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L’incertitude des classes populaires Que nous réserve l’avenir proche ? Le peuple peut-il reconquérir l’initiative historique ?

« Ouvriers, paysans, nous sommes

Le grand parti des travailleurs […]

La terre va changer de base,

Nous ne sommes rien, soyons tout. »

Eugène POTTIER (1871)

L’année 2017 en France a été marquée par les élections présidentielles et législatives et la campagne qui les a précédées. Pour beaucoup, ces élections ont fait vaciller les repères qu balisaient la vie politique habituelle et ébranlé des certitudes. Que l’on approuve ou que l’on désapprouve l’élection d’Emmanuel Macron à la Présidence de la république, qui quelques mois auparavant paraissait improbable, cette élection n’a pas mis fin à l’inquiétude et à l’incertitude. Sans qu’il s’agisse nécessairement de critiquer ce vote de la nation, on entend parmi les électeurs comme parmi les abstentionnistes, ce genre de réflexions [1] : 

« je suis perdu, paumé », « je me pose des questions », « je suis dans le doute »

Les mêmes ou d’autres s’interrogent sur l’avenir proche, que nous réserve-t-il ?

« c’est pas stable la situation », « je ne sais pas où ça va », «  on n’est plus sûr de rien »

Une employée de commerce, abstentionniste, exprime son inquiétude :

« J’étais contre tous, droite, gauche, mais maintenant je suis inquiète, avec tous ces bouleversements, plus de gauche, plus de droite, on a l’impression d’être dans une lessiveuse, ça tourne dans tous les sens, je suis inquiète quand même, qu’est-ce qui va se passer ? »

Ce n’est pas que l’on regrette le paysage politique ancien, les repères droite / gauche depuis longtemps obscurcis. Ce que l’on désapprouve c’est la perte de consistance des projets des uns et des autres, en relation avec le délabrement de la situation du pays. 

« ça n’allait pas pour l’économie, pas plus pour la politique » ; « aucune résolution du fond des problèmes » ; « il n’y avait plus de projets politiques », « très peu de réflexion », « qu’est-ce qu’ils voulaient tous, où voulaient-ils aller ? »

En outre, la rupture entre la population, les hommes politiques, les partis, se présentait comme déjà consommée bien avant la campagne électorale.

— Rupture, du côté des politiques :

« Ils n’ont aucune idée de nos problèmes », « ils n’écoutent pas », « il n’y a plus de personnel politique qui soit près des réalités » ; « c’est entre eux [que ça se passe], le copinage, ils se cooptent pour les places ».

— Rupture aussi, du côté de la population :

« Les discours des hommes politiques, j’arrive plus à les écouter » ; « on ne savait pas pour qui voter » ; « blablas, promesses qu’on ne tient pas » ; « aucun de valable, plus [personne comme] de Gaulle »

Finalement, que le nouveau Président de la République [ou le mouvement En marche], soit ou non apprécié, plusieurs estiment qu’il était temps de donner « un coup de pied dans la fourmilière ».

« Les gens ont eu raison de voter comme ils l’ont fait. Ils ont rejeté les partis traditionnels, ça fait combien de temps que ça s’aggrave [et ils n’ont rien fait] » ; « il y en avait marre des autres, quel que soit celui qui est élu, il faut que ça change » ; « beaucoup devraient rendre des comptes, et au revoir. »

Compte tenu des difficultés de la situation du pays, la partie ne semblait pas gagnée d’avance, quelle que soit la personne qui parvienne à s’imposer à l’issue des présidentielles. 

« La France est difficile à gouverner, quel que soit le vainqueur » ; « celui qui passera, ce sera très dur, pour nous c’est déjà pas facile » ; « de toute façon celui qui sera élu, ça sera [difficile] »

Certaines des personnes rencontrées souhaitaient la victoire d’Emmanuel Macron, simplement pour ne plus avoir affaire aux politiciens en place ou dans l’espoir d’une amélioration de la situation. 

