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L’exode des classes populaires loin des métropoles urbaines

Cet été, en vacances près d’un observatoire spatial, j’ai assisté à une conférence sur l’univers. Cette soirée m’a permis de découvrir une multitude de choses passionnantes. Certaines touchaient aux constellations, leurs mythes et leurs significations, des apports plus scientifiques traitaient de la “matière noire”, une matière “invisible” dont l’univers pourrait presque être entièrement constitué !

Cette soirée m’a paru comme un clin d’œil au livre de Christophe Guilluy Fractures françaises*. Au fil des pages, ce géographe social, qui travaille plus particulièrement sur les classes populaires, nous en apprend beaucoup sur la société et son mouvement. On y découvre que, comme les constellations, la société a ses mythes et ses idées reçues, comme l’univers cosmique, la société a elle aussi sa matière noire, invisible et pourtant foisonnante : ses classes populaires. Pour l’auteur, le déni d’une telle réalité, positionne ces classes à l’arrière plan dans le champ social et le champ politique, au risque d’un ébranlement de la cohésion nationale.

Si l’on souhaitait caractériser la méthode de Christophe Guilluy, on pourrait, avec lui, avancer qu’il ne part pas de “ce que les gens disent” mais de “ce qu’ils font”. En prenant connaissance de son ouvrage, on peut percevoir les changements réels qui ont affecté les classes populaires depuis la fin de la période dite des Trente Glorieuses (1945 – 1973) jusqu’à aujourd’hui. On peut aussi s’interroger sur les formes et les contenus réels des luttes de classes aujourd’hui comme sur le danger représenté par ces transformations pour l’unité nationale.

La fin des “Trente Glorieuses”, le lent exode des classes populaires hors des métropoles

L’histoire des classes populaires et de l’immigration en France au sortir de la Seconde Guerre mondiale est relativement connue. Le pays a besoin de main d’œuvre pour reconstruire ce que la guerre a détruit, qu’il s’agisse du logement, de la machine industrielle et économique. La période, dite des “Trente Glorieuses”, s’étend des années 50 jusqu’au premier choc pétrolier de 1973. Au cours de ce cycle, des grandes villes comme Lyon ou Paris voient leurs périphéries s’industrialiser, une immigration de travail afflue, on construit des logements sociaux destinés à accueillir la classe ouvrière.

La suite de l’histoire est moins connue. La “mondialisation” capitaliste des échanges avait connu une phase de latence relative lorsqu’une partie du monde relevait d’un régime socialiste, elle se trouve réactivée dans les années 70. Les conditions générales de la vie économique en sont modifiées. Avec les plans sociaux, le lent déclin industriel, une partie des classes populaires quitte les grandes villes et leurs banlieues pour s’installer dans les zones périurbaines et rurales, là ou l’industrie en crise trouve des territoires au foncier attractif et où les coûts du logement sont accessibles pour les catégories populaires. Comme le souligne Christophe Guilluy, « dans les villes, l’emploi industriel s’est peu à peu réduit aux emplois de cadres et de professions intermédiaires travaillant dans les sièges sociaux des entreprises ».

Hier reléguées aux périphéries des grandes villes, les banlieues se retrouvent aujourd’hui au centre des aires urbaines les plus importantes, les plus riches et les plus actives de France. La Seine-Saint-Denis, située aujourd’hui au cœur de l’aire urbaine parisienne en est un exemple. Parallèlement à l’exode des classes populaires “autochtones” ou d’immigration ancienne sur les nouveaux territoires périurbains et ruraux, l’immigration arbore des formes nouvelles. L’immigration de travail qui s’opérait sur des territoires où le besoin de main-d’œuvre faiblement qualifié était important, laisse place à une immigration familiale dans des zones où le chômage est très élevé. Cette transformation sociale et démographique de la structuration des classes populaires se trouve plus ou moins masquée à partir des années 80—90, à mesure qu’émerge “l’obsession des banlieues”, allant jusqu’à faire de la “question des quartiers sensibles” une “question sociale”. Aujourd’hui, le poids médiatique, culturel et idéologique tend à faire oublier que les catégories populaires immigrées ne représentent en réalité que 7% de la population.

