etudes, notions théoriques

courants de pensée

analyses

pages d'histoire

questions que l'on se pose

enquête, témoignage

poèmes

biographies

Une anticipation stratégique Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier (1997) – Reviviscence du désordre inhérent à l’espace capitaliste après le repliement d’un pôle socialiste dans le monde

 

C’est au cours des années 90 du siècle dernier qu’un des stratèges majeurs de la politique des États-Unis, Zbigniew Brzezinski, avait tracé par anticipation le devenir possible de l’ordre du monde capitaliste, son probable chaos, ses dérives, tel qu’il tend à se déployer après la défaite du régime économique adverse, le socialisme. La présence d’un pôle socialiste, et son incarnation centrale, la Russie soviétique, n’avait-elle pas, pendant près de 70 ans, battu en brèche la logique immanente de l’économie capitaliste et son extension mondiale. Que devient l’ordre d’un monde qui ne se conçoit plus qu’à partir d’un seul pôle  ?


Après la chute de l’Union soviétique, les incertitudes de la puissance américaine

On peut procéder à deux lectures du livre de Brzezinski, le Grand Échiquier, paru en 1997, qui posait les fondements de la stratégie américaine après la déconstitution de l’autre pôle mondial, en tant que contexture de toute une période historique. Une première lecture, largement répercutée, a surtout mis l’accent sur la volonté de puissance et de contrôle de la planète par l’unique superpuissance américaine après la fin de l’Union soviétique, ou plus généralement de ce que l’on nommait le “camp socialiste”. Selon l’auteur, la «  défaite et la chute  » de l’Union soviétique ont «  parachevé l’ascension rapide des États-Unis comme seule et, de fait, première puissance mondiale réelle  ». Cette lecture n’est pas fausse, mais réductrice, elle interdit de dégager une vision claire des transformations et leurs enjeux stratégiques comme de leurs effets mondiaux trois décennies plus tard, effets que Brzezinski, inscrivant son propos dans une temporalité longue hors de l’immédiateté des événements, énonçait déjà.

Une seconde lecture révèle en effet les incertitudes de la puissance américaine face au relatif chaos du monde qui s’instaure à l’issue de sa “victoire” sur le régime économique adverse. Le précédent ouvrage de l’auteur (1993), rendait déjà compte de cet état chaotique, sous le titre Out of Control. Global Turmoil on the Eve of the Twenty-first Century. La défaite de l’Union soviétique ne pouvait manquer de libérer un espace de rivalité, un état de désordre et de guerre dans l’ensemble du monde.

La destruction du pôle socialiste, la «  défaite et la chute  » de l’Union soviétique ne pouvaient manquer de libérer de fait les conditions d’une deuxième mondialisation capitaliste, après celle de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, et avec elle les rivalités exacerbées entre puissances – capitalistes ou non – et, à terme, l’anarchie mondiale inhérente à ce régime économique. La défaite et la chute de l’Union soviétique créaient de fait les conditions d’une deuxième mondialisation capitaliste.

Le régime d’un “droit international”, impliquant le respect des nations souveraines, avait pu être instauré à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, contribuant à un équilibre relatif du monde lorsque les deux régimes économiques, capitalisme et socialisme, réglaient encore ce droit. Cet équilibre devait être détruit, une fois le socialisme défait  ; dès lors, seuls les États-Unis – puissance phare du capitalisme – se présentaient, selon Brzezinski, comme capables d’imposer un minimum d’ordre. Pour un certain temps, et dans certaines limites, ce fut le cas. Toutefois,

«  Le leadership mondial dont l’Amérique a hérité n’ira […] pas sans désordres et sans tensions, sans violences ne serait-ce que sporadiques.  »
«  Ni les nouveaux problèmes mondiaux qui vont au-delà des limites de l’État nation, ni les inquiétudes géopolitiques traditionnelles ne seront dissipés, ou même contenus, si la structure géopolitique du pouvoir mondial commençait à s’effriter.  »

Brzezinski, au contraire de beaucoup des partisans du régime capitaliste, n’imagine pas en effet qu’une fois rétablies les conditions de déploiement d’un capitalisme sans entrave, la “main invisible du marché” se révèle à même de faire régner l’harmonie. Parmi les causes possibles de perturbations, résultant de la nouvelle donne mondiale, unipolaire, figurait déjà la mise en place de coalitions “anti-hégémoniques” entre puissances, de l’Ouest à l’Est, coalitions susceptibles de remettre en cause tant l’ordre impérial “occidental” que la paix du monde. Chaque puissance, prise à part ou en coalition, pouvait prétendre détenir une hégémonie régionale ou à exercer une influence planétaire  :

