en bénéficiaient ne pouvaient admettre que sous l’étendard collectiviste ou communiste, les classes populaires puissent nourrir la prétention de changer radicalement l’ordre des choses.

 Renouer avec les perspectives du mouvement ouvrier et socialiste 

Lors de la répression de la première révolution russe de 1905, comme lors de toutes les révoltes ou révolutions populaires, en 1848, en 1871 la violence se manifesta davantage du côté des classes au pouvoir que de celui du peuple, du “goujat menaçant”. Comme les précédentes, la révolution de 1905 fut écrasée dans le sang. Pour les organisations ouvrières et socialistes, malgré l’abattement qui succéda à la défaite, cela ne se présentait pas comme condamnation définitive des perspectives socialistes. Il s’agissait d’un moment douloureux qui ne remettait pas en cause la légitimité de la lutte, les visées socialistes continuaient à s’affirmer, et de façon commune, dans différentes nations d’Europe. 

En France, le journal le Socialiste peut ainsi en 1907, sans étonner ses lecteurs, parler de « la société issue de la Révolution prochaine et que tous pressentent ». Il fait référence à la révolution russe de 1905 qui a concrètement remis à l’ordre du jour le possible avènement d’une société “collectiviste” (ou socialiste). Et même du côté de revues insérées dans l’ordre républicain bourgeois, telle la Revue politique et parlementaire, les plans d’une telle société nouvelle, « collectiviste » contre l’ordre capitaliste, peuvent se trouver positivement présentés. On va jusqu’à parler de la probabilité d’une « transformation fondamentale de l’ordre actuel ». 

Si, il y a un siècle, selon Marc Ferro, le départ des peuples dans la Grande Guerre a pu donner l’impression que s’était perdu ce « sens de l’histoire », et avec lui l’idée d’une transformation fondamentale du régime social, une grande révolution, cette fois-ci victorieuse, n’en survient pas moins en 1917 en Russie, en pleine guerre mondiale. Cette révolution n’est pas en discontinuité, comme on l’imagine aujourd’hui, avec les perspectives visées par les courants socialistes dans plusieurs pays d’Europe. On doit cependant considérer qu’elle survient dans un pays marqué par des difficultés considérables d’arriération économique et politique, que les classes populaires (ouvriers, paysannerie), sous l’égide des communistes doivent réaliser tout à la fois les tâches d’une révolution bourgeoise, non encore accomplie dans l’empire russe, et celles de l’édification d’un mode socialiste de production.

Démocratiques ou non, les puissances capitalistes prennent pleine conscience de la nature du danger que représente l’instauration d’un régime socialiste sur une vaste partie du monde. L’empire russe ne se trouve-il pas ainsi soustrait à l’extension universelle du marché, à la mondialisation capitaliste en cours ? Aucun moyen dès lors ne devra être négligé pour s’efforcer de détruire dans l’œuf l’édification d’une société nouvelle : agressions militaires, spéculation sur les difficultés internes, menées idéologiques de toute sorte, et toujours dénonciation du danger que représentent ces “goujats menaçants”.

Il serait puéril d’imaginer que le processus de révolution de l’ancienne société ait pu se dérouler de façon idyllique, sans qu’aucune violence ne fut exercée, contre des intérêts particuliers, contre les classes qui faisaient plus que s’accommoder du capitalisme, contre des menées belliqueuses de l’intérieur ou de l’extérieur, qui visaient à l’anéantissement du nouveau pouvoir. Bien entendu des erreurs, des fautes, furent commises. Pourquoi celles-ci ne seraient-elles légitimes que dans le cadre du pouvoir des puissances capitalistes ? L’âpreté du processus révolutionnaire dans un immense espace soumis depuis des siècles à l’arbitraire ne manqua d’ailleurs pas de rebuter ceux qui espéraient « une révolution sans révolution 5 ». Si beaucoup soutinrent le processus en cours tant qu’il était puissant, peu furent capables de maintenir leur soutien lorsque la révolution se trouvait affaiblie, moins encore lorsque s’engagea le processus de contre-révolution.

Pourtant, comme le constatait Marx en 1848, le spectre du communisme comme expression de la lutte du peuple, hante toujours le monde. Ce spectre n’a sans doute pas fini de faire frémir les classes qui tiennent à conserver l’ordre actuel des choses. Aussi s’efforcent-elles une fois de plus de conjurer ce spectre, en l’immolant sous l’effigie du “goujat menaçant”. 