Des classes populaires vivant sur des territoires différents

Dans la guerre des représentations où il s’agit de se prononcer sur : qui est “bourgeois” ou “pauvre”, “intégré” ou “exclus”, “oppresseur” ou “oppressé”, la source des idées reçues est loin d’être tarie. L’idée que l’État, démissionnaire, se serait désintéressé des banlieues, les délaissant sur des territoires à l’abandon et sous-équipés ne correspond pas à la réalité. Comme le précise l’auteur « ces territoires bénéficient le plus souvent d’une densité d’équipement publics supérieurs à celle des territoires périurbains et ruraux ». La jeunesse populaire des territoires périurbains et ruraux des agglomérations de Montpellier, Nice, Marseille et Toulon illustre cette double relégation spatiale et culturelle. L’éloignement des grandes écoles et plus généralement des meilleurs établissements scolaires rend difficile leur intégration économique et sociale. Cette situation n’est pas forcement vécue de la même façon par la jeunesse banlieusarde. En effet, de par sa proximité voire son intégration aux centres métropolitains, celle-ci peut a minima « bénéficier des opportunités scolaires et économiques des métropoles ».

Inutile de préciser que cette nouvelle centralité des ZUS (Zones urbaines sensibles) ne garantit pas la réussite des individus. Il s’agit simplement de souligner qu’elle donne les conditions d’une ascension sociale. Pour Christophe Guilluy, ce serait ce à quoi on assisterait « à travers l’émergence d’une petite bourgeoisie issue de l’immigration maghrébine et africaine », et « l’explosion du nombre de jeunes diplômes originaires de ces quartiers ». Pourtant l’écho de ces réussites semble étouffé, comme si la réussite des jeunes issus de l’immigration était un sujet tabou. Selon l’auteur plusieurs raisons expliquent ce phénomène. Tout d’abord la réduction des quartiers sensibles aux seuls “jeunes”. Peu importe que dans leur majorité, les habitants de ces quartiers soient des adultes et des personnes âgées. Ceux-ci semblent au mieux être invisibles, au pire inexistants.

Il existe une autre idée reçue, la supposée réalité d’un “effet quartier” : ce serait un lieu où l’on naît, vit et meurt, “où les habitants sont assignés à résidence”. La réalité est tout autre, les habitants de ces territoires sont les plus mobiles de France. « Le jeune chômeur de vingt ans des années 1980 » a « certainement quitté son quartier, trouvé du travail et fondé une famille sur un autre territoire ». La seule mobilité visible serait celle des “classes moyennes” fuyant la banlieue ou refusant de s’y installer, ce qui pour une partie de la gauche ne peut être pensé que sous le prisme du “racisme”. Peu importe là aussi « que ces quartiers soient également fuis ou évités par les ménages issus de l’immigration », qui veulent échapper avant tout à l’insécurité. Ce processus de séparation au sein des classes populaires n’en est pas moins effectif, mais il ne recouvre pas le pseudo antagonisme entre “bourgeoisie blanche rurale” et “minorité pauvre urbaine” – plus ou moins assimilée aux non nationaux – que l’on tente de nous imposer.

Précarité des classes populaires en milieux périurbain et rural

Depuis quelques décennies, ce sont quartiers sensibles, les HLM, qui semblent monopoliser le débat médiatique sur la pauvreté en France. S’il est vrai que les banlieues ont cette particularité d’accumuler les difficultés, la géographie de la pauvreté en France indique que les espaces les plus concernés par la précarité sont situés en dehors des grandes métropoles. Ainsi, près de 85% des ménages pauvres n’habitent pas dans les quartiers sensibles. D’après l’auteur, ce chiffre n’a d’ailleurs rien de surprenant puisque contrairement à une autre idée reçue, « les trois quarts des ménages pauvres ne vivent pas dans le parc social mais dans le parc privé ». Cette tendance à la précarisation se serait amorcée à la fin des années 1990, puisque plus « de 80% des ménages arrivant dans les campagnes ont des revenus modestes, c’est à dire sont éligibles au parc social, et surtout près de la moitié d’entre eux sont précaires ou pauvres ».