« j’ai voté Macron, je ne voulais plus des politiciens magouilleurs et corrompus » ; « on peut peut-être arrêter la dégringolade » ; « on verra bien la suite, j’espère que ce sera mieux qu’avant ».

Pour d’autres, ce choix se présentait sans que trop d’illusions soient nourries.

« Macron va-t-il y arriver ? » ; « j’attends pas des merveilles, mais ça peut pas être pire qu’avec les autres » ; « je vote Macron sans illusion »

Le contexte historique des élections

Les élections se sont déroulées dans le cadre d’une période historique de régression économique, politique, et dans le domaine des idées, de désorganisation des classes populaires. Ces données sont perçues par des citoyens réputés “ordinaires” :

« La France ces derniers temps s’enfonce de plus en plus » ; « tout va mal ; « dans tous les domaines ça va mal » ; « le pays est au fond d’une impasse », « on a tout bradé, l’industrie, nos grands chantiers », « et la dette, on est dépendant des créanciers, on n’est plus maître de rien » ; « la situation n’est pas bonne, c’est difficile, le chômage, les guerres dans le monde, le terrorisme » 

Ce qui est le plus souvent déploré, pour certains avant même de s’intéresser à leur propre sort, c’est la dégradation de la situation générale du pays, des conditions de vie de la population dans son ensemble.

« [De toute façon] personne ne parle des ouvriers, des travailleurs, mon espoir c’est plutôt au niveau du pays »

Parmi ceux qui sont moins exposés aux effets de cette dégradation, l’accent peut au contraire se trouver mis sur la détérioration des conditions de leur sphère particulière d’activité, ce qui vaut souvent pour légitimer des revendications catégorielles. Il semble alors qu’il suffirait pour chacune de ces catégories de disposer de davantage de moyens, surtout financiers, sans toujours se préoccuper de l’ensemble de la société ni des moyens de résoudre leurs problèmes spécifiques, comme si l’argent “tombait du ciel” :

« On n’a pas les moyens pour remplir notre mission [enseignement] » ; « l’argent il y en a mais on rogne sur tout » ; « comment voulez-vous que la justice fonctionne, on ponctionne nos moyens » ; « la culture est sacrifiée » ; « c’est une logique comptable, pas pour le bon fonctionnement des services publics »

Une idée se trouve fréquemment exposée, surtout au sein des classes populaires : celle d’un “basculement” survenu entre deux phases de l’histoire récente. On aurait changé de période, c’en serait fini de la période de relative prospérité [stabilisation relative du capitalisme], qui avait permis un certain confort économique, y compris pour les moins favorisés, un temps où l’on pouvait espérer un mieux-être, une ascension sociale, moins d’incertitude [2].

« On est dans une autre époque, ça fait au moins trente ans » ; « la régression pour nous [classe ouvrière], ça remonte à Mitterrand » ; « On ne vit plus comme avant […] on était moins dans l’incertain » ; « On parlait de partage du progrès, il n’y a plus de progrès, et alors le partage ! ».

Désormais, sans que le résultat des élections soit en cause, le problème est bien antérieur, l’incertitude, la crainte pour l’avenir, dominent.

« on a beaucoup perdu, est-ce qu’on va encore perdre plus » ; « tout régresse, tout semble perdu, qu’est-ce qu’on peut faire ? »

Certains perçoivent aussi que la période de régression, en gestation depuis plusieurs décennies, est à mettre en relation avec les convulsions périodiques qui affectent le mode de production capitaliste.

« c’est le capitalisme, ça dérape tous les cinquante ou cent ans, et alors c’est la crise » ; « les processus de régression […], les guerres, se sont développés par à-coups de plus en plus destructeurs, en raison du régime capitaliste »

La phase actuelle de régression, qui remonte à plusieurs décennies, a été aggravée par la survenue de la crise générale du capitalisme en 2008. Celle-ci a dévoilé une nouvelle fois l’anarchie fondamentale de ce mode de production, sa faiblesse historique. Quelques-uns perçoivent que le capitalisme, qui avait permis le développement de richesses et l’amélioration du sort d’une partie des classes populaires, se trouve maintenant et depuis la fin du XIXe et le XXe siècle, en proie à des convulsions périodiques, qui conduisent à la destruction les sociétés, les peuples, la civilisation.