Face au chaos du monde, rétablir la continuité du mouvement historique 

On ne développera pas dans le cadre de cet article, les différentes étapes, ascendantes et descendantes qui marquent la première grande révolution socialiste dans le monde jusqu’au tournant des années 90 du siècle dernier. Notons simplement que pendant plus de 70 ans, avec des avancées et des reculs, des contradictions internes, de multiples agressions extérieures, militaires et idéologiques, elle parvint à se maintenir. On doit aussi rappeler que s’il y eût violence du côté des révolutionnaires, une fois de plus celles-ci s’exercèrent au premier chef du côté des puissances capitalistes. Des dizaines d’entre elles constituèrent une ligue pour la détruire d’emblée après la Première Guerre mondiale. Quant aux puissances fascistes, plus spécialement le Reich national-socialiste, qui doit-on le souligner ne se situait pas vraiment en extériorité par rapport au mode capitaliste de production, celui-ci relaya l’agression au cours de la Seconde Guerre mondiale, le peuple soviétique payant le plus lourd tribut en morts et en atrocités lors de cette guerre.

Le processus d’édification du socialisme et des mouvements réellement émancipateurs des peuples, dans l’ensemble du monde, sont aujourd’hui interrompus 6. Faut-il pour autant imaginer que le sens progressiste de l’histoire soit définitivement aboli, que les aspirations des classes populaires soient définitivement vouées à l’insuccès ? Que, par conséquent, l’histoire doive maintenant inéluctablement suivre un cours en sens inverse, allant de régression en régression, de l’anarchie capitaliste “mondialisée” et de ses avatars fascistes, à l’oppression semi féodale, puis à la barbarie généralisée ?

« La voie de l’histoire n’est pas le trottoir de la perspective Nevski » disait Tchernychevski après la défaite subie par le mouvement révolutionnaire en Russie dans les années 1860. Lénine, prolongeant l’aphorisme de Thernichevski, déclarait pour sa part que l’action politique n’est pas davantage le trottoir de la Perspective Nevski, qu’il n’existe pas de voie historique rectiligne pour avancer en direction des aspirations du mouvement des classes populaires.

Nombre de spécialistes aujourd’hui voudraient que le processus d’édification du socialisme n’ait pas eu lieu ou qu’il n’ait été qu’une “parenthèse” dans l’histoire. Pour eux, les causes d’un tel “épisode” seraient à rechercher dans la “démence”, la “bestialité”, le despotisme, d’un seul ou de plusieurs hommes (les “mauvais bergers”, les “loups rapaces” que dénonçait la Papauté au moment de la Révolution française). Comme si l’on s’obstinait à ne pas voir que les causes profondes de l’aspiration des peuples à édifier sur une autre base une société nouvelle, ce sont les antagonismes destructeurs du capitalisme qui les font périodiquement renaître. De tels antagonismes sont aujourd’hui en pleine exacerbation, entraînant dans leur sillage la réactivation des vices et travers d’autres régimes sociaux plus archaïques. Il en résulte la destruction de forces productives matérielles et humaines, la multiplication des conflits et des guerres, le réveil de menées barbares, un désordre généralisé.

Le retour du refoulé ?

Reprenons la phrase de Marc Ferro : « si le présent fut imprévu, n’est-ce pas que le passé fut mal compris ». Si l’on suit l’auteur, on peut poser que la compréhension de certains grands événements du passé est à même de contribuer à éclairer, pour partie, certaines données de situation actuelle. Les épisodes auxquels nous assistons aujourd’hui n’en évoquent-ils pas d’autres, plus précisément le désordre mondial qui se manifestait au cours de la première décennie du xxe siècle, l’avant Première Guerre mondiale ? Comme il en est le cas aujourd’hui, il n’existait pas alors de “camp socialiste” et nulle puissance extérieure aux logiques capitalistes, féodales, ou tribales, n’était à même de limiter la frénésie des ambitions entre puissances, petites, moyennes et grandes, modernes ou non, au sein des métropoles capitalistes, des pays dépendants, des empires de type ancien en décomposition. Rien donc ne limitait leurs volontés de se repartager des zones du monde, pour les débouchés, les richesses, les territoires. Il n’était pas non plus nécessaire de chercher à établir un minimum d’accord entre ces puissances contre un ennemi commun (le socialisme), la rivalité pouvait s’exprimer sans entrave, sous des formes comparables à celles qui se manifestent aujourd’hui, souvent dans les mêmes lieux géographiques.

