etudes, notions théoriques

courants de pensée

analyses

pages d'histoire

questions que l'on se pose

enquête, témoignage

poèmes

biographies

Tous ensemble ?

Selon un sondage de l’IFOP (2013) paru dans l’Humanité, 64% des personnes interrogées estimaient qu’en France « à l’heure actuelle, la lutte des classes est une réalité ». En 1964, ils n’étaient que 40%, 44% à la veille des événements de 1968. Il s’agit là de constater l’élargissement d’une réalité ressentie, sans que l’on sache bien ce que recouvre l’expression lutte de classe.

Selon la place occupée dans la société par les différentes catégories socio-professionnelles, cette expression n’a vraisemblablement pas le même sens. Il en est de même pour ce qui touche à la perception de l’origine et la nature des contradictions qui se manifestent dans le cadre du capitalisme. Si, toujours selon les sondages, les qualificatifs négatifs associés à ce régime social passent de 50% en 1988, à 64% en 2010, que 56% peuvent déclarer vouloir changer de société, on ne sait pas non plus ce qui est entendu sous les mots de capitalisme ou de changement de société, et si les différents individus et groupes sociaux les comprennent de la même façon [1].

Après une longue occultation, l’évolution de l’opinion publique sur ces questions, telle qu’elle est réfractée dans les sondages, a conduit plusieurs organisations politiques, mais aussi les medias, à se préoccuper de la question des classes et de leur lutte. Si l’on s’intéresse à un tel “retour” des classes, et à un possible rejet majoritaire du capitalisme, il ressort que ces thèmes ne revêtent pas les mêmes contenus qu’il y a une cinquantaine d’année. Dans les formulations recueillies lors des investigations conduites par Germinal, la mise en avant de l’opposition travail / capital, sans parler même de bourgeoisie / prolétariat, ou même ouvriers / patronat, ressort rarement sous ces dénominations, sauf peut-être pour quelques individus parmi les catégories sociales les moins soumise aux effets de ces oppositions.

C’est parfois moins la contradiction entre classes sociales, au sens strict du terme, qui est perçue, que la prise en compte d’inégalités salariales ou de statuts, plus spécifiquement entre secteur public et secteur privé. Il s’agit sans doute moins d’évoquer une “lutte” ouverte, que le problème posé par l’existence d’une disparité structurelle, qui fait dépendre le relatif maintien (ou “bonification”) de la situation des uns, au détriment de celle des autres, si l’on admet que tous s’abreuvent, et ne peuvent s’abreuver qu’à la même source, le travail producteur de valeur. La mise en avant de ces disparités de situation, dans un pays tel que la France, se manifestent avec plus d’évidence lors des périodes de crise. La venue de la gauche au pouvoir paraît avoir envenimé les “ressentis” et ressentiments à l’égard de telles disparités, qu’on met parfois en relation avec les politiques, de droite ou de gauche.

« On a eu le président des riches, puis celui des fonctionnaires », « le PS est le parti des fonctionnaires au détriment des salariés du privé. »

Du côté des producteurs indépendants et de nombre de salariés du secteur privé, la perception d’un “tous ensemble” contre le gouvernement ou le capital, fait place à l’affirmation d’une dissimilitude, qui peut aller jusqu’à la divergence, entre d’un côté ce que l’on considère comme “classes populaires”, et de l’autre ce qui peut être regardé comme catégories de “nantis” ou de “bourgeois” : les riches traditionnels d’une part et d’autre part les bénéficiaires de statuts “protégés”.

On peut porter un jugement sévère sur de telles prises de positions, estimer qu’elles sont répréhensibles, indignes, susceptibles de désunir le “tous ensemble” prôné depuis les mouvements de 1995 (sans que la base d’une potentielle unité n’ait pour autant été constituée [2]). Ce serait pourtant faire preuve de myopie politique que de ne pas tenir compte de ces réalités, s’imaginer qu’elles doivent tout aux discours dits “populistes”, qu’elles révèlent des phénomènes de “crispations” ou de “droitisation”, indues, du côté des classes populaires. Il est sans doute plus opportun de s’interroger sur les facteurs qui ont exacerbé, sans les créer, l’affirmation de telles prises de positions, et plus encore le souci de les exposer ouvertement.

Pour peu que l’on s’intéresse tant à ses paroles qu’à ses actes, il semble en effet que la nouvelle équipe au pouvoir, avant de se préoccuper de diriger, et jusqu’à un certain point réunir l’ensemble de la nation, ait d’abord visé à satisfaire ses diverses clientèles. L’électorat de François Hollande et du Parti socialiste, on le sait, regroupe un fort pourcentage de catégories de la société relativement aisées et disposant d’un haut niveau d’études : cadres, professions libérales, fonctionnaires (notamment cadre A). Près de 70% des fonctionnaires se sont prononcés pour François Hollande, alors qu’il n’a recueilli qu’environ 30% des voix des travailleurs indépendants. Quant au taux d’abstention des ouvriers aux Législatives, il s’est révélé particulièrement important.

Cette attention sélective portée aux différentes catégories de population, est perçue comme créatrice d’un clivage :

« les socialistes, leur clientèle, ça ne représente qu’un tiers des Français, eux-mêmes et les fonctionnaires, et pas tous », « le Parti socialiste distribue l’argent qu’il n’a pas, en prenant sur les classes moyennes », « ils font de l’anti social, ils divisent les Français », « on veut calmer le peuple en embauchant des fonctionnaires, assister le peuple au lieu de lui donner du travail », « la politique de Hollande, il charge et taxe les heures sup des ouvriers et employés, et de l’autre il supprime la journée de carence des fonctionnaires ».

