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Préparatifs pour une prise du pouvoir par le fascisme. L’outillage de la séduction

Dans les conditions d’une crise générale du capitalisme, comme il en est le cas aujourd’hui, avec l’exacerbation des contradictions entre classes et puissances, le risque de voir se développer des processus de fascisation n’est pas exclu, même si le fascisme ne se présente pas comme tel, sous ce nom ou sous un autre. Aujourd’hui lorsque le mot fascisme est évoqué, on mentionne surtout des courants d’extrême droite. Du point de vue historique pourtant, les fascismes au pouvoir les plus marquants (Italie, Allemagne) ne se présentaient pas comme conservateurs, réactionnaires, de droite, mais au contraire comme “révolutionnaires”, “anticapitalistes”, investissant le terrain et le vocabulaire de leurs adversaires. Cet aspect avait été souligné par Dimitrov dans son rapport au VIIe Congrès de l’Internationale Communiste en 1935  : «  [Le fascisme] présente son avènement au pouvoir comme un mouvement “révolutionnaire” contre la bourgeoisie.  »

Ainsi, aujourd’hui encore, il ne faut pas considérer le fascisme comme un mot pour désigner des adversaires, il faut être capable de distinguer entre les discours et la réalité, entre le vocabulaire et les objectifs politiques qu’ils recouvrent. Il est important de déceler, au-delà des apparences, les traits spécifiques des courants qui ont caractérisé les mouvements fascistes ou fascisants, en sachant que ces traits se présentaient comme séduisants, du moins dans un premier temps.

Pourquoi est-ce nécessaire  ? Pour la raison suivante  : si certains aspects dans notre situation historique sont différents de ceux de l’entre-deux-guerres, d’autres s’y apparentent. Comme à l’époque, une crise générale du capitalisme sévit dans le monde entier, les tensions et les guerres se manifestent partout dans le monde, la situation des classes populaires s’est dégradée, et, comme lors des processus de fascisation, des fractions de la bourgeoisie sont affectées et entrent en dissidence contre les fractions au pouvoir, espérant mobiliser pour leur propre compte les classes populaires

Le positionnement des diverses classes s’est toutefois modifié dans la situation contemporaine. La classe ouvrière n’a plus d’orientation historique, il n’existe plus d’organisation indépendante, capable d’entraîner les catégories sociales menacées par la crise capitaliste dans un mouvement général d’émancipation. Aucun régime économique opposé au capitalisme n’existe plus dans le monde, comme il en existait dans l’entre-deux-guerres. Par suite, loin de s’atténuer avec la chute de ce que l’on appelait le “camp socialiste”, la rivalité entre puissances de l’orbe capitaliste peut se donner de nouveau libre cours.

La dégradation de l’économie qui affecte la majorité de la population, la montée de mécontentements contradictoires, n’en constitue pas moins sur le long terme, une menace pour le régime capitaliste dévoilant aux yeux de tous son incapacité à œuvrer durablement pour le bien commun. Dans le court terme, comme dans d’autres phases historiques, de nombreux courants politiques, y compris parmi ceux qui se disent “révolutionnaires”, profitant du mécontentement général, contribuent à dévier le sens des luttes populaires, ceci par de multiples appâts et flatteries. Comme aucune perspective d’ensemble ne leur est plus opposée, des revendications identitaires, des intérêts catégoriels, inconciliables, sont mis au premier plan, chacun prétendant combattre pour ses intérêts propres, contre d’autres, à fin de disjoindre et opposer ce qu’il peut y avoir de commun au sein des classes populaires, les plus soumises aux effets destructeurs du capitalisme. Comme on dit, tout cela «  fait le lit du fascisme  ».

***

Bien que la configuration politique actuelle soit préoccupante, des distinctions existent entre le paysage politique actuel et celui de l’entre-deux-guerres. Les conditions qui avaient fait mûrir les processus fascisation dans l’entre-deux-guerres se sont étendues à l’ensemble du monde, sous des formes nouvelles. Des processus de ce type sont en cours ou sont dans les conditions de se développer, mais à n’en pas douter la plupart ne se dénomineront plus Fascisme, compte tenu du médiocre “souvenir” laissé dans les mémoires par ce vocable. Certains peuvent se présenter au nom de l’anti-fascisme, ou, comme hier, de la “révolution”, de l’anti-capitalisme ou de l’anti-impérialisme.

