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Les Lumières à l’ère numérique Ou le Meilleur des Mondes oligarchiques

 

Le Président de la République, usant du Nous de majesté –  plus ou moins identifié à la population du pays, tenue au consensus  – adresse le 29 septembre 2021 une «  Lettre de mission  » à Gérald Bronner en vue de former une «  Commission de haut niveau  », dont l’ambition déclarée pose la nécessité de «  faire face aux dangers que l’ère numérique fait peser sur notre démocratie  ». En prenant connaissance de cette Lettre, on en arrive à se demander, si la liberté de penser ne se limite pas en fait à penser ce qui est conforme aux directives de ceux qui nous gouvernent, tout le reste, ce que nous concevons nous-mêmes de façon éclairée, se trouvant rejeté dans le registre de la “désinformation”, des “fake news” du “complotisme”, et autres vocables ad hoc forgés par nos élites omniscientes.

Les objectifs de cette Commission sont les suivants  :

–  Établir un état de «  l’impact d’Internet sur nos vies de citoyens  : notre information, notre rapport à l’autre, notre représentation du monde et de nous-mêmes, notre exposition à des biais cognitifs qui peuvent nous enfermer  ».
Si l’on comprend bien, il convient que le “petit nous” –  la population  – se conforme à ce que le “Grand Nous” en Majesté, estime constituer la vraie, la bonne information. Il conviendra aussi que, nous –  la population  –, soyons pliés aux «  représentations du monde et de nous-mêmes  » que le “Grand Nous” juge convenables, et, bien entendu, exemptes de tout biais cognitif.

– «  Formuler des propositions dans les champs de l’éducation, de la prévention, de la régulation, et de la judiciarisation des diffuseurs de haine, afin de libérer la société des bulles de filtre, qui enferment une partie de nos concitoyens et nourrissent les extrémismes, la discorde, la violence, les dérives sectaires et les obscurantismes.  »
Si l’on comprend bien, nous – la population ordinaire – n’avons plus le droit de haïr (sauf à avoir à faire avec la justice), la société aura aussi le devoir de nous libérer des «  bulles de filtre  » qui nous «  enferment  » dans des positions extrémistes. Et que le “Grand Nous” déclare illicites, quelles que puissent en être les raisons. Nous n’avons même plus le droit d’être dans l’obscurité, quand le monde se révèle obscur, le “Grand Nous” ne fait-il pas pour nous toute la lumière.

– «  Proposer de nouveaux espaces communs de démocratie, de la citoyenneté et du collectif, qui puisent trouver leur place dans le monde numérique, servir de repaire comme de repère à des citoyens isolés  ».

Si l’on comprend bien, mes petits agneaux, fuyez vos repères et vos modes de regroupement partisans au sein de la Cité politique. Ce ne sont que des foyers de discorde [«  judiciarisables  », ne l’oubliez-pas], regroupez-vous tous dans le même troupeau, sous la houlette du bon Pasteur et de ses chiens de garde.

Plus généralement, dans le cadre de sa Lettre de mission, le Président de la république requiert qu’il faille, s’agissant de l’information, porter défiance envers les «  contenus auto-produits  » «  qui rencontrent leur public  », «  au gré des affinités idéologiques  ».

Les «  affinités idéologiques  » seraient elles donc elles aussi proscrites  ? Faudra-t-il les censurer  ? Il semble bien qu’il en soit ainsi. Prenant l’effet pour la cause, la Lettre évoque en effet [l’inadmissible] division de la société en «  groupes construits  » sur des «  postulats déconnectés de tout fondement rationnel  ». Il s’agirait là d’une atteinte à «  la cohésion nationale  », comme au «  système démocratique héritier des Lumières  ». En conséquence, ne serait-il pas préférable de faire prévaloir une seule source d’information  ?

«  […] L’éclatement des sources d’information aboutit à la division de la société en groupes construits autour de postulats déconnectés de tout fondement rationnel  ».

Faut-il rappeler que, dans l’esprit des Lumières1, les postulats construits autour de «  fondements rationnels  » ne peuvent être élaborés sur la base d’une Raison pure, hypostasiée, mais par l’usage pour chaque citoyen de la raison commune [capacité à se servir de son propre entendement et de s’orienter par soi-même]. En outre, la Cité politique, la République, ne requièrent nullement “l’unisson”, mais au contraire un certain “discord” qui participe de la formation de la raison commune, comme de l’unification de la République2 et de la nation.

