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Mai 68 en perspective historique.  La dissolution des repères de classe. Le point de vue d’une figurante

 

J’ai participé en tant que figurante aux événements de Mai 68, sans bien comprendre le sens historique de ce mouvement, quel pouvait en être “le contenu de classe”. On a parlé d’un tournant historique, mais, faute d’analyse cohérente disponible, je ne saurais pas dire, de quel “côté” l’histoire a vraiment “tourné” il y a maintenant un demi-siècle.

Pour essayer de saisir la signification de cet événement, j’ai questionné plusieurs personnes de divers milieux et âges, en majorité de “gauche”, pour recueillir leurs points de vue. La plupart se sont déclarés globalement favorables à ce mouvement, sans pour autant parvenir à préciser quels en étaient les contenus sociaux et les objectifs, la place dans l’histoire. Plus souvent que les autres, les militants politiques de gauche ont mis en avant les aspects positifs, mais il n’existe pas de correspondance stricte en fonction des positionnements sociaux. Les salariés seraient plus sensibles aux “avancées” réelles ou supposées touchant aux salaires, aux conditions de travail, certains petits commerçants ou artisans, seraient plus enclins à évoquer un état de désordre, d’anarchie, voire de régression sociale, des étudiants, enseignants, cadres, plus ou moins intellos, insistent sur le thème “anti-autoritaire”, l’autogestion, la “liberté” qui aurait été conquise, souvent limitée à la liberté sexuelle, etc. 

Lorsqu’il s’agit des suites de Mai 68, les réponses sont différentes, l’insistance est souvent portée sur l’aggravation de la situation économique et sociale  : les fermetures d’entreprises, le chômage, la perte de possibilités de se projeter dans l’avenir, etc., ceci même quand on a estimé que les effets de Mai 68 devaient, par principe, s’être révélées bénéfiques. Il y a difficulté à effectuer un retour raisonné sur l’événement à le situer dans l’histoire, à se représenter des causes, des conséquences, des enjeux concrets. 

Caractère spécifique du Mai 68 français. 

Deux mobilisations de classes distinctes

Ces différents témoignages ne permettaient pas vraiment de situer le contenu social et les objectifs du mouvement de 1968. Pour tenter d’y remédier j’ai consulté un certain nombre des multiples ouvrages qui lui ont été consacrés. Dans leur ensemble, ils ne proposent pas d’analyse historique, animée du souci de dégager des causes immédiates, proches ou lointaines  : des facteurs d’ordre interne ou externe, d’ordre structurel ou conjoncturel. La plupart des textes se centrent sur les faits, les courants idées, les phénomènes dits de société. Les interprétations les plus répandues se sont focalisées sur le mouvement étudiant, souvent en se limitant à la France, alors qu’il s’est agi d’un phénomène international, commencé dès le début des années 60, principalement dans les pays industrialisés (à l’Ouest comme à l’Est). Le déclenchement du mouvement en France vient presque en dernier, bien qu’il l’ait fait “rebondir” et en changer partiellement la signification.

Dans la plupart des pays, les mouvements avaient peu de choses à voir avec le mouvement ouvrier historique, ou si l’on préfère, avec une lutte de classes visant à la transformation du régime social (capitaliste). La plupart des mobilisations se voulaient «  au-dessus des classes  », pour une impossible “troisième voie”, ni capitaliste, ni surtout socialiste ou communiste. La plupart voulaient la destitution des institutions ou gouvernements en place, un peu comme les “révolutions chromatiques” ou les “révolutions arabes” de la dernière décennie, ou le “dégagisme” des Insoumis. Des regroupements de type communautariste pouvaient prévaloir (notamment aux États-Unis, tels les phénomènes yippies et hippies, le Power to the Women, le Black Power et les émeutes qui l’ont accompagnés).

