Les limites de “l’embellie” dans le domaine économique
Dans un récent numéro d’Alternatives économiques (L’état de l’économie 2018), plusieurs articles faisaient état d’un léger mieux en France et en Europe, détaillant les points forts et les points faibles de la “reprise économique”. Les données regroupées signalaient que le dynamisme économique restait fragile et que, pour l’essentiel, il ne coïncidait pas avec une amélioration des conditions de vie des classes et personnes les plus soumises à ce que l’on pourrait appeler « la vie à l’incertain ». « L’embellie » actuelle, soulignait l’éditorialiste, posait la nécessité d’accélérer les réformes structurelles déjà engagées pour que l’Europe puisse rendre durable cette relative amélioration.
Reconquête d’un dynamisme économique ou menace d’un nouveau plongeon” ?
Selon l’éditorial, l’année 2018 avait démarré avec de bonnes nouvelles : « la croissance mondiale s’est accélérée l’an dernier : elle est passée de 3,2% en 2016 à 3,6% en 2017 et 2018 pourrait être encore meilleure […]. La zone euro en profite cette fois avec une croissance calée autour de 2%. Un mouvement que rejoint désormais la France ». Les statistiques de l’INSEE montraient que le chômage était en baisse. De 10,3% de la population active en 2013 au point le plus fort de la crise, le chômage est passé à 9% en 2018. C’est relativement mieux. Des analyses établissent un redémarrage de la demande intérieure : « elle a retrouvé son niveau d’avant crise de 2008 ». Les spécialistes étaient aussi très optimistes sur la reprise de la consommation des ménages, notant la croissance du PIB.
Mais pour combien de temps ?
Le mensuel explique que pour le maintien de cette embellie dans la durée, le gouvernement français a engagé des mesures : « les entreprises sont soutenues par la poursuite de la baisse de la fiscalité avec 8 milliards d’allégements en 2018 », ainsi que par le versement exceptionnel de 5 milliards cette année, en prévision des baisses de prélèvements obligatoires, dépenses financées par des économies sur les dépenses publiques. En prévision, ou déjà en cours de réalisation, des mesures devaient être prises pour la réduction de la taxation du capital, un contrôle accru des dépenses de santé, etc.
On note à cet égard que les effets redistributifs des mesures fiscales mises en place par les gouvernements actuels et précédents (réforme de l’ISF, Prélèvement forfaitaire unique) « favorisent les 2% des ménages les plus riches, 42% de l’ensemble des gains fiscaux seront captés par les 5% des ménages les plus aisés ». Pour les ménages les plus modestes, « la revalorisation des minima sociaux ne compensera pas la fiscalité indirecte » (CSG, taxation du tabac, des énergies). La répartition des gains fiscaux entre les différents groupes sociaux paraît donc inégalitaire.
Toutefois, selon Xavier Ragot, président de l’OFCE, « l’économie respire car nous avons arrêté d’appuyer sur le frein ». S’il ne fallait qu’appuyer sur l’accélérateur, ou aller en roue libre, pour que l’on évite une crise, tout irait au mieux dans le meilleur des mondes ! et sans rien changer à la “logique” anarchique du capitalisme ! Le président de l’OFCE fait cependant part de « divergences importantes au sein de la zone euro [qui] pourraient éclater au grand jour à l’occasion de la prochaine crise économique ou politique ». La perspective d’un nouvel épisode de la crise ne semble pas se poser en tant que simple hypothèse, elle paraît relever de l’évidence. L’économie aurait donc seulement pris une inspiration avant de replonger, en espérant ne pas aller au fond.
L’Europe : Diversité heureuse ou développement des antagonismes ?
Comme ça va mieux pour l’instant, il faut faire durer le plaisir. Les auteurs admettent que la question de la pérennité de “l’embellie” économique se pose cependant. Il faudrait « engager des réformes pour consolider son avenir » déclare Jérôme Creel directeur du département des études de l’OFCE et professeur à l’ESCP Europe. « Des réformes : battre le fer pendant qu’il fait beau » titre encore un des articles. Car outre les réformes qu’a entrepris la France, des négociations avec les 27 autres pays membres de la zone sont engagées. On voudrait que la planète Europe scrutée par les économistes soit Une. Mais les désaccords entre pays membres de la zone euro remettent ce désir de stabilité en cause : « Les vingt-huit sont divisés sur la marche à suivre ». Les intérêts économiques et politiques divergents des puissances concurrentes s’affrontent.
De plus, le suivi strict des quatre règles budgétaires de l’UE reste difficile à respecter et les risques financiers qui menacent la cohésion entre les États membres impossibles à dompter, même si des vœux pieux sont formulés par la Commission : la répartition des risques économiques entre chaque pays, une meilleure gestion économique des crises par le biais d’un Fond Monétaire Européen, constituerait « une capacité budgétaire pour une croissance durable, la compétitivité, la cohésion et la sécurité, un soutien à l’investissement public en cas de crise ».
Pourtant, la volonté de disposer d’un parfait alignement des planètes ne peut stopper les lois destructrices dans le chaos du mode de production capitaliste, tel qu’il s’impose au sein des différents pays. Nos spécialistes, subventionnés par l’UE, souhaiteraient voir l’Europe unie. Elle ne l’est pas et elle ne peut pas l’être.
