etudes, notions théoriques

courants de pensée

analyses

pages d'histoire

questions que l'on se pose

enquête, témoignage

poèmes

biographies

Pour une souveraineté stratégique et opérationnelles de défense nationale

Général Vincent Desportes, La dernière bataille de France*

Au sens large, la défense de la nation, c’est la défense de son indépendance, de sa souveraineté de décision, c’est aussi, dans un sens plus restreint la défense armée. Les deux sens sont étroitement liés. La défense armée ne peut pleinement jouer que si une stratégie militaire indépendante se trouve définie au plan politique. On doit considérer à cet égard qu’il n’existe pas toujours d’unité en la matière de la part des différents courants politiques et gouvernements successifs, ce qui peut indirectement renvoyer à la question des intérêts de classe ici en jeu. Qui a le plus intérêt à la défense et à l’indépendance de la nation ? Du point de vue social, l’armée ou du moins certains de ses représentants, pourrait se poser en quelque sorte comme “au-dessus des classes”, défendant le seul intérêt national, comme il a pu en être le cas avec De Gaulle. Il n’en demeure pas moins qu’une politique de défense, même sous son aspect purement militaire, ne peut être conduite sans le soutien de la nation, de la majorité, donc des classes populaires.

***

Nécessité de défendre et protéger la nation et la richesse nationale

 

Dans les conditions d’une lutte entre puissances, la nation, qu’elle repose sur un régime de propriété privée ou de propriété sociale, qu’elle soit prise en mains par la classe bourgeoise ou par la classe prolétarienne, ne saurait être durablement garantie sans une force armée unifiée, nationale. Ce constat fonde le propos du Général Desportes. La défense de la nation, pour pouvoir être menée, nécessite la socialisation d’une partie des richesses, afin de pouvoir disposer d’une force unifiée, capable de protéger les biens et les personnes contre l’extérieur et les factions. Déjà Adam Smith dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776) posait en ce sens :

« Quand une nation civilisée ne peut compter pour sa défense que sur des milices, elle est en tout temps exposée à être conquise par toute nation barbare qui se trouve être dans son voisinage […]. C’est par le moyen d’une armée de troupes réglées seulement que la civilisation peut se perpétuer dans un pays, ou même s’y conserver longtemps. »

À terme, si cette fonction régalienne de défense n’est pas remplie, il n’est plus possible de produire de richesses, donc plus possible de donner les moyens d’existence pour les fonctions sociales de l’Etat. On redescend, comme le dit Vincent Desportes, en bas de la “pyramide de Maslow”, qui hiérarchise les besoins humains en cinq strates, selon cet ordre croissant : besoins physiologiques, de sécurité, d’appartenance, d’estime, d’accomplissement.

Toujours selon l’auteur, en privilégiant les seules dépenses publiques et de redistribution, qui selon l’INSEE représentent 55% des dépenses de l’État, au détriment des dépenses régaliennes qui ne représentent que 2,5%, les gouvernants des dernières décennies ont nié la réalité d’un monde en guerre, notamment depuis la chute du bloc communiste entre 1989 et 1991. Signalons qu’en fait, si le budget global a eu tendance à augmenter en valeur absolue, il a diminué en proportion de la richesse nationale (pourcentage correspondant à la moyenne mondiale), comme le montre ce tableau réalisé à partir des données de l’institut international de recherche sur la paix de Stockholm, pour les derniers quinquennats.
* Paris, Gallimard, collection Le débat, 2015.

 

Année

Dépenses

millions d’euros

Année

Dépenses

millions d’euros

2007

44,2

2012

58,9

2008

67,7

2013

61,2

2009

63,9

2014

62,3

2010

65

2015

50,9

2011

62,5

2016

*

 

Vincent Desportes poursuit sa démonstration en affirmant que la baisse relative des investissements militaires évite la restructuration profonde des programmes d’aide sociale. Ce choix, raisonnable hier, ne l’est plus aujourd’hui : devant la montée des périls et de l’insécurité, la “redistribution” au profit des Français doit se faire aussi sous la forme d’une amélioration de la défense et de la sécurité.
« À l’extrémité de la péninsule Europe, les Français, à tort, ne se sentent pas menacés et, à la sécurité qu’ils pensent acquise, ils préfèrent les douceurs de l’État providence, cet opium des nations qui, par un processus d’enchaînements pervers, conduit à leur engourdissement ».

