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Dans l’article sur la notion de Conscience de classe, on a posé, avec Lénine, qu’une conscience de classe pleinement développée se rapporte à la vie politique de l’ensemble de la société. Une telle conscience requiert ainsi une vision d’ensemble des conditions générales qui régissent cette société, des luttes sociales qui y sont menées. 

En fonction de ce principe, Lénine insistait sur la nécessité de faire, dans la presse ouvrière, des « révélations politiques sur toutes les classes », leurs rapports réciproques, les visées objectives des unes et des autres, le contexte général et historique des luttes, toutes choses qu’on ne peut percevoir sur la base de points de vue partiels. Cette recommandation sera à l’œuvre dans le cadre de cette nouvelle rubrique.

Les mondes agricoles en politique (2010). De la fin des paysans au retour de la question agricole

De par le nombre de sujets abordés et le nombre de contributeurs, le livre peut, au premier abord, sembler manquer de cohérence. Il n’en est rien. On s’attachera à reprendre chronologiquement les périodes qui jalonnent l’agriculture, les agriculteurs français et leur positionnement en politique, du XIXe siècle à nos jours (2010 dans l’ouvrage), tout en essayant d’en dégager les enjeux principaux.

Les auteurs proposent une première période qui s’étend de la seconde moitié du XIXe siècle [noter, la création du ministère de l’agriculture en 1881] à la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit de la période “républicaine” de la IIIe République. En ce qui concerne l’agriculture, l’enjeu politique majeur est « la mise en place du modèle républicain ». Dans les campagnes françaises, on assiste à la lutte entre, d’un côté, « les élites agrariennes » (principalement les gros propriétaires fonciers) favorables à l’Ancien régime (monarchie, privilèges) et, de l’autre, « les élites républicaines » (principalement la bourgeoisie républicaine), ces dernières ayant pour objectif « d’arrimer la paysannerie à la République ». Il est indiqué qu’un des principaux moyens utilisés sera la diffusion de l’instruction publique dans tout le pays (lois Jules Ferry). Cette lutte politique traversera tous les villages de France. Il est pointé trois types de villages :

 

— le village « bien-pensant » dominé par le curé et le hobereau local ;

— le village « laïc et républicain » ;

— le village de « grandes cultures » dans lequel « la classe des gros exploitants » et le prolétariat agricole s’opposent.

 

Leur répartition n’est pas immuable. Elle varie selon les régions mais aussi selon les époques.

La parenthèse pétainiste de la Seconde Guerre mondiale est simplement caractérisée comme « apologie » et « âge d’or » du monde paysan. Créée en 1940, la Corporation paysanne est un élément central de la Révolution nationale prônée par le Régime de Vichy, la France et sa population étant alors une nation essentiellement paysanne.

Après la guerre, s’ouvre une nouvelle période marquée par la promotion et la diffusion massive du “progrès agricole”. Ce modernisme (machinisme, engrais, etc.) marque un essor de l’action du capital dans l’agriculture. Une contradiction majeure va alors opposer, d’un côté, le modèle d’agriculture traditionnelle (petites et moyennes fermes paysannes) et, de l’autre, les « transformations modernistes » du secteur. D’autant, qu’en France, « la classe politique dans son ensemble, l’Église catholique, les notables ruraux », refusent la disparition de l’agriculture traditionnelle, refusent l’exode rural (à la différence notable du processus observé aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Allemagne). Pour cette période — 1945/1957 — la paysannerie française reste « nombreuse, diverse et mécontente ».

Puis, s’ouvre une nouvelle période qui correspond à l’arrivée à la direction du pays du gaullisme et auquel la majorité des agriculteurs français se rallie. La modernisation de l’agriculture va être menée de façon plus cohérente et maîtrisée avec son corollaire, l’exode rural. L’industrie a, dans le même temps, besoin de main d’oeuvre. On assiste alors au déclin en nombre de la population active agricole. L’action du ministre de l’agriculture (Edgar Pisani) se résume en deux mots : « modernisation et européanisation » et ce, dans le cadre de la nation. L’agriculture reste un élément majeur de l’économie nationale.

À partir des années 1980, les politiques agricoles et rurales vont perdre progressivement le niveau national comme référent principal. L’Europe et les négociations internationales s’imposent comme perspectives majeures. Le « modèle agricole français », remis en cause, est « sur la défensive ». Cette tendance lourde va s’accentuer dans les années 2000.

Les auteurs notent un paradoxe en ce début du XXIe siècle. D’une part, en nombre, les agriculteurs ne représentent plus que 3  % de la population active française (moins de 500 000 exploitations), mais, face à cette relative faiblesse numérique, on peut observer qu’elle n’a jamais été aussi puissante économiquement. Il est noté quatre caractéristiques sur la place des mondes agricoles dans la société française :

 

— un processus accru de concentration des exploitations ;

— des mécanismes de délocalisation et de relocalisation des productions agricoles ;

— l’accent mis sur la question environnementale et le regard porté sur les espaces agricoles comme “des espaces publics” ;

— l’émergence de la notion de “territoire” comme espace local de régulation politique.

 

Une notion s’impose : « l’agriculture de firme », en même temps que le paradigme de l’entreprise. Les auteurs l’affirment : « on est définitivement passé d’un monde agricole à des mondes agricoles ». De plus, d’affaire nationale, l’agriculture est devenue « affaire européenne » et même, « affaire mondiale » (libéralisation des échanges). Cette évolution économique et sociale se réfracte dans les thèmes défendus par les organisations agricoles françaises, en particulier dans le syndicat majoritaire, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) fondée en 1946 et qui a récolté 54,9  % des voix aux élections aux chambres d’agriculture en 2007). Voici les thèmes centraux de ses congrès.

