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Le phénomène « gilets jaunes » dans son contexte. La dissolution des repères historiques et politiques des classes populaires depuis un demi siècle

Pour saisir la signification socio-politique du phénomène “gilets jaunes”, il est nécessaire de situer cette mobilisation dans une perspective historique, plus spécialement au regard de la structuration (ou déstructuration) de l’ensemble de la société politique et des mouvements populaires.

Si l’on considère les mouvements populaires dans la durée historique en France, on constate que depuis la Révolution française et les révolutions du XIXe siècle, ce mouvement s’était constitué en fonction de repères et d’une orientation historique générale, qui depuis une cinquantaine d’années, semblent s’être évanouis, ou avoir été activement déconstitués.

Quels étaient ces orientations, ces repères  ? En schématisant, on pourrait dire qu’ils reposaient sur le postulat d’une histoire orientée vers le progrès, en dépit des vicissitudes et inévitables reflux de luttes sociales de longue durée. Ce progrès se posait comme bénéfique tant pour les classes populaires que pour la société dans son ensemble. En fonction de cette orientation historique, il ne se concevait pas de façon utopique comme susceptible de prévaloir au sein du capitalisme lui-même, mais sur la base de la résolution des contradictions internes de ce régime économique, seule à même de mettre fin à son fonctionnement anarchique, à ses effets destructeurs, sur la société en général, sur les classes laborieuses en particulier. Une finalité historique se trouvait posée  : l’instauration d’un autre régime économique, se constituant sur un nouveau fondement économique, un mode socialiste (vraiment social) de production et d’échange.

La réalisation d’un telle transformation se concevait comme achèvement d’une lutte historique de longue durée entre classes aux intérêts historiques antagoniques  :

 

— entre celles qui, principales productrices des richesses sociales, subissaient de plein fouet les effets des antagonismes du régime capitaliste  : le prolétariat orientant et entraînant d’autres catégories populaires,

— et, celles qui en tiraient peu ou prou avantage lors des périodes fastes  : la classe bourgeoise, grande ou moyenne, en ses diverses fractions.

 

Selon la formulation marxiste, dans le cours de cette transformation générale, le “rôle historique” du prolétariat [classe la plus continûment soumise aux effets ravageurs du capitalisme] se fondait sur une analyse des contradictions économiques fondamentales que recèle ce régime de production. La classe ouvrière (à comprendre au sens large), en vertu de la place qu’elle occupait au sein des rapports sociaux, se révélait seule capable de jouer un rôle d’orientation générale pour la réalisation, jusqu’à son terme, d’une finalité d’ordre historique  : mettre effectivement fin au régime capitaliste, instaurer le socialisme, ceci, non pas pour son seul bien propre, mais pour celui de toute la société. 

LA DISSOLUTION DES REPÈRES DE CLASSES [1]

Bien évidemment, les différents courants et catégories de population, y compris au sein de la classe ouvrière, ne partageaient pas tous, avec opiniâtreté, la visée d’un tel objectif. Les perspectives générales de la lutte ne s’en posaient pas moins en toute visibilité face à l’ensemble de la société. Et, depuis plus d’un siècle, la classe ouvrière avait conquis plein droit de cité dans la sphère politique.

En dépit de l’adversité, de reculs, flottements périodiques, de telles perspectives et repères se sont maintenus jusque dans les années 60 du siècle dernier, dans le cadre de la formation historique de la France. Certes des courants politiques contraires se sont manifestés dans le même temps dans l’ensemble de la société. Ces courants pouvaient exposer les intérêts et visées particulières de catégories sociales, dites “moyennes” (petite et moyenne bourgeoisie, ancienne et “nouvelle”). Séparés d’une orientation historique générale, de tels intérêts ne peuvent cependant exposer que des objectifs catégoriels immédiats en concurrence  : conserver, ou reconquérir la place qui la classe bourgeoise avait pu leur accorder pour préserver son régime économique. Pendant longtemps ces courants se sont positionnés, ou ont feint de se positionner, sur le terrain du socialisme, de la classe ouvrière, du moins tant que celle-ci disposait encore d’une position semi-hégémonique.

L’effacement de la position centrale de la classe ouvrière et des perspectives qu’elle offrait à toute la société, ont conduit à effacer ou disloquer les repères historiques du mouvement social dans son ensemble. Pour autant, les classes et courants qui expriment les attentes de catégories “intermédiaires” (entre bourgeoisie et prolétariat), ne peuvent parvenir à exercer un rôle dirigeant sur la scène politique, et viser à terme le bien de toute la société.