Aujourd’hui, la situation certes est plus opaque qu’elle ne l’était alors, les enjeux ne s’exposent pas aussi crûment. Davantage de puissances sont entrées dans la danse, certaines ayant perdu de leur alacrité, d’autres s’étant fortifiées, les alliances sont fluctuantes et se laissent difficilement découvrir. Les classes populaires sont pour leur part affaiblies, désorganisées, au contraire de ce qu’il en était il y a un siècle. L’avenir ne semble pas se présenter dans l’immédiat sous l’angle de l’option : guerre ou révolution, ou guerre et révolution. Bien que les grands enjeux des luttes entre classes et entre puissances, pour toute une époque historique, demeurent inchangés, l’histoire ne peut se réécrire à l’identique. Pour ce qui touche à la guerre, on doit simplement reconnaître que celle-ci est déjà en cours dans une grande partie du monde 7, même si ses manifestations se sont modifiées. Quant à la révolution — une véritable révolution s’attaquant aux fondements du régime social — on doit admettre, dans l’état d’impréparation et de désorientation où se trouvent la majorité des peuples, qu’elle risquerait fort dans l’immédiat de se tourner en son contraire.

Qu’est-il possible de faire ?

Alors, qu’est-il possible de faire ? d’envisager ? La priorité pour le présent immédiat comme pour le futur, n’est-elle pas de travailler à réinscrire les luttes populaires dans la continuité historique de leur mouvement, de reconstituer leur organisation en fonction de perspectives générales ?

Certes, une telle ambition peut se présenter comme chimérique, totalement coupée de la réalité des choses, le fossé paraît infranchissable entre la situation d’aujourd’hui et les perspectives d’ordre historique qui sont ici dressées. Les bases pour une réorganisation des classes populaires ont-elles pour autant disparu ? Non. S’il ne s’agit pas de ressusciter le passé, les aspirations à une société “vraiment sociale” sont toujours présentes au sein des classes populaires. Elles ne peuvent que se développer. Aujourd’hui, il est vrai, le plus souvent elles ne s’expriment pas comme telles, on ne parle plus de socialisme, le mot ayant été trop dévoyé, mais on aspire toujours à l’égalité des conditions (égalité sociale, égalité dans l’expression de la volonté populaire), on aspire aussi à « pouvoir vivre de son travail », sans être sans cesse soumis à l’incertitude pour le présent et l’avenir. De telles aspirations ont nourri le mouvement ouvrier et socialiste depuis le xixe siècle, elles valent pour signifier la nécessité de construire un régime social sur de nouvelles bases. C’est en fonction de ces aspirations que le mouvement populaire s’est organisé, qu’il est parvenu à faire entendre sa voix, qu’il a pu se reconstruire, affronter d’autres situations de chaos, de régression, de barbarie, de guerre.

Il n’est plus possible de lutter seulement pour regagner les conquêtes des années fastes, bien que cette lutte demeure nécessaire. La période de relative stabilisation du capitalisme, lorsque celui-ci se trouvait confronté à un régime social adverse, est derrière nous. Partout la régression gagne, de nouvelles catégories sociales sont menacées de paupérisation, voire de “prolétarisation”, une grande partie de la jeunesse ne trouve plus à se faire une place dans la société telle qu’elle est, le désordre du monde s’étend. La nécessité se fera, le besoin viendra, de se tourner de nouveau vers l’avenir. C’est à la tâche de rétablissement d’une telle orientation, que chacun peut s’atteler, avec Germinal, avec ceux qui ont travaillé à assurer le relais entre le présent et l’avenir du mouvement historique du peuple.

Le “goujat menaçant” : quelques illustrations

Avant la Révolution française, pour le Cardinal de Retz, « le règne du peuple [est] le plus abominable. » « Quand le peuple est maître, on n’agit qu’en tumulte, la voix de la raison jamais ne se consulte » ; « le pire des États, c’est l’État populaire ». Même refrain chez les Physiocrates, le peuple est réputé ignorant, incapable de gouverner, ses prétentions politiques ne sont pas fondées. Dans le cours des événements révolutionnaires en France, Sieyès parle d’un peuple « toujours enfant », incapable de gouverner », selon lui le peuple considère « le mécanisme social comme un joujou ». Au cours de la même période, c’est aussi la Papauté qui dénonce les idées de subversion de l’ordre social, que les révolutionnaires prodiguent au peuple, des « mauvais bergers et des loups rapaces ».

Avec l’avènement du mouvement ouvrier et socialiste, luttant pour la cause du bien commun, les accusations se précisent. La Papauté condamne les « erreurs modernes des socialistes et communistes ». Mais, dès la première moitié du xixe siècle, les libéraux ne sont pas en reste : placer l’égalité devant la liberté revient selon eux à « sombrer dans l’abîme du communisme ». Les condamnations de la cause du peuple et des courants socialistes et communistes sont associées. On dépeint le peuple, le socialisme ou le communisme, sous la figure du monstre, de la bête sauvage, de l’irrationalité. 

