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I — Karl Kautsky, Ancienne et nouvelle Révolution

(Le Socialiste – 9 décembre 1905)
Karl Kautsky[1], dirigeant de la Social-Démocratie allemande, grand connaisseur de l’œuvre de Marx, théoricien du mouvement socialiste international, salue dès le départ la première révolution russe de 1905. Il dégage les caractères de cette révolution et sa portée universelle. Toutefois la première phase de cette révolution, dont il espérait le succès proche, ne parvient pas à triompher. Les objectifs qu’elle poursuivait ne se réaliseront que lors de la seconde phase du processus révolutionnaire, qui débute en Octobre 1917.
Karl Kautsky situe le processus révolutionnaire russe dans la continuité d’un mouvement historique d’ensemble, celui des révolutions des classes modernes : la révolution anglaise du xviie siècle, la Révolution française. Il présente les points communs et les spécificités de chacune d’elles, en fonction des caractéristiques des différentes époques et des formations historiques, s’intéressant plus spécialement à la disposition des forces de classes et à la capacité hégémonique de chacune d’elles. Selon lui, le retentissement mondial de la révolution qui s’engage alors en Russie peut être mis sur le même plan que celui qu’inaugura la Révolution française.
Dans la conjoncture de 1905 toutefois, Kautsky ne mesure pas le risque de réaction et de guerre généralisée qui surviendra quelques années plus tard, lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale impérialiste. Il ne mesure pas davantage le risque d’intervention étrangère qui se produira contre la révolution bolchevique lorsque celle-ci triomphe en Octobre 2017.

 

Le texte de Kautsky :

 

« Ce dont plus d’un, dans nos rangs mêmes, pouvait encore douter il y a un an, est aujourd’hui de la dernière évidence : la Russie est à l’heure qu’il est dans une Révolution qui peut être mise en parallèle, pour la force et pour l’importance, avec les deux plus grandes révolutions que l’histoire ait vues jusqu’à présent, celle d’Angleterre au xviie et celle de France au xviiie siècle.

Il est naturel de chercher entre elles les points de comparaison et leur ressemblance superficielle est frappante. Dans chacune de ces deux révolutions il s’agissait d’une lutte contre l’absolutisme, contre lequel la masse de la nation se levait parce que son joug était devenu insupportable, parce qu’il apportait au pays misère, souffrance et honte.

Mais la ressemblance ne va pas beaucoup plus loin. Nous arrivons à des différences profondes, dès que nous passons sous la surface politique et recherchons les oppositions de classes qui agissent comme ressorts du mouvement.

Nous trouvons avant tout entre les révolutions précédentes et celle d’aujourd’hui, cette grande différence que dans celle-ci, pour la première fois dans l’histoire du monde, le prolétariat industriel apparaît en vainqueur à l’état de force directrice indépendante.

L’insurrection de la Commune de Paris, en 1871, n’était que l’insurrection d’une seule ville et elle fut défaite au bout de quelques semaines. Aujourd’hui nous voyons la Révolution en marche, depuis un an déjà, de la mer Glaciale à la mer Noire, de la Baltique à l’Océan Pacifique, et le prolétariat croissant sans cesse en elle, en force et en conscience.

À la vérité, nous n’avons pas encore le pouvoir absolu, pas encore la dictature du prolétariat, pas encore la Révolution socialiste ; nous n’en avons que le commencement. Le prolétariat de Russie ne fait que briser ses chaînes afin d’avoir les mains libres pour la lutte de classe contre le capital ; il ne se sent pas encore assez vigoureux pour s’attaquer à l’expropriation du capital. Mais déjà le mot d’ordre de : lutte de classe prolétarienne est, au point de vue socialiste, un progrès considérable en comparaison des révolutions de 1648 et de 1789.

Dans chacune de ces révolutions, la classe finalement victorieuse fut la classe capitaliste. Or celle-ci vit, politiquement comme économiquement, de l’exploitation des forces d’autrui. Jamais elle n’a fait une révolution : toujours elle l’a seulement exploitée. La besogne de la révolution, la lutte et ses dangers, elle les a toujours laissés à la masse populaire. Mais de celle-ci, aux xviie et xviiie siècles, ce n’était pas les prolétaires qui étaient le ressort le plus actif ; c’était les petits bourgeois ; les prolétaires en formaient toujours un appendice inconscient. Ce fut la petite bourgeoisie, valeureuse et consciente, des villes géantes Londres et Paris, qui osa assumer le combat d’avant-garde contre l’absolutisme et qui réussit à l’abattre.