«  tous les rivaux politiques et/ou économiques des États-Unis aussi.  »

«  Leur puissance cumulée dépasse de loin celle de l’Amérique. Heureusement pour cette dernière, le continent est trop vaste pour réaliser son unité politique.  »

Foyer depuis cinq cents ans de la puissance mondiale, ce que Brzezinski présentait comme l’Eurasie se posait comme lieu d’une potentielle rivalité avec l’Amérique et était suscpetible de se développer  :

«  l’échiquier sur lequel se déroule la lutte pour la primauté mondiale  », «  le seul théâtre sur lequel un rival potentiel de l’Amérique pourrait éventuellement apparaître  ».

«  Désormais, les États-Unis auront probablement à faire face à des coalitions régionales visant à bouter l’Amérique hors de l’Eurasie et menaçant ainsi son statut de puissance globale.  »

Dans ce contexte, pour s’efforcer de maîtriser les déséquilibres, et la possibilité d’un chaos global, susceptible de menacer tant la puissance américaine que l’ordre du monde, l’objectif était, pour Brzezinski, de «  formuler une politique géostratégique cohérente pour l’Amérique  ». Et pour cela identifier «  les États possédant un réel dynamique géostratégique et capable de susciter un bouleversement important de la distribution internationale du pouvoir  », les empêcher de développer (seuls ou en coalition) une politique d’hégémonie mondiale (des hégémonies régionales pouvant en revanche être favorisées)  :

«  Puisque la puissance sans précédent des États-Unis est vouée à décliner au fil des ans, la priorité géostratégique est donc de gérer l’émergence de nouvelles puissances mondiales, les responsables de la politique internationale américaine [devant] avoir plusieurs coups d’avance en tête, de manière à prévoir les contre-attaques possibles.  »

Face à un nombre accru de compétiteurs, à leur jeu propre, aux alliances “anti-hégémonistes” plus ou moins déclarées qu’ils peuvent nouer, le positionnement de Brzezinski en Grand Maître sur le Grand Échiquier du monde, relevait pour une part de l’attitude conjuratoire, on le constate aujourd’hui.


La fin d’un pôle socialiste dans le monde et l’affirmation d’une puissance impériale globale

La technique de réassurance de l’auteur consistait à positionner comme autant de pions ou de pièces maîtresses les différents États et puissances du monde. Déjà en voie de domination économique du monde depuis 1914, indiquait Brzezinski, détenant la maîtrise des deux océans, la puissance américaine a «  conquis en moins de cinquante ans l’hégémonie au plan mondial  », avec en contrepoint «  l’effacement de l’Europe  », en tant que protagoniste d’un équilibre stratégique global.

La Deuxième Guerre mondiale avait renforcé ce déclin de l’Europe, imposant en quelque sorte aux États-Unis son rôle de puissance hégémonique du “monde libre”, face au pôle communiste. La défaite allemande en 1945, ayant tenu pour l’essentiel «  au rôle joué par les États-Unis et l’URSS  », conduisant à une inévitable “bipolarité” du monde  : en deux régimes économiques et sociaux, capitalisme et socialisme. L’Amérique ne pouvait admettre le partage de l’hégémonie avec l’Union Soviétique. Par sa politique, cette puissance [et ses alliés du “monde libre”] était parvenue «  à limiter sa progression à Berlin, en Corée, en Afghanistan  ». Et c’est en fonction de «  l’organisation supérieure  » de la puissance impériale américaine que l’affrontement avait pu conduire, à terme, à la défaite de l’Union soviétique et du pôle socialiste, par la mise en œuvre de formes de lutte, économiques et “culturelles”, souvent préférées aux formes militaires  :

«  L’Amérique, en s’appuyant sur la stratégie dite du containment, [a empêché] le bloc communiste d’étendre son influence à l’ensemble du continent. Les critères militaires ne pouvant plus, à eux seuls, décider de l’issue de la confrontation, la vitalité politique, le dynamisme économique et le pouvoir d’attraction culturelle [ont revêtu] une importance décisive.  »

Forte des succès obtenus (“défaite et ruine” de son adversaire), la supériorité américaine est devenue véritablement globale, forme de puissance unique au regard de toutes les hégémonies passées. Sa position dominante a concerné les domaines économique, militaire, technologique et culturel  :

«  La puissance globale à laquelle se sont élevés les États-Unis est donc unique, par son envergure et son ubiquité.  »

Elle

«  a maintenu, et même renforcé, sa position dominante, en multipliant les applications militaires des innovations scientifiques les plus avancées. Ainsi, elle dispose d’un appareil militaire sans équivalent du point de vue technologique, le seul à avoir un rayon d’action global. Dans le domaine des technologies de l’information, elle continue à creuser l’écart.
En bref, aucune puissance ne peut prétendre rivaliser dans les quatre domaines clés – militaire, économique, technologique et culturel – qui font une puissance globale.  »


Un règne incontesté, des vassalités consenties  ?