Au sein de la rhétorique sophistique de la «  Lettre de mission  », les «  groupes construits  » [quelle impudence  !], porteurs de «  contenus auto-produits  » au gré d’affinités idéologiques [irrémissible outrecuidance  !], se présentent comme opposés au «  système démocratique héritier des Lumières  », alors qu’ils en sont une expression à valeur exemplaire, qui marque la sortie de l’homme de son état de minorité, le développement de sa capacité à se servir de son entendement sans la tutelle d’autrui.

Aurait-on fait retour aux préceptes qui prévalaient sous l’Ancien régime (et encore avec nuances), ou aux thèses contre-révolutionnaires, à celles des Idéologues ou des économistes libéraux du XIXe siècle, à celles de Guizot et sa “souveraineté de la raison”, qui toutes s’opposent au principe de souveraineté du peuple, qu’on présume toujours enfant ou “fol”, toujours en état de minorité, et qui prétend faire valoir sa raison historique et politique, contre l’usurpation de l’intérêt général par les gouvernants qui tiennent les rênes du pouvoir.

À l’appui de sa dénonciation de la division de la société «  en groupes construits autour de postulats déconnectés de tout fondement rationnel  », la Lettre propose deux illustrations, sans commune mesure  :

– Aux États-Unis, l’attaque du Capitole par des émeutiers.

– En France, la montée des mouvements anti-vaccins.

Outre les caractères politiques [et “judiciarisables”] des deux événements, en tous points distincts, ceux-ci sont mis en relation, sans moyen terme, avec les “désordres informationnels” liés à “l’ère numérique”, qui semblent se manifester hors de tout motif, toute visée, sans relation aucune avec des déterminations d’ordre objectif (pour ne pas dire d’ordre “rationnel”).

Ne pourrait-on appliquer à l’ensemble du contenu «  auto-produit  » de la “Lettre de mission” l’étiquette de “Complosophisme”, pour se recommander de la définition qu’en propose Alexis Haupt3. Et se demander si le Président a pu lui-même commettre un tel contenu, si l’on tient compte de sa qualité de Prince philosophe. Sans doute s’agit-il plutôt d’un billet émanant de quelque Cabinet Conseil se substituant aux instances proprement politiques.

Les recommandations présentes dans l’Introduction du Rapport se présentent en effet comme autant de conseils de “bonne gouvernance” managériale pour contenir tant «  l’exacerbation  » des conflits religieux et des «  tensions géopolitiques  », que «  la montée des populismes  » [auto-construits  ?], et contrer la «  défiance populaire envers les élites et les institutions  », dont il serait oisif de rechercher les causes spécifiquement sociales et politiques.

Si l’on applique les principes de la Raison unique du “Grand Nous”, la « révolution numérique  » ne nous offrira-t-elle pas, selon le rapporteur, une « opportunité inédite  », pour instaurer de «  nouveaux modes de gouvernance  » et «  d’intelligence collective  », pour «  repenser les cadres de la démocratie représentative  », hors de toute influence perturbante des «  affinités idéologiques  », des «  biais cognitifs  », des fauteurs de discorde, des groupes et des contenus d’information illicitement «  auto-produits  ». Bref pour repenser autocratiquement «  les cadres de la démocratie  ».

Bienvenue dans le Meilleur des mondes et son élite dirigeante. Soumettons-nous, à l’insu de notre plein gré, à la tutelle bienveillante de ses castes supérieures, les Alpha et les Bétas. Abreuvons-nous tous à son enseignement “hypnopédique” [garanti sans biais cognitif] et à sa drogue obligatoire du bonheur4.


 

1. Se positionnant en miroir à la «  Lettre de mission  », le rédacteur du rapport [Luc Bronner sans doute] fait référence dans son introduction au texte de Kant, Qu’est-ce que les Lumières, rédigé quelques années avant la Révolution française sous l’impulsion notamment des idées de Rousseau. Il semble, ici aussi en miroir, utiliser cette référence à contresens.

2. Voir Jean Bodin, Les six livres de la République.

3. D’après Alexis Haupt  : «  Complosophisme  : utilisation abusive de l’étiquette de “complotiste” pour faire taire ou censurer celui qui remet en question un discours officiel sans avoir à débattre de ses arguments.  »

4. Voir Aldous Huxley, Le meilleur des Mondes (Brave New World), 1932.

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