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Les enjeux politiques de la réhabilitation des temps barbares

Bryan Ward-Perkins, La chute de Rome. Fin d’une civilisation *

L’ouvrage de Bryan Ward-Perkins critique la thèse, en vogue depuis une quarantaine d’années, d’une adaptation réciproque entre les tribus barbares et l’Empire romain, thèse utilisée selon lui pour inscrire le projet européen actuel dans la continuité de la tradition germanique et saxonne.

Après avoir posé les termes du débat entre tenants d’une rupture brutale et défenseurs de l’idée d’une accommodation mutuelle, le livre se déroule en deux parties : « La chute de Rome » et « Fin d’une civilisation ». Des cartes et une chronologie sélective aident le lecteur à s’orienter.

Ce travail, publié aux presses d’Oxford en 2005, a mis sept ans à nous parvenir en version française. Ceci peut être le fait des aléas de la concrétisation de projets éditoriaux, ou d’une censure tacite, qu’on ne peut laisser de remarquer dès la traduction du titre. En effet, en version anglaise, c’est « The end of Civilisation », donc la fin de la civilisation en général ; dans la langue cible, on passe à « La fin d’une civilisation », donc au cas particulier de la civilisation romaine. Cette remarque, qui peut sembler le fruit d’un souci excessif du détail, a pourtant une importance capitale : les invasions des peuples barbares de l’Europe du Nord et centrale marquent-elles la fin de la civilisation romaine, ou la fin de la civilisation entendue selon son sens universel, les Romains étant, en dépit de leur part d’ombre, les représentants de la civilisation, à savoir de l’élévation du niveau économique, politique, intellectuel, des peuples sur lesquels ils ont exercé leur influence ? L’auteur abonde dans le sens de notre observation lorsqu’il dit entendre civilisation par « société complexe et ce qu’elle produit ».

Voici quelques décennies que la vision historique forgée aux xviiie et xixe siècles s’est trouvée remise en cause par certains historiens comme Peter Brown et Walter Goffart 1. À la dichotomie romains civilisés contre barbares sauvages a succédé l’idée d’une colonisation barbare bénéfique ou moins destructrice qu’on n’a pu le dire 2. La périodisation, le vocabulaire, s’en sont trouvés modifiés. Selon le découpage traditionnel, la date de la chute de l’Empire romain d’Occident (476) marquait l’entrée dans le Moyen Âge, qui se terminait avec le début de la Conquête de l’Amérique (1492). L’historien Peter Brown proposa en 1971 une autre périodisation : de 200 au viiie siècle, on parlerait d’Antiquité tardive. Il ne s’agirait plus de déclin, de fin de l’empire romain, de l’effondrement d’une civilisation supérieure, mais de révolution, de transition, de changement, de transformation, d’accommodation mutuelle, d’installation « naturelle, sur un mode organique et généralement irénique ». Ce vocabulaire, nous dit Ward-Perkins, gomme la dimension violente, hostile, invasive, des conquêtes barbares.

Certes, l’auteur le reconnaît, la coupure n’a effectivement pas été aussi radicale entre l’Empire romain et le monde barbare – qui était loin de constituer un bloc ; les Romains ont eu recours à des mercenaires barbares pour lutter contre d’autres tribus germaniques ; certaines d’entre elles étaient moins violentes que d’autres, et ont dû composer avec l’existant pour s’imposer (le roi goth Récarède s’est converti au christianisme en 587 pour s’adapter aux habitants de la péninsule ibérique largement christianisés) ; les Romains ont conclu plusieurs siècles durant des arrangements avec les envahisseurs ; l’Empire d’Orient s’est maintenu bien plus longtemps que l’Empire d’Occident.

Mais une série d’indicateurs montrent que l’Europe sous domination barbare a considérablement régressé. L’auteur, archéologue, prend l’exemple des poteries, dont le commerce s’étendait de Carthage à l’Écosse. La qualité, la décoration, l’extension du commerce régressent considérablement. Les restes d’alimentation révèlent une moindre diversité ; la taille des membres des animaux d’élevage diminue ; les traces écrites, courantes à Rome, ce qui supposait des rudiments au sein de classes subalternes, disparaissent presque complètement ; les habitations en dur des Romains, pas uniquement réservées aux patriciens, et dont subsistent de nombreux vestiges, laissent la place à des constructions en bois ou en paille qui n’ont laissé que les quatre trous des pieux. La monnaie, d’usage répandu, disparaît pratiquement : on retrouve lors de fouilles nombre de pièces romaines, point de pièces barbares. Une carte illustre cette régression de la diffusion de la monnaie.

L’auteur établit un lien entre la réhabilitation des barbares et les idées européennes du xxe siècle. L’empire romain ne saurait être un ancêtre de l’Europe. Le monde barbare, oui. Jusqu’aux années 1960, l’Allemagne belliqueuse était associée aux barbares envahisseurs du ve siècle 3. Puis elle revint en grâce, est c’est ainsi que put se diffuser l’idée d’une « accommodation pacifique » entre barbares et autochtones romanisés.

Il cite « un projet de recherche ambitieux portant sur la période 300-800, subventionné par l’Europe », développé de 1993 à 1998 et intitulé « La transformation du monde romain », dont les « publications iréniques soutenues par l’European Science Foundation » émanaient d’auteurs de langue germanique ou anglophone ; il ajoute : « L’anglais et le français étaient à l’origine les langues officielles de ce projet, mais je me suis laissé dire que les discussions se conclurent le plus souvent en allemand, manifestement la langue commune des contributeurs. »

* Paris, Alma, 2014

 

1. Peter Brown, La toge et la mitre. Le monde de l’Antiquité tardive, Paris, Thames & Hudson, 1995 [1971] et Walter Goffart, Barbarians and romans AD 418-584 : the techniques of accommodation, Princeton, 1980.

2. Voir par exemple Arthur de Boutiny, « Monsieur Zemmour, cessez d’accabler les barbares », rue89.com, 17 mai 2014, dont le chapeau est « Petit rappel historique à l’attention d’Éric Zemmour : les barbares nous ont beaucoup apporté, ce sont les spécialistes qui le disent », ou Jean-Claude Hazera, « La réhabilitation des barbares », les Échos, 25 janvier 2008. à propos de l’exposition à Venise « Rome et les Barbares ».

3. Cette association ne lui était pas imposée de l’extérieur. Nombre de grands idéologues allemands, de Herder à Engels en passant par beaucoup de “Romantiques”, et bien d’autres après, posaient le barbare, notamment germanique, comme régénérateur de l’Europe, et faisaient de la barbarie un mérite et un titre de gloire historiques aux Allemands.

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