En France, une conjonction particulière de forces a prévalu, conjonction momentanée de deux mobilisations distinctes. Si l’on veut parler en termes de catégories sociales, ou de “classes”, il faut distinguer entre  :

— D’un côté, la mobilisation d’une partie des étudiants (et lycéens), et d’une partie du corps enseignant, sensibles aux thèmes et pratiques d’agitation émanant de groupements politiques disparates. qui pouvaient poursuivre, en toute conscience ou non, des visées propres  : remise en cause des autorités et pouvoirs établis (de Gaulle à l’époque)  ; remise en cause des maîtres et mandarins, au plan du système éducatif  ; remise en cause du statu quo politique au plan national comme au plan international.

— De l’autre, un mouvement de classe, ouvrier et populaire, saisissant l’occasion pour poser des re-vendications “traditionnelles”  : salaires, conditions de travail. Ce mouvement pour l’essentiel relevait encore de formes d’organisation syndicales et politiques, dans une dépendance directe ou indirecte aux forces communistes alors puissantes. La spécificité du mouvement en France, fut l’apport d’un mouvement ouvrier encore organisé sur des bases de classe, avec des objectifs distincts, se greffant plus que se joignant à celui des étudiants.

Le jeu des facteurs internes  : 

quelles classes en mouvement  ?

Les représentants de la CGT ou du PC, ont à l’époque, du moins au début, proposé des analyses en termes de classes, distinguant nettement les diverses forces sociales concernées  : d’une part, la classe ouvrière, estimée seule apte à diriger le mouvement, d’autre part, les étudiants, qualifiés de fils et filles de bourgeois, marqués par «  l’idéologie petite bourgeoise  », facilement égarés de ce fait par des mentors “gauchistes” et incapables de conduire l’ensemble du mouvement vers des objectifs émancipateurs. Il était aussi fait mention de la montée des mécontentements dans l’ensemble de la société, du fait de la politique menée par l’État gaulliste «  au service des monopoles  ». D’où, très vite, la nécessité proclamée d’unir, «  contre le pouvoir des monopoles et leur État  », toutes les catégories anti-monopolistes, dont les universitaires et les étudiants. Il était peu fait mention du contexte historique, de la conjoncture, des difficultés inhérentes au mode de production capitaliste, de l’épuisement de la phase de relative prospérité de l’après-guerre, en France et dans le monde. 

J’ai trouvé des éléments d’une contextualisation historique et d’une “analyse de classe” plus dynamique, pour ce qui concerne les étudiants chez des auteurs extérieurs à la pensée marxiste, tels François Mauriac ou Raymond Aron. Le premier avait ironisé sur la “lutte des places” au sein des divers rouages de la “superstructure” économique et politique  : «  Nous entrerons dans la carrière quand nos aïeux y seront encore  ». Le second observait l’évolution de la condition étudiante au cours de la décennie. Il constatait que le nombre des étudiants avait considérablement augmenté, faisant accéder les enfants des classes moyennes et populaires à l’Université, sans pour autant, comme aujourd’hui, leur offrir de débouchés professionnels, conformes à leurs “mérites”. Les tentatives gouvernementales pour freiner cet accès sans mesure à l’enseignement supérieur avaient pour l’essentiel échoué. Bien que cela ne soit pas pleinement perçu alors, 1968 marquait l’entrée dans une phase marquant la fin de la relative prospérité d’après-guerre. Toute la population en était affectée, et d’une façon spécifique les étudiants, et la “jeunesse”. 

La société, qu’elle soit capitaliste ou non, ne peut de façon automatique offrir de débouchés correspondant aux aspirations d’un nombre croissant d’étudiants. Comme à la fin du XIXe siècle, la période était ainsi marquée, comme aujourd’hui encore, par un phénomène de “déclassement subjectif”  : les possibilités d’installation à un niveau supérieur dans la société, ne correspondaient plus aux données objectives. Phénomène que certains analystes, ont nommé formation d’un sous-prolétariat intellectuel, et que de Gaulle, après Jaurès, avait semble-t-il perçu.

