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La notion de Révolution

Aujourd’hui, le terme de révolution est utilisé à tort et à travers. On l’utilise pour parler de simple mobilisation, d’émeute, d’insurrection[1], voire même pour définir des événements qui se seraient appelés il y a quelque temps contre-révolution (comme les événements survenus en 1989 en Union soviétique). Le mot, rappelons-le, fut aussi utilisé par Pétain et le régime de Vichy, sous occupation allemande, sous l’appellation « révolution nationale », et les fascistes eux-mêmes se présentaient volontiers comme “révolutionnaires”. Une multiplicité d’usages, ou de contre-emplois du mot se sont développés. On nomme aussi révolution un coup d’État, une rébellion, fut-elle réactionnaire, voire la contre-révolution, sans compter des usages publicitaires dérisoires, comme lorsqu’on parle de « lessive révolutionnaire ».

La notion de révolution a ainsi perdu le sens clair qu’elle pouvait receler, plus spécialement à l’époque de la Révolution française ou de la révolution soviétique. Pour rétablir un peu de clarté, on va s’intéresser à l’évolution des significations du mot.

Le mot révolution vient de la racine latine volvere : rouler, le préfixe re (revolvere) y ajoute l’idée de rouler en arrière, ou de retour au point de départ, à l’image de la révolution des planètes. L’étymologie peut aussi contenir l’idée d’un mouvement en sens contraire ou de changement brusque [tourner (en autre chose), ou (se) retourner (contre quelque chose)]. De même racine, le mot révolte (d’origine italienne) signifie se retourner, puis par extension : se soulever.

Jusqu’au XVIIe siècle, le mot révolution semble surtout lié à l’idée du mouvement cyclique des astres, à la géométrie ou à l’histoire naturelle, puis il commence à s’appliquer au domaine politique, à la substitution d’un régime à un autre. On trouve des références aux révolutions de l’Antiquité (révolutions des empires ou au sein de la république romaine)[2]. Les révolutions anglaise et américaine des XVIIe et XVIIIe siècles, conduisent à ce que le mot s’applique désormais couramment à l’histoire politique, avec un sens proche du sens moderne : mutation, renversement de l’ordre ancien et avènement d’un ordre politique et social nouveau[3]. À la fin du XVIIIe siècle, et plus encore avec la Révolution française, s’opère une modification décisive des significations attachées au mot. L’idée de révolution est désormais associée principalement à celle de bouleversement affectant des affaires humaines, et sociales. Le mot change de sens, entre dans la durée et la temporalité historique, il ne s’agit plus d’indiquer par révolution de simples substitutions de gouvernements, mais des transformations profondes intervenues dans l’histoire humaine.

Au XIXe siècle, le mot révolution, fortement valorisé, s’enrichit de valeurs nouvelles, associées à l’idée de progrès : progrès social, progrès scientifique, révolution industrielle, etc. Au XXe siècle, avec la révolution soviétique, qui se positionne pour partie dans le sillage de la Révolution française, de nouvelles valeurs se surajoutent. Le même mot désigne toute mutation sociale profonde, affectant les fondements du régime économique. Comme cela avait été le cas après le retournement de la période d’essor de la Révolution française, les phénomènes qui accompagnent la dissolution de l’Union soviétique, conduisent à une subversion du contenu sémantique essentiel du mot révolution, jusqu’à l’usage d’expressions telles que « révolution dans la révolution » qui, appliquées au régime socialiste, masquent le processus effectif de restauration du capitalisme en cours, c’est-à-dire la contre-révolution.

Le tournant historique de la Révolution française

Au XVIIIe siècle se produit une « immense littérature sur les révolutions »[4] (révolutions de la République romaine, de Suède, d’Espagne d’Angleterre…). Il semble alors que l’histoire des révolutions particulières devienne « l’histoire tout court ». Tantôt se développe l’idée que les révolutions marquent des changements irréversibles dans l’histoire humaine, tantôt que celles-ci se déploient de façon cyclique, enchaînées à la fatalité. Bien que le mot de révolution puisse encore être attaché à des acceptions anciennes, sa signification générale évolue. Ainsi en 1750, dans les Droits et devoirs du citoyen, Mably associe la notion de révolution à l’idée de « secouer la fatalité historique » et de faire valoir la volonté et le droit des citoyens. Dans le même ordre d’idées, la révolution américaine se présente comme manifestant le rôle important que peut jouer dans l’histoire la volonté humaine. Il en sera de même, à une échelle beaucoup plus large, de la Révolution française, en tant qu’expression de la volonté des hommes contre le déterminisme absolu de la force des choses.

