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Les crises dans le mode de production capitaliste

La crise du capitalisme, crise mondiale rendue manifeste en 2008, est l’aboutissement d’un mouvement de long terme amorcé dans les années 70, marqué lui-même par une succession de crises de moindre ampleur. La crise actuelle n’entre pas dans le cadre de ces crises “ordinaires”, qui marquent de façon périodique, le capitalisme depuis que ce mode de production s’est imposé à l’aube du XIXe siècle. Il s’agit cette fois-ci, comme en 1929, d’une crise générale, qui ne semble plus permettre d’espérer un “redressement” rapide de la situation, ni autoriser, comme ce fut le cas depuis les années 70, de mettre en œuvre des pratiques de fuite en avant : dans la finance, la Bourse, les spéculations en tous genres, “l’économie virtuelle”, “l’économie numérique” ou aujourd’hui les “technologies vertes”.

Lors du déclenchement de la phase culminante de cette crise, en 2008, beaucoup de spécialistes semblèrent, comme les fois précédentes, tomber des nues. Plusieurs prédisaient alors un retournement plus ou moins rapide de la situation, parlant d’une simple “crise d’adaptation”. Quant à ceux qui se préoccupaient de rechercher les causes de ce nouveau séisme, la plupart se centraient sur des aspects anecdotiques, la crise des subprimes par exemple aux États-Unis, qui n’était qu’un symptôme de la phase ultime d’un processus d’ensemble. On préférait aussi se focaliser sur les seuls aspects financiers de la crise, ou encore imputer le mal à une puissance donnée, qu’il s’agisse des États-Unis, de l’Europe ou de la Chine, ou à la mauvaise politique de tel ou tel gouvernement. Dans tous les cas, et en 2012 cela est encore vrai, il est rare que ces divers commentateurs, économistes patentés, responsables politiques, associatifs ou syndicaux, aient fait l’effort de distinguer entre les facteurs contingents du déclenchement de cette crise et ses déterminations structurelles plus lointaines, liées au mode cyclique de développement du capitalisme.

 

Les cycles capitalistes de production et de circulation et les crises de surproduction

Comme le signalait déjà en 1819, l’économiste et historien Sismondi, les crises capitalistes peuvent être définies en tant que crises de “surproduction”, liées elle-même à la “logique” irrationnelle et anarchique du mouvement du capital. Dans le Manifeste du Parti communiste Marx évoquait en ce sens en 1847 le phénomène des « épidémies de la surproduction ». Inconnues dans les modes de production antérieurs, les crises de surproduction capitalistes se présentent comme autant d’absurdités. Dans l’Ancien Régime en effet les crises qui survenaient ne provenaient pas pour l’essentiel d’un trop plein de capacités de production et d’abondance relative. Il s’agissait le plus souvent de crises de subsistance ou crises frumentaires, liées à de mauvaises récoltes, des accidents climatiques, qui entraînaient des disettes ou famines, des épidémies, la surmortalité de la population pauvre, mais aussi la hausse du prix des grains et des spéculations sur les subsistances. Liées pour une part essentielle, du moins dans leur déclenchement, à des causes naturelles, des émeutes de la faim pouvaient survenir.

Au moins depuis le XIXe siècle, il n’en est plus de même, les crises du mode de production capitaliste, ne dépendent aucunement de facteurs “naturels”, mais du type de rapports sociaux qui gouvernent ce régime, même si parfois elles ont pu se trouver combinées à des crises d’Ancien Régime. Encore de nos jours, les crises agraires et les émeutes de la faim qu’elles suscitent dans les pays de la périphérie capitaliste, qui peuvent sembler principalement liées à des facteurs “climatiques”, sont pour partie déterminées et aggravées par la domination de rapports de type capitaliste qui se sont étendus à l’ensemble du monde.

Très tôt, les observateurs ont perçu que le développement de l’économie capitaliste se déroulait en fonction de cycles d’expansion et de rétraction, dont la répétition périodique à des intervalles plus ou moins réguliers, cela les a conduit à établir qu’elles dépendaient du mode de fonctionnement de ce régime et de ses contradictions propres. Les crises marquent le moment de retournement de la conjoncture  : d’une phase ascendante à une phase de dépression, puis de celle-ci à une phase de  reprise. L’élément déclencheur des crises à l’issue de la phase d’expansion relative est le plus souvent lié à un krach boursier et/ou bancaire. Un tel krach toutefois n’est nullement la cause de la crise, mais une manifestation ultime d’un processus antérieur de dilatation de la production, des investissements, du commerce, souvent accompagné d’une augmentation du niveau de vie, qui accroît la demande. Un tel processus précède et prépare les conditions de surgissement de la crise de surproduction (relative ou absolue), avec pour manifestations une rétraction plus ou moins brutale de la production, du commerce, des échanges mondiaux, des faillites, une contraction de l’emploi, l’impossibilité d’honorer les dettes (publiques ou privées) engagées au cours de la période faste, sans compter la montée de tensions sociales alors que les moyens de les juguler sont devenus indisponibles.