Lors de la révolution 1848, Victor Hugo, assimile les révolutionnaires à des singes. Balzac, parle de la nécessité d’une contre-révolution « dans le sang du peuple » pour préserver les intérêts des classes menacées. Des économistes libéraux condamnent ceux qui jugent que l’élément populaire est capable de décider du sort de la société, alors que selon eux, la volonté du peuple de changer la base de la société détruit l’ordre, spolie la propriété. Les idées socialistes et communistes sont considérées comme « des divagations » qui « contaminent la partie saine de la société », contre le « cours naturel » des choses. Ces chimères qui hantent l’esprit du peuple (socialisme et communisme), doivent être combattues par les idées et par la répression contre « les sectes désorganisatrices, les cerveaux en délire » qui ne reconnaissent pas « l’harmonie nécessaire » [du capitalisme], son « ordre providentiel, naturel et merveilleux ». L’idée socialiste repose sur des « appétits et instincts égoïstes » [l’égalitarisme], le communisme est pour sa part une « violence antinaturelle », « une maladie de l’esprit humain ».

En 1933, si la condamnation du « communisme athée », est toujours défendue par la Papauté (pas forcément par les catholiques), il peut en être de même pour les libéraux et même pour certains groupes d’ultra gauche. Quant aux fascistes, ils ne sont pas en reste. Mussolini prétendait « détruire » ceux qui s’opposaient au mouvement fasciste au nom d’idéologies du xixe siècle [collectivisme] », il proposait de conduire la lutte contre ces idéologies « en même temps que les expéditions punitives ». Et, le futur dirigeant du Parti nazi, Adolphe Hitler qualifiait pour sa part en 1923 les communistes « d’empoisonneurs internationaux ». Il exposait son ambition : « déclarer au marxisme une guerre d’extermination », parvenir à « un règlement de compte de portée historique ».

1. Voir dans ce numéro l’enquête : Qu’est-ce qui ne va pas dans la société ?

2. Certaines organisations peuvent spéculer sur la défiance à l’égard des partis alternativement au pouvoir, feignant alors de se situer hors du “système”, la défiance pourtant peut finir par les atteindre : « C’est les mêmes, ils sont dans la course aux places. »

3. Irénique, du grec eirénikos : pacifique. Par extension, le mot s’applique à ceux qui imaginent un monde sans contradictions, sans conflits, sans risque de guerre.

4. Argument ad personam, argument portant sur la personne et non sur le contenu, le sens, de la politique conduite.

5. Maurice Dommanget écrivait en 1922 dans l’École émancipée : « La révolution n’est pas une idylle, ni un poème épique, ni une sorte de décor d’opéra comique avec une suite de beaux tableaux, avec des foules toujours enthousiastes, nerveuses, frémissantes, débordantes de dévouement et de vie. Ou plutôt c’est cela dans une certaine et faible proportion. Mais c’est bien autre chose. C’est une tempête qui n’épargne rien ni personne, qui soulève les institutions et les classes, les partis et les sectes, qui brasse les lourds préjugés, le vieux fond d’égoïsme, de lâcheté et d’imbécillité de la bête humaine. […] Se proclamer révolutionnaire et se cramponner à la révolution légende — trop belle et trop simple pour être vraie — c’est se préparer pour le présent et l’avenir les plus cruelles désillusions. C’est se condamner au découragement, à la stupeur pénible ou bien à l’opposition contre-révolutionnaire côte à côte avec les capitalistes haineux, les soi-disant démocrates […]. »

 

6. Georges Corm (article cité) souligne que dans les sociétés arabes entre 1920 et 1970 (période au cours de laquelle le socialisme soviétique se renforce et exerce une influence sur ces sociétés), le nationalisme moderne se développe. À partir des années 70-80 (période d’affaiblissement de la puissance soviétique), les forces contre-révolutionnaires de la région relèvent la tête. On assiste par la suite à la montée d’un Islam fondamentaliste, antimoderniste, s’opposant aux revendications nationalistes des pays arabes. Sur la “connivence” qui a pu s’établir contre l’URSS entre puissances capitalistes et forces réactionnaires sous l’étendard d’une religion, lors de la guerre d’Afghanistan, puis contre la Russie, voir Nofeez Ahmed, « L’État islamique, cancer du capitalisme moderne ».

 7. e que le Pape a récemment formulé sous les termes de “guerre mondiale par morceaux”.

 

 

 

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