Dans le même temps, la révolution peut aussi se présenter comme résultant d’une nécessité historique, liée à cette même force des choses, et, plus spécialement pour la France, comme conséquence de l’état général de crise qui affecte la société d’Ancien Régime. Ainsi, Mably met en relation l’histoire des révolutions particulières à une histoire plus générale, où les passions « préparent pendant longtemps une Révolution pour qu’il arrive enfin un moment propre pour l’exécuter ». Voltaire pour sa part distingue les « révolutions des trônes », qui ne sont impressionnantes qu’en apparence, des grandes révolutions dans une nation, lentes, profondes, irrésistibles[5] ». Et Rousseau écrit en 1762, dans l’Émile « Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions ». La révolution on le voit ne signifie plus dès lors retour à un état antérieur, mais surgissement d’un changement extraordinaire intervenant dans la vie d’une nation, et porteur de sens pour toute l’humanité.

La Révolution française a en effet frappé tous les contemporains de stupeur, manifestation de l’écroulement du monde ancien, quelque chose d’inédit, capable d’avoir dressé tout un peuple vers un objectif commun, avec l’idée de nouveau fondement pour l’ensemble de la société. Si la révolution américaine ne visait qu’à se débarrasser du joug de l’aristocratie anglaise, la Révolution française se présente comme visant à transformer, refondre, la base même de la société[6]. Cet événement unique affirme la nécessité de briser toutes les chaînes, non de se contenter de substituer un pouvoir politique à un autre. De sorte que désormais, on ne peut nommer un événement révolution que si les hommes, le peuple, qui se sont mobilisés prétendent résoudre tout à la fois les problèmes politiques, sociaux, moraux de l’ensemble de la société.

Si l’existence de désordres, de violences, d’excessive radicalité, peuvent être déplorées par une partie des protagonistes, cela ne modifie pas le sens général de ce bouleversement. Un Saint-Just, un Robespierre peuvent ainsi déplorer certains “débordements” de la foule, ce dernier n’en proclame pas moins, à l’intention de ceux qui les réprouvent pour mieux condamner la révolution elle-même : « Vouliez-vous une révolution sans révolution ?[7] » Kant, qui n’est pas favorable à la violence révolutionnaire, s’insurgera de la même façon contre les « politiques moralisateurs » qui critiquent la révolution en raison de ses “excès”, et qui, en même temps, n’hésiteraient pas à « sacrifier le peuple et si possible l’univers entier », par respect pour les « puissances du moment ». Selon lui, les révolutionnaires, bien qu’ayant pu agir de façon despotique, n’ont pas perdu de vue la « politique morale », universelle.

Après la chute de Robespierre, et tout au long du XIXe siècle, la notion de révolution, bien que changeant de sens, demeure valorisée, y compris par ses adversaires, qui pourront se servir du mot pour légitimer leurs usurpations de pouvoir ou pour prôner une « révolution contraire », comme le préconisait Joseph de Maistre, contre-révolutionnaire notoire.

L’usage du terme révolution chez Marx et pour les marxistes

L’usage du mot révolution chez Marx est fortement déterminé par la référence historique à la Révolution française, qui contient en elle l’annonce d’une autre révolution : « Le mouvement révolutionnaire qui commença en 1789 au Cercle Social […] et qui finit par succomber avec la conspiration de Babeuf, avait fait éclore l’idée communiste. […] Cette idée, développée dans toutes ses conséquences, constitue le principe du monde moderne. »

La révolution marque pour Marx la dissolution d’un régime social et politique ancien, et par suite, son remplacement par un autre : « Toute révolution dissout l’ancienne société  : en ce sens elle est sociale. Toute révolution dissout l’ancien pouvoir  : en ce sens elle est politique. »
Il existe chez Marx une corrélation entre le rôle historique des révolutions (« locomotives de l’histoire »), et leur fondement dans la base économique de la société, comme marquant l’aboutissement d’un processus nécessaire, s’inscrivant dans la longue durée, et qui peut résoudre les contradictions fondamentales de l’ancienne société :

« À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou encore, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elle s’était développée jusqu’alors. Des formes de développement qu’avaient prise les forces productives, ces rapports deviennent des entraves à ce développement. S’ouvre alors une période de révolutions sociales. »

C’est ce schéma tout à la fois économique et social qui est mis en œuvre dans l’application de la notion de révolution à la lutte de classe : lutte de la bourgeoisie contre le féodalisme à l’époque de la Révolution française, puis lutte de la classe prolétarienne contre la classe bourgeoise depuis lors. L’expression révolution prolétarienne devient alors dominante, mais on peut aussi rencontrer les expressions révolution communiste ou révolution socialiste.