La petite bourgeoisie de Russie n’a jamais eu ni valeur ni conscience, du moins pas dans les derniers siècles, depuis qu’il existe un tsarisme russe. Elle se recrutait presque exclusivement parmi les paysans déracinés, qui, il y a quelques dizaines d’années, étaient encore des serfs. De plus, il n’y a pas en Russie de ville géante capable de dominer tout l’empire. En outre, même en France et en Angleterre, les capitales ont perdu leur domination absolue, qu’elles ont dû partager avec les centres industriels ; aussi, même dans l’Europe occidentale, le petit bourgeois a-t-il cessé d’être révolutionnaire et est-il devenu, chez nous aussi, un soutien de la réaction et de la puissance gouvernementale.

Il n’est pas étonnant que les petits bourgeois de Russie soient intervenus, avec la voyoucratie (Lumpenproletariat), comme des éléments contre-révolutionnaires, se mettant à la disposition de la police pour écraser la Révolution. Mais comme cette petite bourgeoisie n’a pas de programme, pas de but politique, elle ne peut être poussée dans la lutte contre la Révolution que par la promesse d’avantages individuels ou sous l’excitation de ses rancunes individuelles.

Or, il y a point d’avantages, il n’y a que des coups et des dangers de mort à recueillir dans la bataille contre le prolétariat sans propriété, puisqu’il est armé, et le petit bourgeois réactionnaire se montre toujours, dès qu’il n’a plus d’idéal politique, aussi lâche que brutal : il n’exerce sa rage que sur les plus faibles. C’est le plus volontiers, comme exploiteur, sur les femmes et les enfants, dans la lutte actuelle contre la Révolution, sur des juifs et des étudiants isolés, non sur les ouvriers dont le bras est robuste. Ainsi la contre-révolution russe devient exclusivement un pillage et un massacre ; ainsi le prolétariat révolutionnaire, dans sa lutte contre la réaction, se montre politiquement dès aujourd’hui l’élément indispensable du progrès social, de même qu’économiquement il en est devenu, depuis longtemps, la condition la plus importante. D’autre part, la petite bourgeoisie elle-même, en tant qu’elle ne se rattache pas au prolétariat, se révèle politiquement comme une couche de la population qui ne peut plus que causer du dommage et troubler l’ordre de la société, de même qu’économiquement, dans sa majorité, elle est devenue aujourd’hui un parasite du corps social, ne pouvant prolonger son existence qu’aux dépens de celui-ci.

À côté de la petite bourgeoisie, la plus importante des couches révolutionnaires des révolutions précédentes était celle des paysans. Elle avait bien déjà montré, au temps de la Réforme, dans les guerres de paysans, qu’elle n’était en état que d’ébranler l’État, mais non pas de fonder dans cet État une nouvelle domination politique indépendante. Les paysans ne sont plus à considérer comme un parti proprement dit, une armée politique particulière, mais seulement comme une troupe auxiliaire d’autres armées ou partis politiques, troupe qui cependant n’est nullement dénuée d’importance, et qui, selon qu’elle se met d’un côté ou de l’autre, peut décider de la victoire ou de la défaite. Elle mit en France, en 1848, le sceau à la défaite de la Révolution aussi bien qu’elle l’avait mis à son triomphe en 1789 et années suivantes.

Le rôle joué par les paysans dans la grande Révolution française, fut toutefois tout autre que dans la Révolution d’Angleterre. En France, la propriété foncière de la noblesse et du clergé existait encore sous des formes féodales ; elle vivait de l’exploitation des paysans serfs, qu’elle avait abaissés à un degré incroyable de misère et à qui, noblesse et clergé de cour qu’elle était devenue, elle ne rendait plus aucun service en échange. La destruction de cette propriété foncière était une des tâches les plus pressantes de la Révolution et fut le lien qui attacha à elle le plus solidement le paysan.

En Angleterre, la vieille noblesse féodale avait été anéantie à l’époque de la guerre des Deux Roses et remplacée par une noblesse nouvelle qui comprenait très bien les besoins capitalistes. La Réforme avait en outre donné à cette noblesse les biens d’Église au dix-septième siècle. La vieille société féodale avait complètement disparu. Là où il y avait encore des paysans, ils étaient libres, maîtres sur leur terre. La grande propriété foncière n’était pas alimentée par des corvées mais par des fermiers capitalistes employant des ouvriers salariés. La noblesse propriétaire elle-même n’était d’ailleurs devenue noblesse de cour que pour une parte minime, passait encore l’année tout entière sur ses domaines, où elle agissait pour la juridiction et pour l’administration de la communauté.

C’est pourquoi la Révolution anglaise n’amena pas un bouleversement général de la propriété foncière. Elle accomplit bien de nombreuses confiscations, mais à titre de mesure politique et non sociale. Quelque irritation que puissent avoir paysans et fermiers contre la grande propriété foncière, aucune nécessité ne les contraignait à la morceler ; au contraire, la crainte du prolétariat salarié, nombreux dans les campagnes, les poussait à s’abstenir de commencer une pareille œuvre, qui pouvait finir par devenir dangereuse pour eux-mêmes. Non seulement la grande propriété foncière anglaise résista à la Révolution, mais elle y mit fin par un compromis avec la bourgeoisie, fatiguée de son côté de la domination de la petite bourgeoisie, et assura ainsi tellement son règne, qu’il n’y a pas, encore aujourd’hui, d’aristocratie terrienne, pas même dans la Prusse orientale et en Hongrie, qui soit plus sûrement assise que celle d’Angleterre.