L’achèvement d’une longue phase historique de décomposition des cadres politiques

C’est dans le cadre de ce contexte troublé que s’est déroulé la consultation électorale. Celui-ci a marqué la fin d’un cycle de décomposition politique du cadre républicain et de l’organisation des forces de classes, plus spécialement des classes populaires.

Dans les discours des candidats, la question des classes sociales n’a pas été abordée et nul n’a contesté le fondement du régime capitaliste[3]. Parmi ceux qui avaient à la bouche le mot peuple ou le mot révolution, nul n’a visé à renouer avec les visées historiques des classes populaires. Presque tous, il est vrai, ont remis en cause « le système » [4] dont ils faisaient eux-mêmes partie. Pour certains, ce mot visait en premier lieu à faire « dégager » les politiciens en place, il est vrai à bout de souffle, nullement le mode capitaliste de production. Quant aux postures “anticapitalistes”, celles-ci ne remettaient pas en cause ce fondement, elles se coulaient dans la logique de l’anti-système, logique qui substitue à la lutte de classes, le combat pour occuper quelques places dans les sommets politiques.

Avec plus ou moins de succès, les candidatures de Jean-Luc Melenchon, Marine Le Pen ou Emmanuel Macron, se sont inscrites dans le cadre de ce processus de décomposition, à son aboutissement. Il en a été pleinement pris acte aujourd’hui, même si le besoin de se déchirer en rond demeure pratiqué par les différentes fractions bourgeoises. Ce qui est déploré :

« chacun son bout de gras » ; « ils ne veulent pas travailler ensemble [pour le pays] » ; « il faudrait qu’ils s’entendent » ; « les gens n’ont pas besoin de s’entretuer ».

L’incapacité des candidats à restituer la signification d’ensemble de la situation, de dresser des perspectives, ne pouvait que susciter l’indécision (ou l’abstention) dans une majorité du corps électoral.

« Plus rien à quoi se raccrocher » ; « je ne crois plus en rien ni en personne » ; « comment faire un choix si rien ne nous permettait de choisir » ; « on ne savait pas quoi décider, ou alors juste pour le moins pire ».

Assiste-t-on à un retournement de tendance au sein du mouvement historique ?

Dans l’histoire moderne des pays capitalistes, on peut repérer une succession de phases tour à tour ascendantes ou descendantes, phase de relative stabilisation ou d’essor, phases de régression et de désordres, phases intermédiaires au sein desquelles ces différentes tendances se neutralisent ou s’opposent, sans que l’on sache dans quel “sens” cela peut tourner.

Au cours de l’entre-deux-guerres, Antonio Gramsci, théoricien et dirigeant du mouvement révolutionnaire socialiste, avait mis en lumière l’alternance de ces différentes phases, et de ses conséquences pour le mouvement des classes populaires. Il préconisait de se montrer attentif aux “signaux” qui annoncent que s’épuisent les caractères d’une phase historique déterminée, et qu’une autre peut se trouver déjà en gestation.

Si aujourd’hui, au regard des données de la situation dans la moyenne durée, la période peut sans nul doute être caractérisée comme régressive, cela ne signifie pas qu’on ne puisse envisager, à plus ou moins long terme, un retournement de tendance, en raison même de la crise générale qui affecte l’ensemble du régime capitaliste, et des difficultés auxquels sont confrontés se trouvent nombre de pays du monde. À cet égard, ce même Antonio Gramsci signalait que « les crises profondes et durables » du capitalisme peuvent signaler le passage ou l’amorce d’un passage d’une phase historique à une autre. Ce qui, compte tenu des données actuelles de la situation n’annonce pas forcément un mieux pour le court terme, ceci tant que les classes populaires ne sont pas dans les conditions d’une reconquête de l’initiative historique.