Marx peut par ailleurs employer de façon conjointe ou séparée, les termes de révolution politique et de révolution sociale. Utilisée isolément, la notion de révolution politique peut avoir le sens de révolution se limitant à l’instance politique, simple changement des tenants du pouvoir au sein de la même classe, ce qui ne constituerait qu’une révolution incomplète : « une révolution partielle, seulement politique ». La notion de révolution sociale se construit en tant que s’opposant, ou devant compléter, la révolution seulement politique : « la constitution de la classe ouvrière en parti politique est indispensable pour le triomphe de la révolution sociale et de son but ultime : la suppression des classes. » Le plus souvent cependant, le terme révolution utilisé seul sert à désigner un grand bouleversement de la base économique et sociale de la société.

Par la suite, l’idée marxiste de révolution s’applique aux transformations globales, de l’ordre économique et social, à la substitution de la domination d’une classe par une autre.

La notion de révolution inclut aussi la conscience d’une tâche nécessaire à accomplir, non la simple représentation d’un idéal plus ou moins irréaliste. La révolution suppose une rupture avec l’ordre social ancien, le capitalisme, et vise à l’instauration, dans les faits, d’un nouveau mode de production, le socialisme. Et même si tout ne peut pas changer dans l’immédiat, la transformation est envisagée comme devant être générale et radicale, dans la mesure où elle s’attache à résoudre dans leur fondement les antagonismes du régime capitaliste.

La révolution est en ce sens distinguée de la simple évolution, ou de la réforme. Mais elle se distingue aussi de la rébellion aveugle, de la révolte sans perspectives (économiques et sociales), ou d’un simple coup de force politique. Pour que la transformation de la base économique puisse se réaliser, il faut une révolution politique, c’est-à-dire une prise du pouvoir, en tant que levier indispensable pour mener à bien la transformation socialiste, éradiquer les conditions de reproduction du mode capitaliste de production. La prise du pouvoir est un moyen, mais n’est pas l’objectif, qui est la réalisation de la société socialiste. De sorte que la question de la violence, souvent associée à l’idée de révolution, n’est pas un but en soi, elle ne peut être considérée comme centrale, c’est une nécessité imposée par ceux qui combattent les forces révolutionnaires pour mieux conserver l’ordre social ancien.

*

Pour conclure, on perçoit que, depuis le XVIIIe siècle en France, et plus encore depuis la Révolution française et la révolution soviétique, le mot révolution ne peut s’appliquer à n’importe quelle mobilisation, encore moins à un coup d’État, même assorti de manifestations présumées populaires. Révolution désigne de grands événements d’ordre historique, un bouleversement des fondements économiques de la société, la substitution d’un pouvoir de classe à un autre, dans le sens du progrès historique. Toute autre usage masque une volonté de faire marcher l’histoire à rebours et de subvertir le sens des mouvements populaires.

Références :

— LES CAHIERS DE FONTENAY, l’Idée de Révolution, n°63-64, septembre 1991, notamment article de JACQUELINE PICOCHE, « Essai de définition linguistique du mot Révolution », FRANÇOIS HINARD, « Histoire romaine et Révolution », ALAIN MICHEL, « L’idée antique de Révolution dans la tradition médiévale », BERNARD ROUSSET, « L’idée de révolution pour un marxiste aujourd’hui ».
— Dictionnaire critique de la révolution française (FRANÇOIS FURET, MONA OZOUF), Flammarion, 1988.
— Dictionnaire critique du marxisme, GEORGES LABICA, GÉRARD BENSUSSAN, 2ème édition, PUF, 1985.
— ALAIN REY, « Révolution », Histoire d’un mot, Gallimard, 1989.
— ANDRÉ TOSEL, Kant révolutionnaire, PUF, 1988.
— Et les Dictionnaires et Glossaires français disponibles du XVIIe et XVIIIe siècles.

