Pourquoi le chômage ne peut pas être résolu dans le capitalisme ?
Une analyse de 1848, toujours d’actualité
Le droit au Travail pour tous n’est pas une préoccupation récente. Déjà, dans le contexte de la révolution de 1848, où le peuple réclamait à la nouvelle République, du travail pour tous les citoyens, François Vidal [1] envisageait la réalisation concrète du Droit au Travail par la transformation de la base économique de la société. En partant de constats objectifs sur la réalité économique, politique et sociale, il proposait une explication du chômage, comme effet inévitable des contradictions du régime capitaliste.
On se propose dans cet article de restituer son raisonnement sur les causes du chômage et, par là même sur les conditions de sa suppression, en se basant sur son livre Vivre en travaillant.
Lorsque Vidal écrit son ouvrage, les droits sociaux et politiques des ouvriers sont pratiquement inexistants. Les conditions de travail avaient régressé: augmentation de la durée et de l’intensité du travail, compression des salaires, chômage et insécurité de l’emploi. Les entrepreneurs avaient la liberté de débaucher sans réglementation. En outre, le capital spéculatif se développait au détriment du capital industriel.
En 1846-47, se produisit une crise de “surproduction capitaliste” qui toucha plus durement encore les ouvriers de France comme de tous les pays d’Europe. Ils ne trouvaient plus à vendre leur force de travail. Le capital “chômait”, les travailleurs devaient chômer aussi. C’est dans ces conditions que se produisit la révolution de 1848, révolution opérée par le peuple, en alliance avec la bourgeoisie républicaine d’alors.
Régime capitaliste et chômage
François Vidal indique d’abord que dans les conditions de la production capitaliste, où l’ouvrier ne possède plus les instruments de production, la liberté du capital l’emporte sur le droit au travail. Pour pouvoir travailler, comme l’indiquera Marx, il faut passer par le « détour du capital ».
« Dans l’industrie, l’ouvrier qui ne possède point d’instruments de production est réduit à travailler pour le compte et au profit d’autrui comme salarié. Or les instruments dont on se sert aujourd’hui coûtent des sommes immenses, si bien que pour disposer des outils indispensables, il faut préalablement être capitaliste. Partout le capital domine la production, dicte la loi d’une manière à peu près absolue ».
La société capitaliste, explique François Vidal, basée sur l’appropriation privée des moyens de production, permet l’exploitation de l’homme par l’homme au moyen du salariat, au profit d’autrui, des industriels et des financiers. Tandis que les travailleurs n’ont que leur force de travail à vendre. S’ils ne peuvent la vendre, ils sont obligés de chômer. Il en conclut que les causes du chômage sont bien le résultat de l’organisation (ou de la désorganisation) de la société capitaliste. Pour lui, le Droit au travail est relié à l’appropriation sociale des instruments de production. Des réformes temporaires ne peuvent résoudre le problème. « Ils ont cru réaliser le droit au travail en établissant, le lendemain de la Révolution, des ateliers de charité, des ateliers temporaires ! »… « il fallait se hâter de convertir les ateliers nationaux en véritables ateliers de production, de mettre fin à ce gaspillage des deniers de l’état et des forces vives des travailleurs […] de faire vivre les ouvriers du fruit de leur travail et non pas de les assister momentanément aux dépens de la République ! »
Régime socialiste et suppression des causes du chômage
Pour François Vidal les facteurs du chômage remettent en cause de manière générale le régime social et politique capitaliste.
« Il est bien évident que les travailleurs ne seront définitivement affranchis que le jour où ils auront la libre disposition des instruments qu’ils mettent en œuvre, des outils sans lesquels ils ne peuvent travailler. »
Le seul moyen durable d’assurer le droit au travail est de révolutionner la société.
« L’antagonisme, la concurrence, l’hostilité flagrante de tous les intérêts, le désordre systématique, le salariat et l’exploitation sous toutes les formes, ont porté leurs fruits. Voyez, la vieille société s’affaisse sur elle-même: partout des débris et des ruines. Il faut constituer un ordre nouveau. »
L’exploitation des travailleurs au profit du privé ne serait abolie qu’à partir du moment où la propriété des instruments de production serait sociale, ce qui n’est possible que si l’on transforme la base économique (le régime marchand capitaliste).
« Le droit au travail, qu’on le sache ou qu’on l’ignore, implique nécessairement l’organisation du travail; et l’organisation du travail implique la transformation économique de la société. Le principe est posé, les conséquences sont inévitables. »
Afin de supprimer le chômage, François Vidal envisage une société basée sur d’autres principes: un autre régime social, qu’on pourrait nommer socialisme (au sens que ce mot avait alors). Ce qui est visé est une socialisation des diverses branches de la production et de l’échange. Il estime cependant qu’une phase de transition est nécessaire pour passer d’un mode de production (capitaliste) à un autre (socialiste). Il s’agirait, dans un premier temps de faire dépérir le secteur capitaliste privé au profit d’un secteur public, ou social. Il propose pour ce faire de dispenser aux ouvriers associés des crédits publics et avances productives, au détriment du secteur capitaliste. Proposant une alliance entre la paysannerie et les ouvriers, il prend cependant en compte les particularités concrètes et les inquiétudes des paysans, dans l’objectif de leur faire comprendre les avantages qu’ils pourraient retirer d’une agriculture socialisée.