Les événements de Mai 68, survenus au cours d’une période au cours de laquelle se sont manifestés les prodromes d’une nouvelle grande crise du régime capitaliste, de troubles internationaux, économiques, financiers et monétaires, marquèrent à cet égard un “tournant” quant à l’orientation générale du mouvement social. Si le “moment 68” a pu être considéré comme “révolutionnaire”, notamment par un certain nombre de catégories petites bourgeoises “nouvelles”, on doit s’interroger sur la signification sociale effective de ce “moment” dans l’histoire, sur son “caractère de classe”, pour partie double, sur le sens de la succession d’événements et de tendances à la régression économique, politique, sociale, idéologique, qui sont survenues depuis.

Peut-on parler de révolution au sens plein du terme à propos de 1968, si l’on tient compte du contexte et du contenu des revendications  ? Ce mouvement a-t-il mis fin au régime capitaliste, aux désordres périodiques qu’il porte en lui (à l’échelle mondiale)  ? Non. A-t-il été suivi, ceci à l’échelle du monde, d’une amélioration de la situation, économique, politique, pour la société dans son ensemble, pour les classes populaires en particulier  ? Non. S’est-il ouvert sur des perspectives claires pour l’avenir  ? A-t-il permis la construction de repères pour comprendre les données de la situation, orienter la pratique politique, «  savoir où on en est  » «  où on va  », ce qu’il est possible d’envisager pour l’avenir  ? Non.

Si l’on mène l’enquête [2] auprès de citoyens ordinaires (pour la plupart non militants ou idéologues), il ne semble pas que le “moment 68” se présente comme véritablement révolutionnaire. On constate que même parmi ceux qui, estimaient que ses effets devaient s’être révélés bénéfiques, l’insistance est plutôt portée sur l’aggravation de la situation économique et politique à partir des années 70-80  : fermetures d’entreprises, licenciements, chômage, perte de possibilités de se projeter dans l’avenir, etc. Et, si l’on compare les conditions générales du mouvement des classes populaires, entre les années qui précèdent 1968 et aujourd’hui, on constate que les orientations historiques et politiques, les repères qui animaient ce mouvement —  et par suite celui de l’ensemble de la société  — ont été anéantis, laissant place à une incertitude généralisée sur le présent et l’avenir, à des mobilisations non structurées au regard de visées historiques.

Disqualification de la classe ouvrière et de toute perspective historique 

La dissolution des orientations et repères de classe ne s’est pas opérée ouvertement, du moins dans un premier temps. En France, André Gorz, fut un des premiers, en 1980, à en formuler de façon explicite une théorisation, dans son ouvrage Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme. Selon lui, et le mouvement de 68 l’aurait attesté, le prolétariat se trouvait désormais disqualifié en tant que classe révolutionnaire. Ceci du fait de la passivité qui s’impose aux ouvriers dans le procès immédiat de production face à la logique du capitalisme. Ainsi, pour cet auteur, le prolétariat, les ouvriers ordinaires, ne pouvaient pas «  participer à des luttes sociales tenant en échec la classe dominante et la domination de l’appareil d’État  ». Il convenait ainsi de substituer à cette “ancienne” classe révolutionnaire les revendications d’une nouvelle “non classe”, se positionnant hors de la contradiction bourgeoisie/prolétariat. À l’analyse de classes au regard de la place occupée au sein des rapports de production et d’échange, se trouvait substituée une analyse en termes de domination, où, de fait, se trouvait mise au premier plan la prééminence des catégories petite et moyennes bourgeoises de type “nouveau”.

La lutte devait donc maintenant, selon André Gorz, se mener dans le cadre de “nouveaux rapports sociaux”, se focalisant sur des critères de domination et non plus d’exploitation ou de changement de régime économique. Elle devait être menée de façon transversale, recevant son orientation de la «  non classe  » [3] des «  non travailleurs  ». Le non travail lui-même [le chômage] devait se trouver valorisé, étant par nature “anticapitaliste”, alors que la «  revendication du plein emploi  » était au contraire présumée relever de la “logique capitaliste”. La “non classe” rebelle au travail, incarnait ainsi «  la dissolution de la société  », et visait en outre à clore toute possibilité d’un développement historique tourné au progrès.