Bien qu’il ait conscience du désordre mondial susceptible de se déployer à la suite de la défaite du “camp socialiste” il semble possible pour Brzezinski, du moins pour un certain temps, de maintenir sous contrôle les différentes pièces de l’échiquier. Le fait que certaines puissances prétendent devenir à leur tour maîtres du jeu, tisser des liens mondiaux, lever des armées de pions pour leur propre cause, au nom du combat contre le pouvoir global américain, ne constitue pas, à la fin du XXe siècle, une préoccupation immédiate. Dans les années 90, soit jusqu’aux années 2020, on peut escompter «  [qu’aucun] rival ne sera assez fort pour disputer seul aux États-Unis le statut de première puissance globale, et ce, pour encore au moins une génération  ».

Plusieurs puissances certes contestent l’hégémonie américaine, mais leur envergure d’ordre régional ne semble pas les autoriser à prétendre à la constitution de “Contre-Empires”.

Les États-Unis paraissent ainsi pour l’heure seuls capables encore d’imposer leurs valeurs au monde. Ils «  cooptent des partenaires  », autrefois l’Allemagne et le Japon, ils s’efforcent à cette époque d’appliquer cette stratégie à la Russie. Ils exercent aussi «  une influence indirecte sur les élites étrangères  », tandis que la culture économique et le constitutionnalisme américains se diffusent partout dans le monde. Ainsi, en Europe  :

«  Rompant avec le modèle usuel des empires du passé, structurés selon une hiérarchie pyramidale, ce système vaste et complexe s’appuie sur un maillage planétaire au centre duquel se tient l’Amérique. Son pouvoir s’exerce par le dialogue, la négociation permanente et la recherche d’un consensus formel, même si, en dernière analyse, la décision émane d’une source unique  : Washington, DC.  »

«  De plus en plus d’Européens admettent que s’ils veulent combler leur retard, ils doivent adopter la culture économique américaine, plus compétitive, plus dure.  »

La domination américaine sur l’ensemble du monde paraît se faire presque à la demande des divers États, vassaux ou tributaires. La suprématie américaine est devenue le fondement d’un nouvel ordre mondial, que Brzezinski dénomme encore “international”. C’est là un angle mort de son analyse. En effet le “nouvel” ordre mondial, une fois abattu le pôle socialiste qui en garantissait dans une certaine mesure la pérennité, se présente déjà comme droit mondial impérial  :

«  La suprématie américaine a engendré un nouvel ordre international qui reproduit et institutionnalise, à travers le monde, de nombreux aspects du système politique américain.  »

Le nouvel ordre mondial s’ordonne autour d’un système de sécurité collective doté de forces et d’un commandement intégré, d’organismes de coopération économique régionale et d’institutions de coopération mondiale, par une recherche supposée du consensus dans les décisions, «  même si les procédures sont dominées, de fait, par les États-Unis  », et par «  la préférence accordée aux démocraties dans les alliances importantes  ».

À première lecture, le règne américain ne paraît ainsi nulle part contesté, même lorsque il s’avère nécessaire de le maintenir par le recours à la force  :

«  Dans le golfe Persique, une série de traités de sécurité, conclus pour la plupart à l’issue de la courte expédition punitive contre l’Irak en 1991, ont transformé cette région, vitale pour l’économie mondiale, en chasse gardée de l’armée américaine  ».