Le « droit au travail » aujourd’hui
Si l’on tient compte que l’analyse des déterminations capitalistes du chômage, et de leur mode de résolution, telles que les pose François Vidal, sont vieilles de 160 ans, on est surpris qu’elles puissent encore s’appliquer à l’actualité, celle que beaucoup de travailleurs subissent.
En effet, depuis 1848, rien n’a changé, ni dans le fond, ni dans le détail. Le régime capitaliste est toujours en place, et périodiquement il retourne à sa logique “normale”: loi du capital s’imposant contre le travail, anarchie de la production, crises périodiques. Quant aux « ateliers de charité » et autres « ateliers temporaires », ce ne sont que les ancêtres des contrats précaires et sous-payés : les T.U.C., les C.E.S., les S.I.V.P., les contrats de qualification et de conversion, les contrats A.I.D.E., les stages et formations parfois “bidons”, qui ne font que baisser le taux de chômage par intermittence, trompant les chiffres actuels et réels de ce fléau capitaliste. Il suffit de travailler dix heures par semaine pour ne plus être comptabilisé comme chômeur dans le calcul officiel du chômage. Toutes les réformes contre le chômage ne servent qu’à « cacher une partie de la forêt », momentanément.
Quant au « partage du travail », il a atteint son apogée allant jusqu’à l’acceptation, pour un homme ou une femme ayant charge de famille, de travailler de 15 à 25 heures par semaine, rémunéré au S.M.I.C. horaire, moyennant «un petit complément financier» des Assedic, et pas pour tout le monde (ce que devrait faire demain le R.S.A.), qui leur permet de subsister. Pour certains chômeurs, un dilemme se pose: je travaille durement pour un maigre salaire ou je ne travaille pas mais je reçois la même somme de la part de l’état. Même si ce n’est pas “moral”, c’est un choix qui peut se présenter comme légitime. Ne déplaçons pas le problème cependant, la réalité est autre. En effet, la majorité préfère travailler pour un maigre salaire, parce qu’ils ont déjà connu ou ont peur de connaître les conséquences économiques, sociales et psychologiques du chômage, parce qu’ils veulent se sentir utiles à la société.
Comme l’observait François Vidal, il faut « mettre fin à ce gaspillage des deniers de l’état et des forces vives des travailleurs », et « faire vivre les ouvriers du fruit de leur travail, et non pas de les assister momentanément aux dépens de la République ». Le peuple demande à « vivre en travaillant », de pouvoir subvenir à ses besoins, plutôt que de quémander assistance à l’État, à la République, donc indirectement aux travailleurs qui sont les seuls à produire la richesse sociale.
Parfois, c’est mon cas, le travailleur a trois ou quatre employeurs différents afin de totaliser une vingtaine d’heures de labeur par semaine, ou d’atteindre, dans le meilleurs des cas, un temps complet (35 heures) payé au S.M.I.C. Tous ces travailleurs pauvres ou «chômeurs à mi-temps» et les autres chômeurs qui souhaiteraient travailler davantage, pour vivre décemment, sont dans la même situation que les journaliers de 1848, constamment à la recherche de travail, qui sans cesse devaient vendre leur force productive, acceptant n’importe quel travail, même mal payé, pourvu qu’il puisse leur permettre de survivre.
Comme l’analysait François Vidal, le Droit au Travail, réclamé par le peuple en 1848 dans la nouvelle République, ne pouvait être qu’une vaine revendication dans le régime capitaliste. Même la période dite des “Trente Glorieuses”, n’a pas permis de résoudre définitivement la question du chômage. Dès la crise de 1973, le chômage devait reprendre une courbe ascendante, jusqu’à ce que la majorité des classes laborieuses (chômeurs, précaires ou ayant encore un travail) se retrouvent dans le même état d’insécurité permanente, de crainte de l’avenir, qu’au XIXe siècle.
Contraints à “chômer”, les travailleurs ne pourront pas obtenir le droit au travail dans le cadre du capitalisme. Mais ils peuvent prendre conscience que le seul mode de résolution durable de ce problème, consiste à révolutionner la base économique de la société. Et que, même si cette transformation ne peut s’opérer dans l’immédiat, ils ont à maintenir dans l’histoire une telle perspective, non la faire tomber aux oubliettes, comme ont pu le faire diverses organisations se réclamant du mouvement ouvrier. Très en retard, un siècle et demi après, sur François Vidal et les socialistes et communistes de 1848.
- 1. François Vidal fut entre février et avril 1848, secrétaire de la Commission de gouvernement pour les travailleurs (appelée aussi Commission du Luxembourg), qui comprenait Louis Blanc et Constantin Pecqueur. Il rédigea avec ce dernier le rapport de cette commission, ou Plan général de réformes. Il fut élu député de la Montagne en 1850. C’était un représentant notoire des théoriciens de l’économie «sociale» ou socialiste.↵
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