Depuis les années 1815-1817, le monde capitaliste a traversé plus d’une vingtaine de crises. Toutes n’ont pas été de la même importance. Certaines, qu’on peut estimer mineures, sont survenues, en moyenne, dans l’intervalle d’une décennie, c’est ce que l’on a nommé le cycle court ou cycle de Juglar[1]. Ce cycle comporte quatre phases. Comme pour le cycle long, une phase d’expansion précède la survenue de la crise, celle-ci est suivie d’une période de récession, et finalement d’une reprise. Ces crises peuvent coïncider avec des crises générales, beaucoup plus destructrices, correspondant à des cycles longs, ou cycles de Kondratieff [2], qui s’étendraient en moyenne sur une cinquantaine ou soixantaine d’années. La crise de 1929, comme la crise actuelle seraient de ce type.

Le cycle long complet comprendrait d’abord une phase d’expansion, cependant traversée par des crises mineures relevant du cycle court, elle serait nourrie par un essor d’investissements dans des industries motrices ou novatrices, de nouvelles techniques ou technologies, un accroissement de la demande. Les profits, mais aussi les salaires augmenteraient tendanciellement au cours de cette phase. Cette phase d’expansion préparerait les conditions d’une crise générale de surproduction (surcapacité absolue par rapport aux demandes solvables sur le marché mon-dial). Ce type de crise ne donne pas lieu  à  un  mouvement rapide de reprise, il s’ouvre sur une importante et durable phase de récession : baisse globale de la production et des échanges, faillites, chômage massif, etc.

Ces grandes crises mondiales du capitalisme  se déploient chaque fois à une échelle plus large, au fur et à mesure de l’expansion de ce mode de production au globe entier. Selon le schéma de Kondratieff, deux grandes crises, 1817 et 1873 auraient précédé celle de 1929. Après 1817, la première phase de contraction se serait terminée vers 1850, avec une nouvelle phase d’expansion jusque dans les années 1870, une seconde contraction lui succédant à la fin du xixe siècle, marquée par de grandes difficultés économiques. Une nouvelle phase d’expansion relative serait intervenue à partir de 1896, traversée cependant de crises d’une certaine ampleur, avant et après la Première Guerre mondiale. Cette phase aurait abouti à la crise générale de 1929.

Si l’on suit le schéma de Kondratieff, en ne s’intéressant qu’aux intervalles de temps entre les phases d’expansion et de rétraction de la production, on aurait dû prévoir que, succédant à celle de 1929, une nouvelle grande crise interviendrait au cours de la décennie 1980-1990. Certains ont toutefois estimé que le retournement de tendance s’était manifesté en 1973-74, au cours de la crise dite “pétrolière”, suivie d’une phase de récession, puis à partir de 1993, d’une phase de reprise supposée de longue durée (un peu après la fin officielle de l’URSS). Selon cette interprétation, la crise de 2008 appartiendrait alors à un cycle court, participant encore d’une phase d’expansion du cycle long, celui-ci ne devant s’achever qu’autour des années 2020[3]. Il ne semble pas que cette hypothèse soit pour l’instant vérifiée !

De fait, si la succession périodique de cycles d’expansion et de rétractation de la production, avec leur cortège de destructions, sont inévitables dans le capitalisme et liées aux contradictions de ce régime, la durée et l’ampleur des phases, plus spécialement au cours des cycles longs, peut se trouver infléchie par de multiples facteurs. Des données économiques nouvelles, par exemple l’entrée en scène de nouvelles puissances (États-Unis au xixe siècle, puis Japon, et plus récemment la Chine, le Brésil, l’Inde) peut modifier le rythme de l’évolution générale. Il en est de même pour de grands événements historiques, eux-mêmes dans la dépendance des facteurs économiques, ainsi en a-t-il été pour les guerres mondiales survenues en relation plus ou moins directes avec le déploiement des crises les plus graves.

La sortie ou la réintégration dans le capitalisme de grandes parties du monde qui s’étaient édifiées sur d’autres bases économiques (un mode socialiste de production), peut aussi jouer un rôle sur la durée et l’ampleur des cycles. Dans l’entre-deux-guerres, l’Union Soviétique échappa à la contagion de la crise de 1929. Sa réintégration au sein mode du production capitaliste, amorcée dès les années 70, à son tour a permis de récupérer, momentanément, un débouché longtemps perdu (ou très contingenté) pour la production capitaliste. Cela toutefois n’a pu suffire à annuler les déterminations du cycle expansion, crise, dépression, mais au contraire à terme, à en accroître les effets.