Comme il en avait été le cas lors des précédentes crises générales (début du XXe siècle et crise de 1929), la grande crise qui s’est manifestée au grand jour depuis 2008, signale que les contradictions incurables du capitalisme se sont exacerbées : contradictions entre classes, contradictions entre puissances du monde, et que celles-ci mènent le monde à un surcroît d’effets destructeurs. Ce qui enjoint aux classes populaires de travailler à unir leurs forces en vue d’y faire face, à édifier des digues contre la réaction, la barbarie, ceci dans l’intérêt de la société dans son ensemble. Pour ce faire, on doit se soucier de chercher les voies d’une réorganisation en fonction d’un but historique commun.

— Sur le plan intérieur, les contradictions entre classes se sont aggravées. Les ruptures entre les dirigeants politiques et la population, et de celle-ci avec ceux là, en constituent des symptômes. Depuis les années 70 du siècle dernier, l’ancien dispositif des forces de classes s’est déplacé. Contrairement à ce qu’il en était il y a une quarantaine d’années, les classes populaires, désorganisées, ne sont plus en mesure d’orienter l’ensemble des mouvements sociaux. Les revendications populaires ont cessé d’avoir voix au chapitre dans l’arène politique, le monopole de l’expression politique est maintenant dévolu aux divers échelons et fractions de la classe bourgeoise (moyenne ou grande) qui, d’une manière ou d’une autre, ont des motifs et des intérêts liés au régime économique actuel [5].

En outre, l’état de crise que traverse ce régime conduit des organisations ou fractions de classes, à se trouver sur la brèche ou aux abois. Faute d’orientation unitaire (que seules les classes populaires peuvent donner), elles pratiquent la surenchère dans le domaine de la lutte sociale ou se présentent abusivement en défenseurs du peuple. Cette prétention peut être récusée, plus spécialement parmi les travailleurs du privé :

« Ils disent qu’ils sont pour le peuple, mais qui ils défendent vraiment ? » ; « les ouvriers, ce n’est pas leur problème » ; « on n’a pas les mêmes préoccupations ni les mêmes risques, dans le public, pour le moindre truc, ils gueulent, [mais] dans le privé c’est pas ça, un moment arrive où on paye » ; « c’est comme le Code du travail, c’est bien pour ceux qui en ont, garanti [du travail] ».

On constate aussi que les revendications particulières, souvent avec des objectifs contradictoires, sont celles qui occupent le devant de la scène (et le haut du pavé).

«  ils défilent mais chacun pour sa pomme » ; « chacun pense à soi, pas au voisin, c’est normal, mais alors il faut pas faire du prêchi-prêcha seulement pour ceux qui ne sont pas au plus bas » ; « les cheminots ils critiquent les situations des enseignants, et inversement, mais pour chacun pas question de toucher à leurs avantages » ; « où est l’intérêt public, l’intérêt individuel, sera-t-il désormais la règle ?  » 

— Au plan international, la situation présente quelques analogies avec celle d’il y a un siècle. Les contradictions alors à l’œuvre entre forces de classes et entre forces impérialistes, ont conduit au premier grand conflit mondial. Les rivalités entre grandes et petites puissances se déchaînaient, parfois dans les mêmes lieux géographiques qu’aujourd’hui. Aucune force extérieure aux logiques capitalistes, ne limitait la frénésie de leurs combats économiques et guerriers, pour les marchés, les territoires, la suprématie mondiale ou régionale. Ces mêmes contradictions ont cependant nourri en Russie les conditions de réalisation d’une révolution populaire à rayonnement mondial.

— Si l’on compare la situation d’aujourd’hui à celle qui prévalait il y a un peu plus d’un siècle, on doit cependant noter quelques différences. Le mouvement ouvrier et populaire était lors organisé ou en voie d’organisation dans de grands pays du continent européen (France, Allemagne, Russie, notamment) et visait ouvertement à mettre fin au régime capitaliste de production. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, et au début du XXe en effet, y compris auprès de penseurs non socialistes, le sens de l’histoire se présentait comme devant aller vers le progrès social. L’idée se répandait de la nécessité d’un mode de production nouveau qui soit à même de résoudre les antagonismes destructeurs du capitalisme que la grande crise du début du XXe siècle avait une nouvelle fois révélés. On pouvait projeter pour l’avenir la fin de « l’ère de la forme capitaliste de l’exploitation de l’homme par l’homme ».