Les discours, les mots, servent plus que jamais à masquer ce qui est en jeu dans la réalité, de sorte, on le répète, qu’il faut apprendre à reconnaître les grands traits qui signalent l’entrée dans un processus de fascisation. On ne s’attachera pas ici à décrire tous les traits d’un un tel processus, ceux-ci ne prenant leur forme spécifique qu’au regard d’enjeux historiques à chaque fois concrètement délimités. On se bornera à attirer l’attention sur les aspects les plus typiques, et sur le double caractère par lequel s’annoncent les courants de dissolution de l’organisation politique du peuple  : violence négatrice et séduction, en s’attachant surtout ici au volet “séduction”.

Pour se préparer à usurper le pouvoir, il faut d’abord séduire

Dans l’histoire, la facette violente, destructrice, du fascisme, est le plus souvent mise au premier plan. On oublie que le fascisme a pu d’abord se présenter sous le visage de la séduction, celle-ci incluant la violence séductrice et la séduction de la violence.

La violence, surtout au début, ne se présente pas nécessairement sous l’angle d’une violence physique. Son caractère négateur se signale d’abord par la volonté de nier, détruire ce qui s’oppose aux visées poursuivies. Il s’agit de dénoncer, déconsidérer, les institutions que l’on vise à abattre comme les formes d’organisation politique du peuple. Pour dissocier l’unité politique et organisationnelle reposant sur des substrats de classe, les mouvements fascistes prétendent substituer des modes de groupement “trans-classes”, communautaristes, corporatistes, ethniques, racistes. 

Sous leur figure séductrice, les mouvements fascistes font miroiter des avantages (incompatibles) aux diverses catégories de population, par flatteries identitaires, afin de susciter l’adhésion à ces “nouveaux” modes de groupement. Des retournements du sens des mots sont mis en œuvre pour appâter le peuple. 

Fascisme italien

Contre la lutte des classes populaires, rendre au capitalisme son “élan vital”

Le théoricien du fascisme italien, Giovanni Gentile mettait en évidence le trait de violence négatrice, telle il s’exposait dans le domaine des idées  :

«  Le fascisme a d’abord surgi sous l’aspect d’une négation violente et dogmatique contre toutes les idées que nous exécrions [idéologies libérales, démocratiques, socialistes]  ».

La violence négatrice allait de pair avec les manœuvres de séduction consistant à faire miroiter un “nouvel” ordre social où se réconcilieraient principes privés et collectifs, “l’esprit collectif” communautaire se trouvant magnifié. Une attention particulière se trouvait portée aux catégories sociales “mécontentes”, susceptibles de vouloir changer la donne au sein de la société capitaliste  : groupes sociaux en voie de déclassement, intellectuels en rupture de ban. Pour appâter le chaland, la déconsidération de la politique “bourgeoise” constituait un atout. Elle autorisait à présenter le projet fasciste comme plus “proches” des préoccupations quotidiennes, de «  l’homme réel  », du «  concret  », favorisant «  l’intervention directe, contre les «  abstractions politiques  ». En dépit de leurs intérêts contradictoires, promesse était faite d’un bien-être, d’un bonheur particulier pour chaque catégorie de population.

Un genre d’autogestion était proposé aux potentiels dissidents comme aux travailleurs ordinaires  : faire organiser la société et la production «  par les producteurs eux-mêmes  », autogérer «  par eux-mêmes  » leur propre exploitation, chacun dans son petit domaine respectif, non à l’échelle de toute la société. C’était là reconduire le vieux principe du maintien du peuple dans sa minorité politique. «  Savetier, reste à ta savate  ». Tu peux régner dans ton petit domaine local, dans ton échoppe, mais tu dois laisser les orientations générales de la société à ceux qui vont la conduire dans la vraie direction. 

L’abandon du droit d’aînesse politique de la classe ouvrière, du peuple, pour le plat de lentilles de l’auto organisation de la société et de la production par les “producteurs”, les “gens eux-mêmes” ne parvint pas à dissimuler l’effectivité de l’aggravation des conditions de vie et de travail pour une majorité de travailleurs. D’autres mirages furent projetés, incitant le peuple à ne plus se définir sur une base sociale, de classe, mais à s’identifier à des entités vagues, au-dessus des clivages de classe, pour l’expansion d’une grande communauté fantasmée, de «  coutume, d’esprit, de mémoire  », à laquelle les individus devaient être soumis.