Entrent aussi en jeu de nombreux autres facteurs qui peuvent “retarder” le déclenchement des grandes crises générales, tout en en préparant les conditions et en accroissant la portée et la brutalité. Pour les capitaux à la recherche de la plus forte rentabilité possible, se sont ainsi développées de multiples échappatoires dans diverses formes de spéculation, ceci du fait que l’investissement dans une production matérielle, déjà en surcapacité par rapport aux demandes solvables du marché, ne permettait plus d’assurer de profits attrayants[4]. Le recours sans mesure à l’endettement joue aussi son rôle, qu’il s’agisse du crédit des particuliers à la consommation ou de la dette publique[5], l’une et l’autre n’étant pas gagés sur des certitudes de revenus ou de recettes issues de la production et seulement escomptées dans le futur.

Un aveuglement volontaire des spécialistes ?

Dès après la première grande crise du capitalisme, des économistes estimés maîtres en leur domaine, tels Jean-Baptiste Say, prétendaient que les crises générales de surproduction étaient tout simplement «impossibles», tout au plus pouvaient-elles affecter momentanément une branche ou une autre, au cours de simples crises d’adaptation[6]. La production crée la demande, tel était le credo de sa fameuse «Loi des débouchés». La plupart des économistes libéraux prirent cette ”loi” pour vérité scientifique, ceci même lorsque les événements en cours attestaient de son mal fondé, au moins au plan empirique.

Pourtant, dès la première moitié du xixe siècle, d’autres analystes, tels Sismondi, et plus tard des socialistes, tels Louis Blanc ou François Vidal, se sont efforcés de rendre compte du déroulement et des déterminations causales de ces crises périodiques du capitalisme. Ceux-ci toutefois ne furent pas considérés par la science économique officielle comme de véritables “économistes”, et peu sont, encore aujourd’hui, les spécialistes qui ont pris connaissance de leurs travaux. Marx, qui devait connaître un meilleur écho, du moins lorsque tout va mal pour le capital, conféra à ces premières analyses une base théorique plus systématique, mais ne consacra pas cependant un chapitre particulier à cette question.

La cécité volontaire des divers spécialistes et dirigeants politiques du monde capitaliste ne se limita pas au XIXe siècle. Le 4 décembre 1928, un peu moins d’un an avant le krach d’octobre 1929 à Wall Street, qui devait marquer l’ouverture de la grande crise et de la dépression des années 30, le Président des États-Unis d’Amérique, Robert Coolidge, adressait en ces termes un message sur l’état de l’Union : « Aucun Congrès des États-Unis jamais réuni, en examinant l’état de l’Union, n’a eu de perspective plus agréable que celle qui apparaît aujourd’hui. À l’intérieur règnent la tranquillité et la satisfaction […] et le record du nombre d’années de prospérité […] À l’extérieur règnent la paix et la bonne volonté tirées d’une compréhension mutuelle ».  En 1973, un peu avant le krach dit pétrolier qui avait été précédé d’une phase d’expansion, avec flambée de la bourse et de l’immobilier, on pouvait entendre le même refrain. Quelques années avant ce krach, rappelait l’historien Jean Bouvier, « les économistes les plus célèbres, les hommes d’affaires les plus responsables, les dirigeants politiques les plus raisonnables […] pensaient que le monde économiquement avancé était  entré dans l’ère nouvelle de la croissance sans crise[7]».

Un tel état d’esprit n’avait nullement disparu lors du déclenchement de la nouvelle grande crise, en 2008.

Notes    (↵ Retourner au texte)

  1. 1. Clément Juglar, économiste français (1819-1905), indiquait au lendemain de la crise de 1857 : «Les symptômes qui précèdent les crises sont les signes d’une grande prospérité ; nous signalerons les entreprises et spéculations en tous genres.»
  2. 2. Nikolaï Kondratieff, économiste russe (1892-1938).
  3. 3. Voir Hors-Série Marianne-L’Histoire, mars-avril 2009
  4. 4. Comme si l’argent pouvait produire directement de l’argent, sans passer par la production, sans y récolter au passage une plus-value tirée de l’usage de la force de travail humaine.
  5. 5. La dette publique, qui pour une part essentielle sert à financer des activités non productives (traitements des fonctionnaires, retraites, protection sociale), a certes permis lors des phases d’expansion relative, de “gonfler” la consommation générale, plus spécialement du côté des catégories non productives, mais un tel endettement conduit, comme pour les particuliers, à «vivre au-dessus de ses moyens», et à créer les conditions d’une aggravation de la crise, lors du retournement du cycle d’expansion en son contraire.
  6. 6. On pourra parler plus tard de «destructions créatrices» ou d’auto-régulation du marché par l’élimination des «moins performants», ou des “canards boîteux”.
  7. 7. Jean Bouvier, cité par Jacques Marseille, La vérité sur le krack boursier.

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