Les perspectives historiques des classes populaires étaient clairement dressées. Malgré la guerre leur initiative ne fut pas suspendue. La révolution soviétique d’Octobre 1917, en dépit d’un environnement mondial hostile, s’inscrivit au sein de cette grande phase ascendante dont elle constituait un prolongement.

Peut-on renouer avec le mouvement ascendant des classes populaires ?

Au plan des rivalités entre puissances, la situation actuelle présente quelques analogies avec celle de l’avant Première Guerre mondiale, mais ainsi qu’il a été signalé, de nombreuses différences se font jour pour ce qui touche à l’organisation des classes populaires et leurs perspectives historiques. Si les mêmes contradictions recelées par le mode de production capitaliste se sont exacerbées, ont élargi leur échelle d’expansion, la désorientation politique domine maintenant. Tout semble aller à l’encontre de la possibilité d’un ressaisissement de l’initiative historique du peuple. En ce sens, plusieurs soulignent la difficulté qu’il y a pour agir, réagir.

« Tout régresse, tout semble perdu » ; « on ne voit pas comment en sortir » ; « on est bien faibles pour pouvoir changer les choses » ; « la société à changer est un problème tellement gigantesque ».

Du fait qu’aucune perspective n’est dressée, publiquement, face à toute la société, qu’aucune alternative ne paraît exister ou être crédible face au capitalisme, on peut en arriver à penser qu’il « ne reste plus qu’à continuer à subir »

Sans contester la nécessité des luttes centrées sur l’immédiat (parfois sur l’espoir d’en revenir à un passé plus faste), il faut admettre que ces luttes, sans perspective commune, ne peuvent parvenir à freiner le processus de réaction, encore moins à projeter le mouvement populaire vers un avenir d’émancipation. Il est maintenant vital de saisir l’ensemble du mouvement historique dans la durée. Dans l’histoire, le peuple s’est plusieurs fois trouvé dans l’impossibilité de remplir son rôle historique, ou tout simplement de parvenir, face à toute la société, à formuler ce qu’il voulait, sa volonté. Et pourtant la capacité d’initiative du peuple s’est toujours reconstituée, chaque fois à une échelle plus large. La longue lutte des classes populaires s’est construite dans l’histoire autour de cette conviction. Il en a été ainsi avant la Révolution française, puis dans son sillage, plus tard avec l’organisation du mouvement ouvrier et socialiste, des révolutions du XIXe siècle en France, des révolutions russes de 1905 et 1917.

Aujourd’hui, même si elles sont encore inapparentes, enfouies, les bases d’une réorientation, du mouvement populaire n’ont pas disparu, les mobiles qui les font renaître se sont renforcés. 

— Les causes profondes, objectives, de l’aspiration des peuples à édifier une société nouvelle, ce sont les antagonismes destructeurs du capitalisme et de tous les régimes d’oppression, qui les font périodiquement renaître [80 % des Français émettent d’ailleurs un jugement négatif à l’égard du capitalisme]. Et de fait, de siècle en siècle, de décennie en décennie, les classes populaires, les sociétés dans leur ensemble, se sont trouvées soumises aux convulsions destructrices de ce mode capitaliste de production, qui aujourd’hui, dans la totalité du monde, se manifestent avec leur brutalité originaire. Dans un pays comme la France, elles sont aujourd’hui encore tenues en lisière. Il serait toutefois illusoire d’imaginer que l’on puisse échapper aux effets, encore à venir, de cette nouvelle et durable poussée de crise. Face à la reviviscence dévastatrice de périls dont cette crise est porteuse, il ne faut pas imaginer que le capitalisme et son mouvement anarchique, puisse miraculeusement et durablement être “moralisé”, faute d’y être contraint par un puissant mouvement unitaire des peuples :