Les incitations à la révolte pouvaient facilement “prendre” au sein de cette catégorie de population  : étudiants “mal dans leur peau”, intellectuels en rupture de ban, visant à conquérir un espace social à la hauteur de leurs ambitions. Au plan des perspectives, dans la jeunesse en général et plus précisément pour les étudiants, il y avait (et il y a toujours), doublement, absence de futur possible  : plus de perspectives historiques, réellement révolutionnaires, c’est-à-dire visant à la transformation de la base capitaliste de la société  ; et plus de perspectives immédiates satisfaisantes dans le cadre des centres capitalistes (révolte contre un régime qui ne tenait pas ses “promesses”). Ce qui explique sans doute pourquoi les mouvements, comme aujourd’hui encore, étaient moins orientés vers des objectifs historiques, que centrés sur la dénonciation  : du régime en place ou de toute autorité, pour la revendication de droits particuliers. Et, qu’on en restait, et qu’on en reste, dans un domaine pré politique, régi par un principe du “désir” conduisant à imaginer d’illusoires “troisièmes voies”, ou “projets alternatifs”, hors de toute analyse des situations réelles.

L’équivoque de Mai 68  :

Des positionnements de classe ambivalents

Si l’on s’essaie à proposer une analyse de classes du mouvement de 68, il est utile, de prendre en considération les forces en présence. Mais il faut aussi chercher à rendre compte, dans chaque conjoncture historique du positionnement des classes principales de la société, bourgeoisie et classe ouvrière, pour utiliser les termes consacrés. Seules ces deux classes en effet sont dans les conditions de proposer des perspectives générales aux catégories sociales intermédiaires, petite bourgeoisie de type ancien dans le secteur marchand, petite bourgeoisie de type nouveau  : petits et moyens fonctionnaires d’État, étudiants. L’historien François Simiand indiquait à ce propos qu’au cours de l’histoire, les classes moyennes, ou intermédiaires (dont les étudiants font partie), ne disposaient pas d’une position réellement indépendante dans la société, qu’ils s’orientaient et agissaient dans tel ou tel sens, en fonction de cadres non délimités par leur effort propre. Commentant ce propos, Maurice Halbwachs, ajoutait dans son Esquisse d’une psychologie des classes sociales  :

 

«  D’où une alternance d’attitudes [de la classe moyenne]  : tantôt résignée à des conditions et mouvements qu’elle ne comprend pas, dont elle n’aperçoit ni les raisons ni les conséquences, et tantôt dressée dans un mouvement de révolte violente et aveugle contre son évolution qu’elle pense pouvoir arrêter et détourner de son cours. […] Elle ne prend jamais une conscience bien nette des motifs de sa conduite, qui ne sont chez elle que les aspirations qui se font jour dans la bourgeoisie ou la classe ouvrière.  »

 

En 1968, en France, quelles classes détenaient l’initiative historique  : la classe bourgeoise ou la classe ouvrière  ? Ni l’une ni l’autre sans doute. Ni la bourgeoisie, ni la classe ouvrière, ne détenaient vraiment l’initiative, aucune n’était en mesure de proposer des perspectives d’ensemble concrètes pour l’avenir, aucune ne détenait les moyens de maintenir ou de nouer des alliances solides avec les catégories intermédiaires de la population (dont les étudiants). 

La force d’entraînement du gaullisme, que l’on pourrait appeler une “grande politique” bourgeoise à ambition nationale était en voie d’épuisement. Des fractions bourgeoises concurrentes, des transfuges momentanés de cette classe, peu soucieux de défendre un intérêt national commun aux différentes classes, rongeaient leur frein. Une fois la tâche historique du gaullisme accomplie (résolution de la “question algérienne”), l’impossible unité du camp “bourgeois”, ou supposé tel, ne tenait plus. Les désirs concurrents d’une modification du statu quo (plus banalement un “pousse toi de là que je puisse faire mes propres affaires”), avaient la prévalence. 