C’est tout autrement que les choses vont se passer en Russie, dont les paysans sont dans une situation qui, malgré toutes les différences de détail, correspond en gros à celle des paysans de France avant la Révolution. Sur ce point aussi, ces deux révolutions auront dans leurs résultats cette similitude que l’on peut s’attendre à la ruine de la grande propriété foncière actuelle dans tout l’empire russe et à son passage dans la possession des paysans. En dehors du tsarisme, c’est la grande propriété foncière qui devra payer les frais de la Révolution.

Il est impossible de prévoir de quel genre sera le mode de production agricole qui se développera sur cette base nouvelle, mais une chose est certaine : en ceci encore les Révolutions russe et française se ressembleront, que le morcellement de la grande propriété foncière individuelle sera un lien qui attachera indissolublement le paysan à la Révolution. Nous ne savons pas encore quelles luttes de races la nouvelle Révolution cache en son sein ; peut-être bien qu’il produira à ce propos des conflits entre paysans et prolétariat urbain. Mais les premiers défendront des poings et des dents la Révolution contre quiconque voudrait tenter de rétablir le vieux régime nobiliaire, fût ce même une intervention étrangère.

Nous arrivons ainsi au troisième facteur qui serait à considérer dans cette comparaison entre les trois Révolutions : la situation extérieure qu’elles créent.

Au XVIIe siècle, les relations internationales étaient encore si peu de chose que la Révolution anglaise resta un événement tout local, qui ne trouva pas le moindre écho dans le reste de l’Europe. Ce ne furent pas des guerres extérieures, mais la fastidieuse guerre civile, conséquence de la grande force de résistance de la noblesse foncière, qui produisit la domination révolutionnaire militaire et finalement la dictature d’un général victorieux, Cromwell.

La fin du XVIIIe siècle connaissait déjà des relations plus développées entre les États européens. La Révolution française ébranla toute l’Europe, mais ses efforts libérateurs ne trouvèrent qu’un écho affaibli.

L’ébranlement résulta de la guerre menée par les monarques coalisés d’Europe contre une République, et c’est de cette guerre que provint en France le régime du sabre et l’empire du général victorieux, Napoléon.

Aujourd’hui, au commencement du vingtième siècle, les rapports internationaux sont devenus si étroits que le début de la Révolution en Russie a déjà suffi à éveiller un écho enthousiaste dans le prolétariat du monde entier, d’accélérer le mouvement de la lutte de classe, et de faire trembler, du premier coup sur ses fondements, l’empire d’Autriche, voisin de la Russie.

Au contraire, une coalition des puissances européennes contre la Révolution, comme en 1793, n’est pas à prévoir. L’Autriche est en ce moment absolument hors d’état de mener une action vigoureuse à l’extérieur ; en France, le prolétariat serait, malgré tout, assez fort vis-à-vis du gouvernement républicain pour lui rendre impossible toute intervention pour le tsarisme, si jamais les gouvernants avaient la folie d’en former le dessein. Ce n’est donc pas à une coalition contre la Révolution qu’il faut s’attendre : il n’y a qu’une puissance à laquelle on attribue encore l’idée d’une intervention en Russie, c’est l’empire d’Allemagne.

Mais les gouvernants de l’empire d’Allemagne se garderont bien, sans doute aussi, de déchaîner une guerre qui ne serait pas une guerre nationale, mais donnerait l’impression d’une guerre dynastique, aussi impopulaire, aussi odieuse que le fut en Russie la guerre contre le Japon, et qui pourrait amener, pour les gouvernements de l’Allemagne, les mêmes conséquences intérieures que la guerre russo-japonaise a amenées pour le tsarisme.

Quoi qu’il en soit sur ce point, en aucun cas nous ne devons nous attendre à une ère de longues guerres mondiales comme celle qu’inaugura la Révolution française ; nous n’avons, par conséquent, pas à craindre que la Révolution russe n’aboutisse comme celle-là à une dictature militaire ou à une sorte de Sainte-Alliance. Ce qui promet de s’ouvrir c’est, au contraire, une ère de révolutions européennes, qui aboutiront à la dictature du prolétariat, à la mise en train de la société socialiste. »

 

 

Notes    (↵ Retourner au texte)

  1. 1. Karl Kautsky est souvent présenté comme un adversaire inconditionnel de Lénine. Leurs divergences toutefois se sont surtout manifestées après la révolution d’Octobre 1917. Au cours des premières phases du processus révolutionnaire, Kautsky a joué un rôle éminent de théoricien et de praticien, dont Lénine et les bolcheviks eux-mêmes se sont réclamés.

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