Cette illustration de ce que l’on dénomme “l’arrogance américaine” s’expose dans une autre formule, qui, à bien la considérer, se présente comme technique de réassurance face à des risques dont on perçoit la gravité  :

«  Dans la terminologie abrupte des empires du passé, les trois grands impératifs géostratégiques se résumeraient ainsi  : éviter les collusions entre vassaux et les maintenir dans l’état de dépendance que justifie leur sécurité  ; cultiver la docilité des sujets protégés  ; empêcher les barbares de former des alliances offensives.  »

Réfractée en miroir par ses “vassaux” (potentiels rivaux en hégémonie) et ses “tributaires”, la théorie de l’omnipotence américaine servira cependant à forger contre elle des armes idéologiques d’une certaine portée mondiale. L’auteur n’ignore pas d’ailleurs l’existence de divers protagonistes qui travaillent à une redistribution à leur profit de l’espace ex-soviétique. Il s’interroge sur les moyens à mettre en œuvre pour «  prévenir l’émergence d’une puissance eurasienne dominante  » qui viendrait s’opposer aux États-Unis, mais l’essentiel est de contenir la redistribution, “pluraliste” qui pourrait survenir, moyennant quelques deals sous contrôle américain.


L’Europe protectorat américain. Un équilibre sous contrôle  ?

Pour que le repartage de l’espace soviétique demeure sous contrôle, il est nécessaire qu’à l’Ouest (Europe), comme à l’Est (Japon-Chine), les puissances régionales n’outrepassent pas leur rôle de pièces maîtresses (en prétendant assurer celui de maître du jeu). Sur le grand échiquier mondial, l’Europe, en déclin du point de vue de sa capacité hégémonique, n’en occupe pas moins une place privilégiée. C’est «  l’alliée naturelle de l’Amérique  ». Mais ce n’est pas en tant que force politique indépendante (et prétendant à l’hégémonie) que l’Europe se trouve positionnée sur le grand Échiquier. Par Europe, il entend «  l’ensemble géopolitique uni par le lien transatlantique  », et ce n’est que dans le cadre de cette conception, que les États-Unis se prononcent pour l’émergence d’une entité “Europe”. Toutefois,

«  on ne peut ignorer l’éventualité que l’Union européenne, en réalisant son unité, devienne un rival pour les États-Unis à l’échelle mondiale.  »

Si l’Europe parvenait à s’unifier politiquement, ne pourrait-elle pas jouer «  un rôle mondial comparable à celui des États-Unis  ?  » On doit considérer cependant que sans le lien transatlantique, le processus d’unification s’arrêterait, en raison des méfiances mutuelles entretenues entre les différents États. Au contraire de l’impérialisme américain, la particularité de “l’impérialisme européen” est d’être marqué par

«  une rivalité permanente entre États, non seulement pour la conquête coloniale, mais aussi pour l’acquisition d’une position dominante au sein de l’Europe.  »

Hors du cadre transatlantique, leurs rivalités internes se donneraient libre cours, interdisant à terme une unification effective et la capacité hégémonique. Or, sans stabilité interne, il n’est pas possible d’envisager une prééminence mondiale, comme en ont attesté les deux guerres mondiales, processus d’auto-destruction de l’Europe.

Pour s’opposer à l’émergence d’une Europe sous domination de l’une ou l’autre des puissances européennes, Brzezinski préconise une politique d’équilibre. Il faut éviter qu’un État européen puisse, à lui seul, détenir l’hégémonie. Il marque dans l’immédiat (1997) «  une préférence pour un leadership allemand  », plutôt que français, ceci à condition que l’Allemagne reste dans la dépendance américaine.

«  Si l’engagement européen ouvre [pour l’Allemagne] la voie de la rédemption nationale, seuls des liens étroits avec l’Amérique garantissent la sécurité. Elle pourrait alors exercer, avec le sauf conduit américain, un leadership régional à l’Est.  »

Toutefois, dans la mesure où l’Allemagne pourrait être tentée de jouer un jeu propre, la France pourrait être concernée par un leadership européen, conforme aux vœux américains. Le problème à son égard toutefois est qu’elle a toujours prétendu «  affirmer une identité propre et […] préserver sa liberté de manœuvre  » [notamment à propos de son intégration à l’OTAN]. Elle entretient l’illusion qu’elle demeure une puissance de rang mondial, de par la possession de l’arme atomique et vise à exercer la prépondérance en Europe, ce qui passerait par une «  réduction graduelle de la primauté américaine  »  :

Pas facile d’opérer un choix pour le stratège. On doit tenir compte du fait que l’économie française est plus faible que l’économie allemande, et que sa prétention à la prépondérance est par conséquent mal assurée. Quant à l’Allemagne, depuis sa réunification, elle se présente comme capable, de «  faire valoir sa propre vision pour l’avenir de l’Europe  », en partenariat avec la France, et non plus sous un statut de “protégé”.