« Les processus de régression [et les guerres] se sont développés par à-coups de plus en plus destructeurs, en raison du régime capitaliste » ; « le conflit […] loin de s’éteindre s’est étendu » ; « de toute façon le capitalisme ne peut pas durer, il faut qu’il soit remplacé » ; « même en votant pour le meilleur des candidats, c’est pas ça qui nous sortira du capitalisme » ; « [il faut que] la lutte des classes populaires [reprenne] dans la continuité de leur mouvement dans l’histoire »

Les aspirations à une société “vraiment sociale” sont toujours présentes au sein des classes populaires. Si on ne parle plus de socialisme, on aspire toujours à l’égalité des conditions (égalité sociale, égalité dans l’expression de la volonté populaire), on aspire toujours à « pouvoir vivre » dans des conditions conformes aux droits comme aux devoirs que comporte la vie en société, pouvoir « vivre de son travail », ne pas être sans cesse soumis à l’incertitude pour le présent et l’avenir. C’est en fonction de ces aspirations que le mouvement populaire peut se reconstruire, s’unifier, affronter la situation actuelle de chaos, de régression, de barbarie, de guerre.

— De ce fait, les bases subjectives (dépendant des sujets humains) pour une réorganisation des classes populaires ne peuvent durablement disparaître. Si les crises profondes du capitalisme ne produisent pas mécaniquement les conditions d’une révolution, elles créent un terrain favorable pour l’expression des besoins populaires, pour le développement de leur capacité à faire front à l’encontre de la réaction historique, pour qu’un écho favorable puisse être accordé aux idées qui posent les perspectives historiques des classes populaires. Afin que « la lutte des classes populaires [puisse reprendre] dans la continuité de leur mouvement dans l’histoire », comme cela était projeté dans une citation déjà mentionnée.

Après chaque défaite ou phase de recul, le travail est à reprendre dans la continuité d’une histoire pourvue de sens, orientée. En sachant que ce n’est pas la première fois que l’on assiste à un “enterrement définitif, et prématuré”, des ambitions historiques des classes populaires. Avant la défaite, il y a une trentaine d’années, de ce que l’on nommait le “camp socialiste”, d’autres enterrements des ambitions ouvrières et socialistes ont déjà été solennellement notifiés. Après la révolution de 1848 en France, les libéraux, les partisans du capitalisme, avaient prononcé « l’oraison funèbre du socialisme », que l’on estimait, comme aujourd’hui, définitivement vaincu, comme son jumeau communiste, et comme le mouvement ouvrier lui-même, « par le cri [disait-on] de la conscience publique ». Les idées d’une possible émancipation des classes populaires n’en ont pas moins continué de faire leur chemin, et plusieurs fois trouvé à s’actualiser.

Il convient, comme l’indiquait Gramsci, travailler à identifier les « éléments fondamentaux et permanents » du mouvement général de l’histoire, dans la durée, ou comme l’indique plus modestement une étudiante, « se centrer sur l’histoire, pas sur l’actualité ». Si les lois de l’histoire n’ont pas la régularité des lois physiques ni leur puissance de prédiction, l’évolution des grandes tendances, toujours selon Gramsci, est jusqu’à un certain point, prévisible, à condition que l’on y ajoute l’activité humaine organisatrice, qui projette et vivifie ces perspectives par la conscience, la volonté, l’organisation, la pratique, la lutte. Il faut donc chercher ce qui peut se trouver en germe, ce qui peut annoncer « un nouvel équilibre des forces de classes ».

Dans ce processus, qui pourrait correspondre à un possible retournement de tendance historique, la principale activité humaine organisatrice ne peut revenir qu’aux classes populaires, et à elles seules. Elles seules, de par la situation qui leur est faite dans le capitalisme, peuvent jouer un rôle d’orientation et prendre en charge le devenir commun de la société. Si rien, dans la situation présente, ne laisse supposer la perspective d’une transformation de la société par l’action de ces classes, il serait hâtif d’en conclure que les conditions de reconstitution de cette perspective sont à tout jamais annihilées.