Que faire alors ? Les spécialistes aspirent à une « prise de conscience », à une volonté de cohérence économique. « Les États membres ont assoupli la législation anticartel qui les fragilisait », ils ont permis un regroupement entre firmes européennes pour faire face à la concurrence mondiale. Il faut des « champions européens pour tenir bon ». Des rapprochements de firmes ont permis « un découpage du secteur des transports : le ferroviaire aux Allemands, le naval aux Italiens, l’aéronautique aux Français ». Tout cela sans nul doute dans la communion enthousiaste de puissances en rivalité !
Le songe et la réalité
« Stabilisation économique », « croissance », « l’économie respire », « redresser notre potentiel productif », voilà tout un champ lexical qui laisserait n’importe quel demandeur d’emploi, disons, dubitatif. On apprend que le chômage reste endémique, que les emplois mal payés se multiplient ainsi que les temps partiels subis, et que les inégalités sociales et la pauvreté se sont accrues.
En France, le taux de chômeurs au sens du BIT s’élevait à 9,2% à la mi 2017. Pour rendre comparable le taux de chômage avec les autres pays, les instituts statistiques appliquent la définition du BIT : « est considérée comme chômeuse, une personne sans travail, disponible dans les deux semaines (ce qui exclut les indisponibilités temporaires pour maladie par exemple) et recherchant activement un emploi ». Un chômeur de longue durée (plus d’un an) n’effectuant plus de démarche active n’est plus considéré comme chômeur. Il entre dans ce qui est appelé « halo du chômage » (5,1%). De même la définition stricte du chômage exclut les personnes qui travaillent à temps partiel subi. Une personne à mi-temps par exemple qui n’a pas trouvé un temps plein est aussi une personne au chômage à mi-temps non comptabilisée dans les statistiques, mais représentant 5,2% de la population active. Si l’on considère les chômeurs, les désinscrits et les personnes au chômage partiel, on arrive à un total de sous-emploi de 19,5%.
Le niveau de vie est aussi à prendre en considération. Pour la première fois depuis 50 ans qu’il est mesuré, on constate sa diminution (à peu près pour tout le monde), mais de manière inégale au cours de sept années consécutives (2008-2015). Le dixième le plus pauvre de la population a, quant à lui, subi la plus forte baisse. Pour les 6,2 millions de personnes qu’il représente, le revenu moyen a reculé de 4,4% passant de 720€ mensuel à 690€ (alors que 1015€/mois est la somme considérée comme le seuil de pauvreté). Toujours dans la période 2008-2015 la proportion de personnes en dessous de ce seuil est passé de 13% à 14,2%. Pour l’essentiel de cette progression, 750 000 personnes sont en situation de grande pauvreté (niveau de vie inférieur à 846€/mois). Non seulement le nombre de pauvres a augmenté, mais ils sont de plus en plus pauvres. Depuis 2008 on en comptabilise un million de plus, ce qui fait un total de près de 9 millions de pauvres (dont près de 3 millions de moins de 18 ans).
Le dynamisme économique serait-il porteur de stabilité pour nous, pauvres terriens ? Selon Denis Clerc, économiste, fondateur d’Alternatives économiques, au cours de la période considérée, l’emploi s’est rétracté face à une démographie en augmentation. De 2014 à 2015 le chômage avait légèrement baissé, mais il a augmenté sur la période 2008-2015, avec « une dégradation de la qualité moyenne de l’emploi ». Les contrats à durée indéterminée (CDI) ont diminués (-560 000), ils sont remplacés par des contrats à durée déterminée (CDD), des emplois non-salariés et des emplois à temps partiels.
Les diplômes pour obtenir un emploi « sont toujours nécessaires mais de moins en moins suffisants ». La qualification des emplois ne s’élève pas au même rythme que celle du nombre des travailleurs. Il y a une intensification de la concurrence scolaire. Le niveau de diplôme ne cesse de s’élever et pour certains, la fréquentation de l’université ne leur a pas permis d’éviter l’usine voire le chômage, nourrissant un sentiment de déclassement. 21,7% de personnes âgées de 30 à 59 ans ont connu une mobilité sociale descendante contre 23,9% qui ont connu une mobilité ascendante par rapport à leurs pères.
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Depuis les années 70 du siècle dernier, on a vu se succéder des crises de plus en plus rapprochées, jusqu’à la crise générale du capitalisme amorcée en 2008, dont les effets ne se sont pas résorbés. Dans ce contexte, les classes qui n’ont à vendre que leur force de travail, et qui peinent maintenant à lui trouver preneur, ne peuvent bénéficier d’une amélioration de leurs conditions de vie sur le long terme. Une embellie, faut-il le rappeler, n’est qu’une éclaircie dans un ciel d’orage.
Au sein du tumulte, des technocrates épaulés de spécialistes, réunis sous forme de conseil d’administration, font et défont en idée les rouages de l’économie, pour tenter de maîtriser l’anarchie du mode de production capitaliste. En vain, car ils ne peuvent pas, dans le cadre de ce régime, « prendre le mal à la racine ».