Ainsi, selon Giovanni Gentile, l’idée “descendait” vers le peuple (ce qui revenait à dire que le “peuple” “n’auto-développait” pas vraiment son «  intervention directe  » sur le monde). Toute «  l’énergie vitale  » devait émaner du sommet, pour la faire parvenir «  jusqu’aux plus extrêmes boutures  ». “L’esprit” de cette énergie devait absorber tous les intérêts et la puissance du “peuple“. L’immanence du mouvement des masses (multitude inorganisée) était en réalité imposé par l’intimidation et un endoctrinement intolérant venu d’en haut. 

Bien qu’il prétende bouleverser l’ordre social existant, le fascisme italien ne se proposait nullement de supprimer les causes capitalistes du malheur du peuple. Contrairement aux visées du mouvement socialiste et communiste, il ne voulait nullement s’attaquer au fondement de ce régime, seulement s’engager dans une “autre voie”, “alternative”, quelque chose comme un “autre capitalisme”, c’est-à-dire le même, en en changeant les bénéficiaires. Le régime fasciste se présentant ainsi comme forme politique spécifique du capitalisme en crise.

Dès ses premières déclarations, Mussolini indiquait clairement le lien entre fascisme et le maintien, sous une forme “nouvelle”, d’un capitalisme régénéré. La politique fasciste ne devait pas permettre, de résoudre les contradictions du capitalisme en s’attaquant à ses fondements, mais de supprimer les effets de sa grande crise. Celle-ci portait en effet le danger d’une extension de la lutte des classes. Pour Mussolini, il s’agissait, au nom de “l’anticapitalisme”, de “rendre sa vigueur” au capitalisme italien, lui faire retrouver son “élan vital”, en favorisant son libre jeu dans la concurrence mondiale, en réprimant toute possibilité d’expression de la lutte sociale. D’où les compromis dans le vocabulaire  : bien qu’il ne soit nullement question d’abolir la logique capitaliste, des mots de tonalité révolutionnaire étaient utilisés.

Dans la réalité toutefois, le fascisme ne peut supprimer les manifestations d’une lutte des classes, continuellement reproduite par les contradictions de la base économique. Il peut seulement s’efforcer d’en empêcher l’expression politique, en détruisant, ou retournant par la séduction, les institutions et organisations politiques en place. 

Fascisme allemand  : Pour la suprématie mondiale, supprimer les obstacles de classe

Séduire et fanatiser par l’inconscience et l’intolérance

Dans la configuration allemande, plusieurs traits du “modèle” italien peuvent être mis en évidence. Toutefois la mise en avant d’un communautarisme de “l’esprit” et du “sang” et l’exaltation du “fanatisme”, impliquant une violence négatrice radicale contre tout ce qui s’opposait à ses visées, lui ont conféré une physionomie particulière. On va s’intéresser au volet “séduction”, intimement lié à l’intimidation physique et idéologique.

Bien avant que le mouvement nazi n’ait pris le pouvoir, Adolf Hitler, dans son ouvrage Mein Kampf, avait projeté tout un programme d’annihilation de la conscience humaine, ou plutôt de domination universelle de l’inconscience. La conscience, la raison, devaient être remplacées par une «  foi fanatique  », visant à «  imposer sa propre vérité sans aucune tolérance  ». Les principes de la propagande nazie furent construits en fonction de cet objectif. «  Les moyens les plus brutaux  » devaient être utilisés pour imposer cette foi fanatique, à fin de forger «  une base spirituelle à la persécution  ». Les conceptions adverses (démocratie, socialisme, communisme) ne pouvaient être brisées qu’à la condition «  d’allumer un nouveau flambeau  ». 

Pour rendre possible la prise du pouvoir, il fallait conquérir les masses, et pour cela détruire leurs orientations politiques et leurs organisations, faisant adhérer à “l’idée fasciste” le «  matériel humain à malaxer  ». La propagande ainsi conçue ne devait pas proposer une analyse objective de la réalité, éclairer les consciences, «  viser l’équité doctrinale  », «  doser le bon droit des différents partis  », chercher la vérité. elle devait au contraire «  plier la réalité  », en soulignant exclusivement le bon droit «  du parti que l’on représente  », afin d’atteindre l’objectif poursuivi. Selon les fascistes en effet, nazis ou non, l’opinion publique ne se constitue pas en fonction d’expériences et de réflexions, de principes rationnels, elle est suscitée par des formules et slogans qu’on lui diffuse d’en haut, pourvu que ceux-ci soient propagés avec force de «  persuasion et persévérance  ». 