Il ne s’agit pas pour autant de rêver dans l’immédiat à la survenue d’une révolution effectivement sociale, mettant fin aux antagonismes du capitalisme. Les révolutions effectives, celles qui se révèlent à même de mettre à bas les fondements du capitalisme, ne tombent pas du ciel, pas plus qu’elles ne surgissent d’une effervescence irréfléchie ou du mouvement spontané de populations désorientées. Pour que les classes populaires puissent ressaisir l’initiative, et orienter la lutte de toute la société pour l’émancipation sociale, la priorité du jour est de se dégager du marécage politique dans lequel elles ont été enlisées. Et pour cela de travailler à reconstruire leurs repères, leurs perspectives historiques, leur organisation, contre tous les courants et forces sociales qui se sont acharnés à les “déconstituer”.

Cette tâche peut sembler ingrate, les résultats à en attendre dans l’immédiat peuvent paraître dérisoires. Cette tâche est cependant nécessaire. Elle conditionne la reprise de l’initiative par les classes populaires.

Moyennant de grandes différences pour ce qui touche aux conditions historiques, on peut à certains égards comparer cette tâche au travail accompli par quelques “avant-coureurs” dans les décennies qui ont précédé les grands processus de transformation du monde. Un quart de siècle avant la Révolution française, Rousseau et plusieurs de ses contemporains accomplirent cette tâche, en luttant contre les courants philosophiques et politiques qui niaient le devenir historique possible, et la capacité du peuple à y jouer un rôle majeur. Ils furent capables de déceler, dans les conditions de l’inégalité sociale et de l’oppression, les signes d’une transformation à venir, et de donner à voir à l’ensemble de la société ses conditions de réalisation. Il en fut de même pour les socialistes français du XIXe siècle, et de Marx bien sûr, par leur contribution au travail d’organisation d’un mouvement ouvrier influent et conscient des finalités à poursuivre. Ou encore, plus de trente ans avant la révolution russe, dans les conditions de l’arriération sociale et politique de l’Empire tsariste, par le travail d’orientation effectué par Plekhanov et l’organisation Libération du Travail. Par leurs analyses et leur pratique, ils se révélèrent à même de dégager la nécessité et la possibilité d’une transformation à venir des bases du monde ancien, contre la confusion ambiante et les courants de déconstiution dans le domaine des idées.

C’est à ce type de tâches, d’ordre historique, que s’est “attelé” Germinal. Tous ceux qui en comprennent la nécessité peuvent s’y associer, en nous faisant part de leurs préoccupations, en se joignant aux activités de formation, d’analyse, de diffusion, menées dans le cadre de l’Union de lutte des classes populaires.

[4]] 4. À cet égard, il ne faut pas ignorer que la thématique « anti système », comme celle de « l’anti-capitalisme », est un recyclage de slogans ayant irrigué des courants d’extrême droite, anti-parlementaires, anti-républicains et/ou fascisants, dans l’entre-deux-guerres et l’après-guerre.[[4]]