Les chiffres de la pauvreté des jeunes adultes sont tout aussi éloquents, en milieu rural, ceux-ci représentent 45,1% de la population contre 33,8% dans la population urbaine. Ces indicateurs de pauvreté en milieu rural et périurbains sont à mettre en relation avec plusieurs facteurs. Le premier concerne la sociologie des espaces périurbains et ruraux où les emplois dans la sphère productive sont surreprésentés. Le deuxième tient au fait que c’est dans ces domaines d’activité que l’on retrouve le plus de plans sociaux et de délocalisations. Le dernier facteur concerne la densité de population puisque près de 60% de la population vit à l’écart des métropoles mondialisées. Ainsi le taux de pauvreté s’élève en moyenne à 13,7% pour les zones rurales contre 11,3 % pour les espaces urbains. Les taux de pauvreté les plus élevés concernent le Cantal (21,6%), la Corse (21,4%), l’Aude (21,4%), la Creuse (19,6%) et l’Ardèche (18,3%). Comme le signale également l’auteur, « pour mémoire, dans le département urbain de la Seine-Saint-Denis, la taux de pauvreté est de 18% ».

Paradoxalement, les prestations sociales en 2006 étaient moins importantes pour les ménages ruraux pauvres que pour l’ensemble des ménages pauvres. Cette situation se présente comme « caractéristique des couches populaires de la France périphérique ». Sur ces territoires, « le maillage social et associatif est plus faible [que dans les espaces urbains] et les populations sont de fait moins informées de leurs droits ». Une dimension “culturelle” est également à prendre en compte. « L’IGAS relève ainsi que les ménages pauvres ruraux éprouvent des réticences à demander des aides qui les assimilent à des “publics pauvres”. » Il existerait ainsi en milieu rural une “sous-consommation” de RMI. C’est dans cette France périphérique que se concentre la majorité des ouvriers et employés du secteur privé, des agriculteurs et retraités modestes anciennement ouvriers et employés. De quoi écorner l’image d’Épinal d’une classe moyenne recluse dans son pays d’Eldorado.

Sauver la cohésion nationale ou masquer les rapports de classes ?

Comme on l’a signalé au début de cet article, ce sont d’abord des logiques économiques et foncières qui ont conduit à la disjonction territoriale des classes populaires, entre grandes métropoles et France périphérique. Un chassé croisé s’est opéré dans les années 70 avec un départ des catégories françaises et d’immigration ancienne vers la France périurbaine et rurale et l’arrivée d’une immigration familiale extra-européenne vers les métropoles et leurs périphéries. C’est seulement dans un deuxième temps « que les pratiques d’évitement se sont renforcées sur une base “ethnoculturelle” ». C’est ainsi que s’est forgée l’image caricaturale d’une société partagée entre une classe moyenne “petite bourgeoise”, culturellement majoritaire et intégrée contre des “minorités ethniques exclues”. On a substitué à la question des rapports de classes, celle des “majorités de souche” et des “minorités” ethno-culturelles. Au sein d’une telle conception, le “majoritaire” endosse la figure du “dominant” et par voie de fait le “minoritaire” prend celle du “dominé”.

Ainsi “l’ethnicisation” du concept de classe moyenne interdit de percevoir l’émergence, très rapide, d’une classe moyenne issue des “minorités”. Le problème n’est pas que cette classe moyenne soit “issue des minorités” mais qu’on masque son émergence en tant que classe. Aussi les « “minorités” n’investissent que le champ de la revendication ethnoculturelle sans incidence pour le système ». Le même constat peut être fait à propos des soit disant “révoltes des banlieues” : « elles ne traduisent nullement une contestation radicale du système et restent donc inoffensives. L’économie de marché et l’idéologie libérale ne souffrent d’aucune remise en cause dans les quartiers dit sensibles ».

Prenant en compte ces constats, on pourrait penser que les catégories populaires ne peuvent plus être appréhendées selon des critères de classes. Mais pour Christophe Guilluy, les classes populaires et leurs luttes, n’ont pas disparu. La lutte a simplement été « délocalisée dans les périphéries périurbaines et rurales des grandes villes ». Les thématiques sociétales (mariage homo, euthanasie…) sont « plus difficiles à opérer sur des territoires où se concentrent l’essentiel des populations pauvres, où les revenus sont bas et où les plans sociaux font grossir régulièrement le nombre de chômeurs ».Comme il l’indiquait lors des états généraux des nouvelles ruralités : « Il y a dix ans on disait “tout va partir des banlieues” [alors que contre toute attente] “ce qu’on observe aujourd’hui, c’est que les radicalités sociales et politiques émergent de cette France là [périurbaine et rurale]. » « Le mouvement des Bonnets rouges en Bretagne, qui part non pas de Nantes ni de Rennes mais de la Bretagne intérieure, plus fragile économiquement et socialement en est un exemple. »

* Paris, François Bourin, 2010

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