La propagande devait ainsi favoriser ce qui donne vigueur à l’inconscience  : la pénombre, la répétition, l’incantation, le discours oral (plutôt que l’écrit qui favorise la réflexion). Ne se fondant pas sur l’analyse et la raison, elle devait procéder par formules affirmatives, concises, concentrées, des formules stéréotypées, capables de faire pénétrer des points peu nombreux, des idées force, répétées avec opiniâtreté, aussi longtemps que nécessaire. Selon cette conception, qui sévit encore, le peuple est considéré comme un abruti. 

Il n’était pas question de conquérir les catégories déjà “conquises” aux idées et objectifs fascistes, dont un certain nombre de catégories dirigeantes, de dirigeants dans les domaines politique et économique, d’intellectuels et de cadres. C’est à la nuée des mécontents “les plus faciles à abuser”, à la multitude la moins consciente, que la propagande était destinée. Il lui fallait revêtir une «  forme psychologiquement appropriée  » à la «  mentalité des masses  », chercher hors de la raison «  la clé qui ouvre leur cœur  ». Les masses, selon Hitler (il n’est pas le seul à le penser) disposent d’une «  faculté d’assimilation restreinte  », elles sont peu accessibles aux raisonnements abstraits, elles sont «  comme les femmes, dominées par l’instinct  », «  la paresse intellectuelle  », la présomption. Il était donc exclu de chercher à élever leurs facultés rationnelles, celles-ci s’opposant à la mobilisation des «  ressorts des passions fanatiques  », «  à la base des grands bouleversements  ». C’est «  aux forces mystérieuses  » qui «  [empoignent] la masse dans le domaine des sentiments  », qu’il fallait faire appel. «  L’âme de la masse  », n’étant «  qu’une partie de la nature  », n’est «  accessible qu’à ce qui est entier et fort  ». En outre, pour ne pas éparpiller les forces combatives sur des ennemis multiples, l’attention devait, par amalgame, se concentrer sur un seul ennemi, mettant «  dans le même tas une pluralité d’adversaires les plus variés pour qu’il semble à la masse de nos propres partisans que la lutte est menée contre un seul ennemi  ».

N’est-il pas troublant de voir se développer ce type de discours et de pratiques dans la période contemporaine  ?

La politique conçue selon la logique “ami/ennemi” et lutte des peuples les uns contre les autres

En utilisant un vocabulaire révolutionnaire, le fascisme italien visait à inciter une partie de la population à pousser les masses à une insurrection, pour rendre réalisable une prise pouvoir. qui n’avait pas pour objectif de mettre fin aux fondements du régime capitaliste. De la même façon, les fascistes nazis ont mis en œuvre un discours révolutionnaire à fin de créer les conditions de leur propre prise de pouvoir. La reconquête de la puissance allemande en vue de conquérir «  la suprématie mondiale  », requérait un peuple docile, homogène, sans opposition de classes. Les nazis se proposaient de ainsi “construire” un “nouveau peuple”, mettant sous le boisseau les critères de classe, au profit d’une imaginaire identité originelle, renfermée dans le cadre d’un “État ethnique”. Cette identité prétendument originelle, censée se trouver au fondement de l’homogénéité, devait ainsi être “construite” par la coercition et la propagande. Le maintien de cette unité fictive ne pouvait prévaloir que dans la mesure où la lutte de la classe ouvrière, des classes laborieuses, qui en contredisait l’effectivité, se trouvait privée de toute forme d’expression politique.

Le fascisme nazi affichait ouvertement sa volonté de supprimer “la lutte de classes”. Loin de rejeter toute forme de combat, il prétendait en modifier les buts et les protagonistes. La puissance de la masse devait à cet effet être canalisée vers ce qui était posé comme le «  combat fondamental  », d’un peuple dépolitisé contre d’autre peuples. À la lutte de classes, le fascisme nazi voulait substituer le combat des communautés selon l’ethnie, la “race”. 

La destruction de toute expression politique organisée pour les classes populaires, allait de pair avec la désignation d’un ennemi commun, ou plutôt l’amalgame de tous les ennemis en un seul  : “capital international”, égalitarisme politique, mais aussi marxisme et communisme. La désignation du marxisme et du communisme comme ennemis, tenait précisément à ce qu’ils se positionnaient politiquement du point de vue des classes sociales, qu’il contestaient «  l’importance de l’entité ethnique  » et mettaient en avant la nécessité d’une expression politique du peuple.

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