L’Asie, le “volcan politique en sommeil”

Père gardez-vous à l’Est, père gardez-vous à l’Ouest, telle semble la devise qui doit gouverner le jeu du Grand Maître sur l’échiquier du monde.

Ayant défini une stratégie pour contenir d’éventuelles ambitions européennes, il s’agit de se préoccuper du continent asiatique «  en passe de devenir le centre de gravité de l’économie mondiale  », “volcan politique en sommeil”, traversé de multiples conflits territoriaux et ethniques, et de bouleversements géopolitiques. Tandis que la Russie a beaucoup perdu de son influence sur cette région, la Chine monte en puissance, le Japon se montre plus réservé à l’égard de la puissance américaine, etc. La Chine se présente comme la puissance en pleine ascension susceptible de devenir dominante  :

«  Aussi, en raison de ce qu’ils sont et de leur simple présence, les États-Unis deviennent involontairement l’adversaire de la Chine au lieu d’être leur allié naturel.  »

Dans ce contexte, le rôle des États-Unis devient de plus en plus dépendant de la coopération du Japon (les forces japonaises étant considérées comme un prolongement de la présence américaine dans la région).

Le Japon n’en cherche pas moins à jouer un rôle politique plus autonome. C’est «  un pays qui ne se satisfait pas du statu quo mondial  ». Cependant, «  contrairement à l’Allemagne, il se trouve isolé dans la région  ». Le Japon est devant un dilemme  : s’il devient une puissance régionale, il se heurte à la Chine  ; s’il devient une puissance mondiale, il remet en cause le soutien des États-Unis. Comme au sein d’autres puissances du monde, plusieurs tendances se font jour. Un groupe dominant a pris le parti des États-Unis  ; celui des «  mercantilistes mondialistes  », partisans d’une démilitarisation relative, et visant à une extension de la part commerciale du Japon. Une nouvelle génération affirme sous la formulation   : faire du Japon «  un pays normal  », sa volonté d’une politique indépendante. Il convient de lui accorder une part congruente dans le cadre des échanges mondiaux  :

«  Sur ce continent aussi, la politique américaine doit donc offrir aux puissances régionales, des participations au contrôle mondial global, pour satisfaire, tout en les limitant, leurs aspirations régionales ou internationales.  »

En bref, synthétisant les divers éléments de son analyse stratégique, Brzezinski indique comment devrait se présenter la succession des coups à jouer par l’Amérique sur le «  grand échiquier  » mondial. Le maintien de la suprématie américaine dépend de sa capacité à faire jouer correctement leurs rôles aux principaux acteurs géostratégiques, sur le continent européen, en Eurasie centrale et en Asie. Sinon, on en arrive au chaos global. Et de fait, de nombreuses inconnues demeurent quant aux stratégies propres mises en œuvre par les grands partenaires adverses.

À l’égard de la Chine, dans les conditions de la fin du XXe siècle,

«  un dialogue stratégique sino-américain s’impose […] concernant les zones que les deux pays souhaitent voir libérées de la domination d’États qui aspirent à exercer leur hégémonie.  »

Toutefois, même si l’Amérique parvient à maîtriser le jeu d’ensemble, Brzezinski n’ignore pas que l’avenir sera fait de «  désordres et de tensions  », et ceci sur les différents fronts  :

«  La longévité et la stabilité de la suprématie américaine sur le monde dépendront entièrement de la façon dont ils manipuleront ou sauront satisfaire les principaux acteurs géostratégiques présents sur l’échiquier eurasien et dont ils parviendront à gérer les pivots géopolitiques clés de cette région.  »


Vers une paix globale ou vers le chaos global  ?

Bien que l’auteur ne puisse admettre que le fondement du désordre, depuis la “défaite” du pôle socialiste, résulte de la libération mondiale des “lois” qui gouvernent de façon immanente le régime capitaliste (“l’économie de marché”) dont il préconise l’extension mondiale, les difficultés d’un contrôle global américain sont clairement perçues  :

«  Malgré sa dimension planétaire, l’hégémonie américaine reste superficielle. Elle s’exerce par de multiples mécanismes d’influence, mais à la différence des empires du passé, pas par le contrôle direct.  »

Il souligne le fait qu’en Eurasie (Europe plus Asie), il existe encore des «  États politiquement dynamiques et historiquement ambitieux  » et que «  ce contexte exige une grande habileté géostratégique  ». Or, l’Amérique est «  trop démocratique chez elle pour se montrer autocratique à l’extérieur  », l’emploi «  de sa capacité d’intimidation militaire est limité, contraignant à user de moyens indirects  »  : «  les manœuvres, la diplomatie, la formation de coalitions, la cooptation et l’utilisation de tous les avantages politiques disponibles  », «  clés du succès dans l’exercice du pouvoir géostratégique  ». Le régime démocratique, à cet égard, entrave les interventions “pacificatrices” de l’empire global.