La perception d’une disparité entre le traitement réservé par le gouvernement aux différentes catégories de population, peut se tourner non contre lui, mais contre ceux-là mêmes dont les “privilèges” sont estimés pris sur le dos des autres travailleurs. Les formulations en ce sens abondent.

« C’est pour eux que nous sommes directement prélevés », « c’est avec nos impôts que l’on paie vos salaires, vos vacances, vos maladies, vos retraites, et il est normal en ces temps difficiles que nous soyons offusqués de vos prétentions alors que nos jeunes diplômés sont smicards », « ils disent qu’ils n’ont pas d’augmentation en rapport avec le coût de la vie, mais leur salaire n’a pas diminué comme nous », « ils se plaignent d’avoir un jour de carence, mais dans le privé j’avais trois jours de carence », « ne me dites pas que vous avez un métier difficile […] allez-donc travailler à l’usine ou à percer des trous dans les rues au marteau piqueur huit heures par jour pour toucher le SMIC avec la menace de perdre votre job et on verra quel est le boulot difficile ».

De tels reproches peuvent certes être formulés par des électeurs de droite, mais aussi de gauche. Et, y compris parmi les fonctionnaires, on n’adhère pas nécessairement à tous les motifs des mouvements revendicatifs du secteur public et aux mots d’ordre des syndicats :

« On revendique contre le jour de carence, pas assez d’embauches, ce n’est pas judicieux », « au final pourquoi réclamer plus alors que les autres se serrent la ceinture ».

La prise en compte critique des disparités existant entre le privé et le public, ne recouvre pas nécessairement une vague de fond “anti-fonctionnaire” du côté des classes populaires [3]. Quant à son fond, il s’agit souvent d’une revendication d’égalité : que tous participent du sort commun. Cela s’expose à propos du calcul des retraites, des retenues sociales, des sanctions en cas de non accomplissement de ses fonctions : «mettons donc tout le monde à égalité ».

Bien que l’utilité des services publics soit peu fréquemment déniée, on s’interroge parfois sur leur caractère effectivement public comme sur l’existence d’abus : « les services publics sont de plus en plus décevants dans l’accueil, et le résultat. À part le monde hospitalier où l’on voit des personnels faisant le maximum pour les malades, tous les autres font le maximum pour effectuer le minimum. »

De leur côté, les agents de la fonction publique, du moins au travers de leurs expressions syndicales, peuvent s’estimer “incompris”. Ils pensent que ce sont eux « qui ont le plus perdu sur le pouvoir d’achat », ils sont « les principales victimes du gouvernement précédent », et maintenant de l’actuel.

« Arrêtez de dire que les fonctionnaires spolient le privé, c’est l’inverse [l’argent public va au privé]. »

Certains fonctionnaires, notamment dans le secteur hospitalier ou médico-social, la police, reconnaissent l’existence d’abus, ils admettent que les revendications de certains corps ne sont pas légitimes (le “tous ensemble” a ses limites ici aussi !). Mais ils refusent la généralisation de la remise en cause qui peut être faite de leurs fonctions :

« Il est temps d’arrêter de traiter tous les fonctionnaires de fainéants […] commençons par ceux qui ne font rien du tout », « je reconnais qu’il existe des inégalités privé/public et qu’il est temps d’ajuster, mais j’en ai marre de me faire cracher dessus », « je ne pense pas qu’il soit normal de mettre tous les fonctionnaires dans le même sac ! Les 35h, nous on connaît pas », « il faut arrêter les clichés […] je fais sûrement plus d’heures que beaucoup de salariés du privé et je prends plus de risques également. Ce n’est pas mon emploi que je risque mais trop souvent ma vie ».

Ces fonctionnaires semblent être sur la défensive. Mais du côté de leurs organisations politiques ou syndicales, il n’en est pas toujours de même, comme en attestent leurs dénonciations de certaines catégories sociales populaires, qui sombreraient dans le « populisme, la « droitisation », bref la “mal pensance”. D’autres exaltent la virginité économique des agents du secteur public, dans la mesure où leur revenus d’existence ne seraient en aucune façon liés au “profit”, au contraire de ceux qui participent du secteur capitaliste, ou qui sont investis sur « le marché du travail », et reçoivent de ce fait leur argent d’une source impure. Ce qui est oublier que la source commune des divers revenus, directement ou par rétrocession, n’en demeure pas moins et toujours la production de valeur nouvelle.

Plus adroitement, au travers de la nécessité d’un “tous ensemble”, ou du besoin de “transformation sociale et politique”, certains courants de gauche ambitionnent de rallier les forces populaires à leur cause, qu’il s’agisse d’appuyer leurs revendications forcément nobles, ou susciter un vote favorable à la tendance que l’on représente. Dans tous les cas, on souhaite au mieux, en se “penchant” sur lesdites forces populaires, les « mettre au cœur » de l’action politique, mais surtout pas à la tête, pour indiquer la direction. Il s’agit de « les entraîner dans l’action », et pour cela « les éduquer » [peut-être même les rééduquer], afin que le peuple puisse enfin savoir ce qui est bon pour lui.

Notes    (↵ Retourner au texte)

  1.  1. L’enquête proposée en supplément dans ce numéro tendrait à attester que de mêmes mots recouvrent des réalités et aspirations différentes.
  2.  2. L’unité n’est pas l’addition d’intérêts disparates, elle se construit en fonction d’un but commun, effectivement commun, qui n’occulte pas les contradictions sociales.
  3.  3. Selon une étude de 2010, à l’initiative de syndicats de fonctionnaires, 42 % des personnes interrogées estimaient qu’il « y en avait trop », 43 % « ni trop, ni pas assez », 16 % « pas assez » (36 % au Front de gauche).

Un commentaire ?