 

Pour une politique de défense nationale

 

La citation d’Adam Smith présentée au début de ce compte-rendu se poursuit ainsi :
« Les hommes attachés aux principes républicains ont vu d’un œil inquiet une armée de troupes réglées comme étant une institution dangereuse pour la liberté. Elle l’est, sans contredit, toutes les fois que l’intérêt général et celui des principaux officiers ne se trouvent pas nécessairement lié au soutien de la constitution de l’État. […] mais quand c’est le souverain lui-même qui est le général ; quand ce sont les grands et la noblesse du pays qui sont les principaux officiers de l’armée ; quand la force militaire est placée dans les mains de ceux qui ont le plus grand intérêt au soutien de l’autorité civile, parce qu’ils ont la plus grande part de cette autorité, alors une armée de troupes réglées ne peut jamais être dangereuse pour la liberté. Bien au contraire, elle peut, dans certains cas, être favorable à la liberté. ».

Vincent Desportes va dans ce sens en écrivant :

« Le citoyen n’admet la contrainte de l’État que si celui-ci remplit sa fonction première : la défense et la sécurité », « l’impôt doit se transformer en services attendus par les citoyens. Lorsque l’évolution du monde fait redescendre les hommes à la base de la pyramide de Maslow, c’est d’abord de la sécurité que l’État doit redistribuer ».

L’auteur met en avant un intérêt commun dont l’armée serait le rempart, dans une mission éminemment politique.

Le livre aborde une autre question, celle de la tentation d’intervention des militaires dans la vie politique. Mais selon l’auteur, depuis le coup d’état avorté des généraux contre de Gaulle en 1961, toute tentation prétorianiste a été écartée en France. Ce qui a conduit à un éloignement croissant à l’égard des décisions politiques au point de n’avoir plus leur mot à dire quant aux grandes décisions stratégiques, de plus en plus l’affaire des seuls civils.

« Le militaire, exécutant d’une décision politique sur laquelle il n’a guère de prise, glisse ainsi insidieusement sur la pente du déclassement institutionnel, apparaissant à la classe politique comme un simple technicien. »

Dès lors, « le militaire voit s’affaiblir son rôle, pourtant essentiel, de stratège ». Cette primauté de la technique sur la stratégie et la politique pose problème, dans un contexte de forte politisation des affrontements :

« Aujourd’hui, la guerre combattue, c’est le retour de la politique comme facteur premier, c’est la reconnexion du militaire et du politique : c’est donc la vanité croissante de l’exponentielle technologie dans un contexte de repolitisation des affrontements. »

Le monde “apolaire” d’après la chute du communisme

La chute de l’URSS en 1989 a laissé libre cours aux affrontements entre puissances du monde capitaliste, ce qui est loin de porter un avenir de paix.

« Avec le délitement de l’Union soviétique, le monde dangereux mais profondément stabilisé par la puissance magnétique exercée par ses deux pôles essentiels a disparu, remplacé par un univers aux champs magnétiques trop faibles pour organiser l’espace, un monde apolaire »

« L’achèvement de l’affrontement bipolaire n’était pas un facteur de paix. Bien au contraire ! La guerre froide avait contenu les rivalités, maîtrisé les appétits, rejeté les conflits aux confins du monde civilisé ; sa fin les réveillait, brutalement, multipliant les affrontements interétatiques et augmentant d’un quart, en une vingtaine d’années, le nombre des États ».

Il en est résulté des théories et des pratiques visant au développement d’un principe de « guerre hors limites », « qui pourrait envahir tous les champs qui s’offrent à elle », comme l’explique le Ministre Jean-Yves Le Drian dans Qui est l’ennemi ? (il fait état du livre des stratèges chinois La guerre hors limites).