Pour maintenir la stabilité d’un inconcevable monde unipolaire1, maintenant que se trouve défait l’adversaire global [Russie et pôle socialiste], l’Amérique est tenue de pratiquer une défense globale de “l’Occident”, en l’absence de l’adversaire lui aussi global qui en avait forgé l’unité relative. Pour rendre possible une telle défense, un renforcement sur le front intérieur et une bonne gouvernance au niveau extérieur seraient indispensables. Il n’est pas certain que leurs conditions soient réunies. L’Amérique doit donc s’engager plus nettement pour favoriser la stabilité géopolitique internationale et faire renaître en Occident un improbable “sentiment d’optimisme historique”. Pour ce faire, il convient de bien gérer à la fois les problèmes sociaux intérieurs et les défis géopolitiques extérieurs, sans méconnaître les obstacles et les difficultés d’une telle gestion. De fait, les États-Unis ont à faire face à une fragilité d’ordre intérieur, notamment celle de «  la diversité culturelle  », qui ne permet pas un consensus en politique étrangère.

La politique de paix de la puissance globale se heurte aussi à des obstacles au plan extérieur qui rendent de plus en plus difficile l’exercice d’un contrôle sur l’ensemble du monde, contre les nouvelles puissances qui ambitionnent de mettre en péril la suprématie américaine.

Si tout allait dans le bon sens, le maintien de la suprématie américaine par le recours aux manœuvres politiques pourrait consolider jusqu’à un certain point l’ordre dans les différentes régions, au moyen d’ententes avec les partenaires ou rivaux potentiels.

À court terme, «  la tâche la plus urgente est de veiller à ce qu’aucun État ou groupement d’États n’ait les moyens de chasser d’Eurasie les États-Unis ou d’affaiblir leur rôle d’arbitre  ».

À moyen terme, il conviendrait de développer de véritables partenariats avec une Europe plus unie et «  politiquement mieux définie  », avec une Chine à vocation régionale et une Russie “post-impériale”. Tout cela est dans l’ordre du possible, mais aussi de l’incertain.

À long terme Brzezinski pense que «  la politique globale  » des États-Unis est vouée à devenir de moins en moins propice à la concentration d’un pouvoir hégémonique dans les mains d’un seul État. L’Amérique n’est donc pas seulement «  la première superpuissance globale, ce sera probablement la dernière  ».

La décrue prévisible de la puissance américaine dans un monde que l’on prétend réduire à un seul pôle, pourrait sinon aller de pair avec un chaos global, engendrant, contre l’optimisme prôné, un sentiment d’inquiétude dans l’ensemble occidental. Comme l’exprimait l’historien Hans Kohn, cité par Brzezinski  :

«  ce qui ressemblait au passé a resurgi   : la foi fanatique, les dirigeants infaillibles, l’esclavage et les massacres, le déracinement de populations entières, la barbarie impitoyable.  »

La fin de la guerre froide a fait renaître de tels sentiments  :

«  La paix relative qui règne aujourd’hui dans le monde pourrait avoir la vie courte.  » «  Alors qu’on s’attendait à l’instauration d’un “nouvel ordre mondial” fondé sur le consensus et l’harmonie, “ce qui semblait appartenir au passé” appartient désormais à l’avenir.  »

Nous en sommes là.

———————————————-

1. Quels que puissent être les avatars de sa résolution dans des conjonctures particulières, la contradiction entre capitalisme et socialisme marque toute notre époque historique. Elle n’est pas épuisée. Les tentatives de résolution de cette contradiction en une partie du monde, en un temps donné, ne peuvent être considérées comme de simples “accidents”, leur causalité reste à l’œuvre. Ces tentatives, quel qu’ait été leur devenir immédiat, découlent des contradictions économiques inconciliables inhérentes au mode de production et d’échange capitaliste, telles qu’elles s’étaient déjà manifestées à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Elles s’exposent encore, d’un siècle à l’autre, au cours des grandes crises générales de ce régime économique. Le pôle socialiste est aujourd’hui défait, mais c’est toujours un spectre qui hante aujourd’hui l’ensemble du monde et plus seulement l’Europe, comme en 1848

Un commentaire ?