Billet d’humeur – Trous de mémoire à courte vue
L’allocution du président de la République, Emmanuel Macron prononcée le 20 septembre 2022 à l’Assemblée Générale des Nations unies se présente comme la voix de la France au sein de cette instance internationale. C’est pourquoi la relation désinvolte du Président de la République à l’histoire me pose question.
Se refusant à faire “bégayer l’histoire”, il conjure son auditoire à condamner « l’agression russe contre l’Ukraine ». Il convoque en ce sens « les principes de liberté des peuples, de l’intangibilité des frontières de tout État souverain contenus dans la Charte établie par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale ». J’axerai mon propos sur ce point qui me semble essentiel, laissant de côté ce qui a trait au dérèglement climatique, la transition énergétique, ou l’éducation ou la prévention sanitaire dans le monde. Non que ces points soient accessoires ou anecdotiques mais la situation de l’heure commande de s’intéresser, comme le dit notre président, sans fioriture, à une alternative : « la guerre ou la paix ».
Par une habile introduction, le président Macron évoque la « dette » dont sont redevables les 193 pays formant cette instance onusienne : notre « liberté » et « l’avenir du monde » héritées des combattants des deux guerres mondiales du XXe siècle. Le 24 février 2022 « la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité, a rompu par un acte d’agression, d’invasion et d’annexion notre sécurité collective ». Ne pas faire bégayer l’histoire, soit, mais ne pas taire non plus le processus qui a conduit à cette guerre. Et pour n’en rester qu’aux données les plus récentes, pourquoi n’a-t-on pas voulu entendre la Russie lorsqu’elle demandait l’application des accords de Minsk en 2014 et 2015 afin de régler le conflit interne à l’Ukraine dans la région du Donbass à majorité russophone. En ne respectant pas ces accords, on a donné à l’Ukraine un temps précieux pour se préparer, si l’on en croit Mme Merkel, ex-chancelière d’Allemagne (entrevue accordée au journal Die Zeit en décembre 2022). Ne doit-on pas aussi avoir en mémoire que depuis quelques temps des troupes militaires ukrainiennes (soutenues par des conseillers américains depuis l’Euro-Maïdan de 2014) s’étaient amassées non loin du Donbass précipitant le passage du Rubicon par la Russie.
Dire cela n’est pas prendre parti mais donner des faits. En portant toute la responsabilité du conflit sur la Russie, l’orateur en oublie le principal protagoniste : les États-Unis d’Amérique qui n’ont eu de cesse de vouloir étendre l’OTAN (alliance militaire sous leur contrôle) vers l’Europe de l’Est jusqu’aux frontières de la Russie (ex-URSS). Certes pour le Président de la République, la France « refuse le retour à l’âge des impérialismes et des colonies » – il faut oser ! – quand on sait que le monde est fracturé par des démocraties bottées au service d’un « droit international » du plus fort, détruisant des États et faisant des millions de morts. Ceci durant les trois dernières décennies après la fin de l’URSS, et plus spécialement en 1991 : Irak, Yougoslavie, Somalie, Syrie, Lybie, Yémen. Sans parler des opérations contre « le terrorisme » douteuses à tel point que la France se voit demander poliment de quitter les territoires par des responsables de pays africains (opérations Serval suivies de Barkane 2014/2022 – Centre Afrique, Mali, Burkina-Faso), lesquels font appel aux Russes, voire aux Chinois, pour contrebalancer l’influence française. Il est vrai que le sous-sol africain dispose de richesses considérables et aiguisent l’appétit de plus d’un.
Aux trous de mémoire sur le passé récent s’ajoutent ceux qui concernent le présent. On assiste à une reconfiguration du monde avec des puissances émergentes qui remettent en cause la perpétuation de tous les mécanismes édifiés par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, USA en tête. Mais le Président de la République semble ne pas le reconnaître ou ne pas pouvoir le dire. Ainsi, dans le cadre des zones d’influence de la France, les anciennes colonies font jouer la concurrence à plein. L’ancien pré-carré africain s’ouvre dans le grand large du commerce mondial aux dépens de la France. Et le Président de la République se borne à étaler un consensuel discours sur la nécessité de coopérer dans le cadre des institutions actuelles (FMI, Banque Mondiale) alors que d’autres grands ensembles voient le jour depuis quinze ans. Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud, 40 % de la population mondiale ; d’autres pays se montrent candidats (Algérie, Égypte, Iran, pays arabes du Golfe, Turquie, Indonésie, Afghanistan) et l’Organisation de Coopération de Shanghai (ensemble géopolitique autour des pays d’Asie : Chine, Russie, Inde) risquent de frapper les Occidentaux au cœur de ce qui fait leur solidité : le poids de leurs économies dans le marché du capitalisme mondial. Peut-on imaginer que ces éléments d’un grand désordre à venir, source de tensions et de guerres à l’échelle du monde, échappent à la vue du responsable politique majeur de la nation ?
Abes B
Voir aussi pour éviter d’avoir « la mémoire qui flanche » plusieurs articles de la revue en ligne Respublica, notamment Philippe Hervé, « Lettre 1046 » (5 mars 2023).