 

— 1983 : Exploitation familiale à taille humaine

— 1989 : Entreprise à taille humaine

— 1995 : Pluralité des formes d’exploitation

— 2001 : L’entreprise agricole dans la compétition internationale

— 2007 : Une structure répondant à des marchés ouverts, multiples, fluctuants.

 

Les auteurs insistent sur le recul important du public au bénéfice du privé. Ainsi les standards publics reculent face aux standards privés. Il est fait état des cas du “bio” et du “commerce équitable” récupérés par la grande distribution et les multinationales de l’agro-alimentaire, ainsi que de la “privatisation” progressive des politiques agricoles et alimentaires. Les régulations se font de plus en plus en dehors des « acteurs classiques” » (États, syndicats, organismes professionnels). Elles sont de plus en plus le fait des grandes firmes industrielles multinationales, des ONG, des banques, des grands distributeurs et certificateurs. Progressivement, le modèle politico-administratif français est remis en cause profondément. Avec la décentralisation, on assiste à une montée en puissance de la « régionalisation des politiques ». Le “local”, le “territoire”, la “Région”, l’Europe, et même le Monde contre le “national”. 

Depuis la Seconde Guerre mondiale, les auteurs observent une transformation profonde de l’économie agricole française, son « absorption dans le mode de production capitaliste ». Si le travail agricole reste largement « familial », le mode de production capitaliste engendre un processus de « maintien dissolution » de ces formes familiales. La dissolution (disparition) touche principalement les plus petites exploitations. Les auteurs soulignent que cette petite production marchande résiste — plus ou moins bien, plus ou moins longtemps — grâce à la « mobilité de la force de travail familiale ». En l’occurrence, le terme “mobilité” signifie heures de travail non comptées et salaires aléatoires voire même à certaines périodes, nuls (phénomènes d’endettement). Donc, diminution en nombre et précarisation accrue des plus “petits” (petites et moyennes exploitations). Leur espoir de rejoindre les rangs des plus “grands” (en surface et moyens de production), bref, devenir de véritables chefs d’entreprise est pour le moins minime. Notons ici que les auteurs du livre ne traitent pas la question du prolétariat agricole.

Autre aspect souligné par les auteurs, l’attachement historique de la majorité des agriculteurs à la nation, à l’État (un sous-titre du livre indique « Malgré le Monde, malgré l’Europe : une affaire d’État »). Cet attachement à la nation ne tombe pas du ciel, il est un legs de l’histoire. En effet, trois raisons font que l’agriculture et le monde paysan participent « aux origines de la naissance de l’État » et à « son renforcement » :

 

— assurer l’alimentation d’un groupe humain implique avoir un territoire — la France — et le défendre ;

— décider qui a droit à la terre, bref qui a droit d’être paysan (soumission et prélèvement pour nourrir les autres), création des structures des pouvoirs et des premières administrations ;

— la production agricole étant par nature irrégulière alors que la demande est constante, nécessité de stocker, ce qui ne peut être qu’une affaire d’État.

 

Ainsi, production agricole, agriculteurs, et nation sont historiquement associées. Les fruits du travail agricole sont ressentis par ses producteurs comme étant fondamentalement utiles au pays, à l’ensemble de la population. Les agriculteurs assurent la « souveraineté alimentaire » de la France. Leur attachement à la nation en découle de fait (d’où leur adhésion aux politiques agricoles qui affirment la prééminence nationale, comme par exemple le gaullisme).

Depuis le XIXe siècle, le mode de production capitaliste a investi, par étapes successives, le champ de l’agriculture en France. Son action a été marquée par un processus de modernisation, développement des forces productives, mais aussi, par un double processus de décomposition – différentiation. L’agriculture dite traditionnelle a vécu — « la fin des paysans ». Ont pris place une agriculture de type capitaliste — chefs d’entreprise et prolétariat agricole — et une agriculture différenciée de type “familial”. Globalement leur nombre a considérablement diminué mais leur importance économique a augmenté. Le cadre national auquel “les mondes agricoles” étaient et restent historiquement attachés est battu en brèche par la mise en avant du “territoire” mais aussi des niveaux supranationaux, Europe et Monde, qui dictent leurs lois. De façon concomitante, les intérêts publics sont écrasés par les intérêts privés. La firme multinationale prédomine. La nation, l’État semblent s’estomper et, au mieux, réduits au rôle de « rustine » (en cas de crises). Mais si la commercialisation des produits devient de plus en plus aléatoire et incontrôlable par l’agriculteur, celui-ci reste avant tout un producteur qui cherche à vivre des fruits de son travail.

 

NOTE : L’ouvrage a été publié en 2010, sous la direction de Bertrand Hervieu, Nonna Mayer, Pierre Muller, François Purseigle, Jacques Rémy (Presses de la Fondation Nationales des Sciences Politiques). On pourrait y adjoindre des données plus récentes concernant l’évolution économique du monde agricole. Bien que ces données fassent défaut, l’intérêt de l’ouvrage, centré sur les grandes tendances de l’évolution historique et politique du monde (ou des mondes) agricoles, n’en demeure pas moins entier. 

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