Notes    (↵ Retourner au texte)
  1. 1. La plupart des citations retenues n’émanent pas de militants ou de personnes engagées dans la campagne des différents partis.
  2. 2. On a développé dans un précédent numéro l’évolution de cette séquence historique. Après la Seconde Guerre mondiale, dans la foulée de la reconstruction économique, une période de relative prospérité avait pu s’instaurer. Divers courants politiques ou syndicaux, au nom des catégories dont ils visaient à exposer les intérêts, prétendaient chacun tirer la couverture à soi. Seuls les courants gaullistes et communistes proposaient des orientations, ayant une visée commune, face au “marais” des divers courants en rivalité. La Constitution de la Ve République conduisit à structurer et pérenniser quelque temps cette polarité communisme /gaullisme, les deux pôles en lice développant chacun un projet unitaire pour la nation : d’un côté projet d’indépendance et de modernisation de la nation, de l’autre lutte pour les intérêts, immédiats et historiques de la classe ouvrière, et perspective de mettre fin au capitalisme. Après la crise politique de 1968, liée à un contexte mondial de bouleversement politique et de crises larvées (qui devaient aboutir à l’éviction de De Gaulle et à l’aggiornamento du Parti communiste), la polarité gaullisme/communisme ne s’est maintenue qu’en effigie, en vertu du cadre constitutionnel. Dans un contexte économique dégradé, cette polarité devait perdre de sa cohérence. Même si en apparence, le paysage électoral présentait peu ou prou les mêmes contours, cette opposition s’est affadie en opposition “molle”, entre une “droite” et une “gauche”, ayant abandonné les repères qui faisaient leur cohérence. Avec l’épuisement de toute perspective socialiste, et la décomposition des orientations du parti communiste, la gauche finit par se résumer au seul parti socialiste, parti fort en apparence, mais qui avait perdu, avec son partenaire-adversaire, le communisme, tout ce qui en faisait la consistance historique. Avec la dissolution d’un projet communiste, la “gauche” ne pouvait plus que se décomposer à son tour. Corrélativement, il en fut de même à l’autre bord, de ce qui restait de gaullisme (ou d’une droite visant un minimum d’intérêt général de la nation). Pour la période récente, les diverses candidatures de Fillon, Melenchon, Hamon, et sans doute aussi de Marine Le Pen, ont semblé s’inscrire encore au regard de la polarité ancienne, voulue par la constitution gaullienne (qu’il s’agisse de rejeter le principe de cette constitution,  comme si d’elle venait tout le mal : Melenchon, Hamon), ou qu’il s’agisse de rejeter en bloc les débris des deux membres de l’ancienne polarité, le « système », tout en le complétant (Marine Le Pen, et d’une certaine façon aussi Mélenchon).
  3. 3. Si les références aux classes et à leur lutte sont le plus souvent absentes du côté des politiques ayant voix au chapitre, il n’en est pas de même au sein de la population. Le sentiment “d’appartenance de classe” qui avait un peu reculé dans les décennies récentes, se manifeste de nouveau depuis quelques années. En outre, 64% des Français (chiffres de 2013)  estiment  que la « lutte de classes est une réalité » dans la société française, pourcentage en hausse par rapport aux années 60. Quant au jugement à l’égard du capitalisme, 80% estimaient qu’il « fonctionne mal », pour ne pas dire plus.
  4. 5. Ce sont les individus des classes populaires (et les plus âgés) qui sont les plus pessimistes à l’égard de la situation, toutefois les plus jeunes ne sont pas non plus vraiment optimistes au sein de ces catégories. Ce sont en fait les catégories les plus directement confrontées à la régression sociale, aux effets de la crise générale du capitalisme, qui sont le plus affectées par le chômage, le sous emploi, la  précarité, la baisse du niveau de vie. À l’inverse les cadres, les professions intermédiaires, se révèlent moins touchées par les effets de cette crise générale, même s’ils sont dans les conditions d’exprimer plus massivement leurs mécontentements. Les préoccupation d’ordre social qu’ils formulent se résument souvent à : « plus de moyens », sans toujours se préoccuper de la situation d’ensemble, du bien commun et de celui des autres catégories. Il s’agit moins, semble-t-il, de contester le fondement du régime capitaliste que d’escompter rétablir des situations ébranlées, reconquérir une alliance historique avec ce régime. Pour ce faire des postures anti-riches, anti-finances, peuvent être adoptées (masquant le fait que l’on participe, d’une façon ou d’une autre, d’une commune rétrocession de plus-value). Reconverties en classes moyennes à vocation éthique, certaines belles âmes peuvent alors prétendre orienter l’ensemble des mouvements sociaux, s’autoriser à mener la critique contre toute fraction du mouvement populaire, suspecté de dérive “populiste” ou nationaliste, et de toute autre “dérive” jugée “nauséabonde”.

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