Du côté de la classe ouvrière, ou plutôt de ses organisations historiques, la force d’entraînement du Parti communiste, fondée sur des perspectives d’ordre historique, pour partie greffées sur l’édification du socialisme en URSS, était aussi en voie d’épuisement. Cela était encore masqué du fait de la puissance relative de ce parti, au maintien de son influence propre sur le mouvement populaire. Du côté des “révoltés”, la surenchère de la phrase révolutionnaire se posait en rivalité par rapport au “Parti de la classe ouvrière”, qui parvint cependant, momentanément, à modifier la donne initiale, conférant à l’événement français sa tonalité particulière, jusqu’à devenir la figure emblématique du mouvement dans l’ensemble du monde.

Cette configuration particulière des forces de classe, le divorce entre phraséologie et contenu social réel, a contribué à rendre compte de “l’équivoque” qui marque tant le mouvement lui-même que les représentations que l’on s’en fait. Si l’on parcourt l’abondante littérature qui a été produite à l’époque, les références surabondantes aux classes sociales, à Marx, à la “révolution” surprennent en effet, si on les rapporte à la nature de la mobilisation. Au regard de ce qui succède à l’événement, on ne peut qualifier Mai 68 de révolution, une majorité de commentateurs en conviennent aujourd’hui. Même en restant au simple niveau des valeurs d’emploi du “mot” révolution, on remarque que celui-ci était rarement associé à l’idée de transformation de la base économique du capitalisme, mais plus généralement à des questions de “pouvoir”  : «  pouvoir étudiant  » (parfois à l’imitation du «  pouvoir noir” aux États-Unis), lutte contre le «  pouvoir gaulliste  » ou celui des mandarins, des petits chefs, etc. Et quand la référence à Marx était mobilisée, il n’était en général pas question de poser la révolution en termes marxistes, pour lesquels l’essentiel, le but visé, concerne la transformation des rapports de production et d’échange, la prise de pouvoir n’en constituant qu’un des moyens nécessaires.

L’inflation de ce vocabulaire “marxiste” et “révolutionnaire” tenait à ce qu’il se révélait encore nécessaire de se positionner sur le terrain idéologique du mouvement ouvrier, encore pour partie structuré par les organisations communistes en place, et leurs alliés. La force électorale du PC ne pouvait être négligée, les références à la lutte de classe étaient encore présentes dans son discours, l’influence de la CGT était tout aussi “incontournable”, et la plus grande part du mouvement ouvrier ne s’était pas encore déprise de l’attraction qu’exerçait l’URSS, idéologiquement affaiblie, mais encore puissante et influente. 

En raison de cette équivoque, qui annonçait un changement dans la succession des phases historiques d’après guerre, les représentations de Mai 68 se sont projetées de façon “globalement positive”, tout en associant au terme révolution des connotations contradictoires  : d’un côté, “libération” de toute contrainte ou autorité, prévalence des visées privées en concurrence, de l’autre “conquêtes” collectives  : économiques, politiques, syndicales.

***

À défaut de bilan historique, ce point de vue d’une figurante en forme de questionnement, pose la nécessité d’une analyse “en surplomb” de l’épisode 68, et au-delà de la phase historique qui s’est ouverte depuis lors. D’autant que les facteurs alors en cause —  auxquels il faut maintenant adjoindre l’achèvement de la dissolution de l’organisation des classes populaires  —, sont plus que jamais présents et agissants. Pour sortir de l’actuelle “misère” dans le champ politique, ne plus être le jouet des événements, il importe, en travaillant à élucider le sens historique de cette période, de cesser de se situer, comme il en a été le cas pour beaucoup d’entre nous, en position de simple “figurant”. Il resterait alors à interroger le contexte général et le jeu des puissances rivales de la France dans ce mouvement, prétendument “spontané”. Signalons à ce propos que David Caute, dans l’ouvrage 1968 dans le monde, fait état de tels facteurs externes, plus spécialement la remise en cause du statu quo international de l’après-guerre et de ses répercussions à l’intérieur de chaque pays.

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