 

Faire retour à une défense nationale. Être capable de faire face à une “surprise stratégique”

Pour le Général Desportes, une politique européenne de défense s’avère impossible de fait de l’hétérogénéité des pays, elle s’est soldée par un échec. A l’heure où l’on ne jure que par la disparition des nations, cet échec justifie un retour à la défense nationale :

« Faut-il, par simple esprit de responsabilité, reconstruire notre “défense sans l’Europe”, en préservant au moins, en attendant, ce qui reste de la nôtre ? La question n’est plus théorique. »

Contrairement à ce que peuvent penser nombre d’intellectuels, la France n’est pas une essence éternelle qui se maintiendrait par la seule force des idées :

« Parce que depuis des siècles nos valeurs se sont répandues dans le monde, nous pensons qu’elles sont naturelles et immortelles, qu’elles s’imposent parce qu’elles sont espérées, ailleurs, par les autres. Nous nous aveuglons. Les valeurs, quelles qu’elles soient, ne “valent” que par la puissance de l’épée qui les répand ou les défend. »

Dépassant la plainte d’un corps constitué, Vincent Desportes tire la sonnette d’alarme quant aux capacités de défense et d’adaptation de l’armée française face aux nouvelles situations de guerre. La diminution de ces capacités tient pour partie à la maigreur des crédits accordés depuis plusieurs décennies, mais aussi au choix d’un modèle fondé sur la technicité ou le rempart de la bombe H, et plus encore, si l’on prend en compte l’actuel chaos du monde, à l’absence de réflexion dialectique et stratégique à long terme, qui va de pair avec un déni de réalité qu’une longue période de paix en Europe avait favorisé. En outre, la dimension humaine de la défense paraît négligée aux yeux de l’auteur.

« La nature de l’Histoire s’oppose à la rationalité humaine. La première n’est forgée que de ruptures : déterminée par un faible nombre d’événements extrêmes, elle ne progresse pas de manière linéaire, mais de façon chaotique, de rupture imprévue en rupture imprévue. L’homme raisonne au contraire dans un esprit de continuité structuré par l’idée (fausse) du progrès permanent. Le problème est là : notre cécité face au hasard. »

La France doit ainsi veiller à préserver, à long terme, sa capacité de résilience et d’adaptation face à une surprise stratégique (« événement imprévu aux conséquences majeures » — comme l’Opération Barberousse) : « La notion de « surprise stratégique », et plus généralement celle de “surprise” est une réalité du monde trop méprisée. Le maintien d’une réserve stratégique, jugée inutile par les civils, est vital pour assurer une réponse à un événement imprévu de grande ampleur :

« Le coup physique et psychologique porté par la surprise stratégique sera mortel si, et seulement si, l’acteur n’est pas doté de la souplesse et de la réactivité suffisantes. Apparaît ici le concept d’épaisseur stratégique, avec ce qu’elle confère de capacité à survivre et à reprendre l’ascendant. En aval se réaffirme l’importance de la notion de “réserve stratégique”, élément essentiel de réponse à la surprise stratégique ».

 

***

 

Le général Desportes prône un retour à une stratégie nationale capable de répondre aussi bien à la guerre en cours qu’aux besoins à long terme. Il préconise une récupération de la « souveraineté opérationnelle nationale » et de la « capacité des armées françaises à s’engager comme elles l’entendent, c’est-à-dire en fonction de leur doctrine, issue de leur propre culture stratégique ». La question de la défense ne saurait selon lui être dissociée du politique, qui consiste à

« faire des choix clairs, déterminer des priorités, exprimer des orientations fortes, […], abandonner la politique désastreuse du “chien crevé au fil de l’eau” ».

On ne saurait se contenter de simples « valeurs » ni de réagir aux événements au coup par coup :

« La vérité sur la guerre se situe au croisement des idées et des réalités : la stratégie – ni science ni art – est une discipline qui suppose, à l’instar de la médecine, à la fois une solide connaissance théorique et un esprit pragmatique, expérimental, ouvert sur les changements. »

Un commentaire ?