ANNEXE

Révolution, insurrection, coup d’État, révolte, mutinerie…

Dans un article publié en 1991, Jacqueline Picoche, linguiste, analyse les significations différentes de mots qui ont pu être associés aux événements de 1968, en se centrant sur l’opposition entre ceux qui défendent et ceux qui contestent ou veulent renverser l’ordre établi. Ses observations ne sont pas sans intérêt lorsqu’il s’agit de caractériser le sens de tel ou tel épisode historique.

Selon son analyse, émeute se rapporterait à une situation ou des individus qui ne détiennent pas le pouvoir politique se rassemblent dans la rue, de façon ponctuelle, à propos d’une décision particulière, de façon spontanée et inorganisée. Ils peuvent ou non commettre des actions violentes.

Le mot insurrection pour sa part, se rapporte toujours à des individus ou groupes ne détenant pas le pouvoir, mais ils sont plus ou moins organisés, pour mener une action violente avec une certaine continuité contre le pouvoir en place.
S’agissant du coup d’État, un petit groupe de personnes prémédite un projet précis pour se substituer au pouvoir en place, en contradiction avec la légalité. Ce groupe met son projet à exécution, par surprise et rapidement, il réussit et prend la place du pouvoir.

La rébellion n’est pas forcément d’ordre politique. Les noms rebelle et rébellion ont pour complément et contrepartie les verbes mater, réprimer. Lorsque un pouvoir se sent attaqué, il a tendance à traiter de rebelles (sans cause) ceux qui s’opposent à lui. Rebelle, rébellion, se rebeller sont des mots à tendance péjorative, qui ne semblent pas obéir à des motivations claires.

La révolte prend davantage en compte les motivations de ceux qui s’insurgent contre une autorité en place, éventuellement leur bon droit. Le sentiment de révolte peut s’extérioriser par la violence, mais pas nécessairement.
Le soulèvement évoque un mouvement de bas en haut, faisant appel à la métaphore du passage de l’homme couché, passif, en sommeil, à l’homme debout, en pleine force, en pleine action. Cela évoque le passage d’une position de soumission à une position volontaire, de décision.

La révolution est davantage associée à l’idée de bouleversement, retournement des choses, ou mise des choses “sens dessus dessous”. Il y a la notion de retournement complet, subi ou volontairement produit, plus spécialement par la société, et depuis la Révolution française, sans retour au point de départ (l’idée qu’on ne peut “retourner en arrière”). Avec le mot révolution, rien cependant n’impliquerait spécifiquement la violence.

Notes    (↵ Retourner au texte)

  1. 1. Il serait utile à cet égard de se poser la question de la nature effective des “révolutions” dites “arabes”.
  2. 2. À propos du mot révolution, le Dictionnaire royal de 1671 (du jésuite François Parey) évoque un changement dans les affaires d’État (publicae rei commutatio ou conversio). Les mêmes références sont données dans le Dictionnaire universel de 1743 (TREVOUX), qui y ajoute : calamitas, infortunius, imperii occasus).
  3. 3. Dans le Dictionnaire Universel (Trevoux) paru en 1743, le mot révolution peut être associé à l’idée de « changements extraordinaires qui arrivent dans le monde », de révolution du bien au mal, ou du mal au bien. Citations : « Il n’y a point d’États qui n’aient été sujets à de grandes révolutions », « Tous les esprits étaient inquiets à la veille d’une si grande révolution qui se préparait ».
  4. 4. MONA OZOUF, article Révolution, dans le Dictionnaire critique de la révolution française (François Furet, Mona Ozouf), Flammarion, 1988.
  5. 5. Montesquieu met bien en évidence la nature transformatrice des révolutions et leur insertion dans un processus historique : « Il faut parfois bien des siècles pour préparer les changements, les événements mûrissent et voilà les révolutions. »
  6. 6. Chateaubriand indique : « la Révolution de 1789 fut un combat entre le passé et l’avenir ». Le Dictionnaire de l’Académie française (édition 1814), bien que n’évoquant pas directement la Révolution française, parle à propos du mot révolution de « changement qui arrive dans les affaires publiques », « changement mémorable et violent », « qui amène un autre ordre ».
  7. 7. Kant critique l’opinion de ceux qui jugeaient prématurée la lutte révolutionnaire, au prétexte que le peuple n’était pas prêt : « Dans une hypothèse de ce genre (un peuple n’est pas mûr pour la liberté), la liberté ne se produira jamais  : comme on ne peut mûrir pour la liberté si on n’a pas été au préalable mis en liberté. » (La religion dans les limites de la simple raison)

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