«  Il ne s’agit donc plus de savoir où nous allons, ni d’épouser les lois immanentes du mouvement historique. Nous n’allons nulle part, l’histoire n’a pas de sens.  »

Les “Nouveaux Mouvements Sociaux” contre le “privilège” historique de la classe ouvrière

Dans un premier temps, l’effacement des visées historiques de la classe ouvrière incluant ses alliances avec des catégories petites bourgeoises du secteur productif et marchand, put bénéficier aux classes moyennes “nouvelles” cherchant à affermir leur places, statuts et avantages spécifiques au sein du régime capitaliste. Dans le cadre des “nouveaux” rapports sociaux, André Gorz fut un des premiers à mettre sur le devant de la scène les thèmes “transclasses” (dont la lutte écologiste), ceci contre la prévalence des luttes effectivement sociales. Les thèses de cet auteur furent par la suite largement reprises et développées. Quand cela s’avérait nécessaire, la disqualification politique du prolétariat (ou classe ouvrière) mais aussi de la petite bourgeoisie traditionnelle du secteur productif et marchand put se présenter sous des travestis, au moyen de quelques vocables de substitution  : «  nouvelle classe ouvrière  », «  nouveaux salariés  », «  prolétariat non traditionnel  », etc. Il s’agissait bien pourtant pour l’auteur de prendre la relève du «  mouvement ouvrier déclinant  », du «  vieux mouvement social de la révolution prolétarienne  » au profit de ces “nouvelles classes”.

Le flambeau des nouveaux rapports sociaux et des nouveaux mouvements sociaux fut repris et développé, indépendamment de tout substrat social (base de toute véritable analyse de classes), ceci bien que le terme de «  lutte de classes  » puisse continuer à être mobilisé. N’ayant plus de support concret au sein des rapports capitalistes, ces nouveaux mouvements étaient supposés «  se construire de par leur mouvement même  », sans base matérielle capable de leur conférer la qualité de véritables sujets. Constitués en fonction de visées transversales, et non plus en fonction de substrats sociaux, au moyen du critère indéfiniment extensible celui de domination, ces nouveaux modes de mobilisation, tel que, Michel Foucault parmi les premiers les spécifia, peuvent ainsi concerner, hors critère de classe, le combat des femmes contre la domination masculine, des enfants contre la domination des parents, la lutte contre la domination de l’administration étatique sur les genres de vie (plus spécialement au regard des préférences sexuelles), contre la domination de la politique carcérale sur les prisonniers, etc. Par la suite, la liste sera étendue à l’infini, tendant à poser les luttes à fondement social, comme secondaires ou illégitimes. Les luttes proprement ouvrières, mais aussi celles de nombre de catégories sociales productives et marchandes se sont ainsi trouvées dépossédées de toute initiative, au profit d’un conglomérat de catégories sociales “moyennes” (petite et moyenne bourgeoisie de type nouveau).

Ces thèses, élaborées entre les années 60 et 70, se répandirent et furent développées, de conserve avec celles portant sur les nouveaux mouvements sociaux. Elles furent progressivement intégrées dans les programmes des différents partis, en premier lieu par les partis de gauche. Les mots, ouvriers, classe ouvrière, pouvaient continuer à être requis, à titre d’antiques fétiches, lorsque les protagonistes des nouveaux mouvements sociaux se trouvaient contraints de chercher leur appui. Plus récemment, Chantal Mouffe, inspiratrice de Podemos ou du Parti des Insoumis (Mélenchon) apporta sa contribution. À l’instar d’André Gorz, elle s’indigne de la prééminence politique autrefois accordée à la classe ouvrière dans l’orientation des luttes sociales, prééminence qualifiée de “privilège”. 

Caractère de classe des “Nouveaux Mouvement Sociaux”.

Selon leurs théoriciens, les nouveaux rapports sociaux, comme les nouveaux mouvements sociaux, les classes elles-mêmes et leurs rapports d’opposition, tels qu’ils relèvent de la base économique du capitalisme, n’en sont pas moins toujours à l’œuvre, les rapports économiques fondamentaux du capitalisme ordonnent toujours, de façon essentielle, les sociétés où règne ce mode de production et d’échange.

On pourrait dire des Nouveaux Mouvements Sociaux qu’ils sont “transclasses”. Ce serait abusif. De fait, ils s’adressent prioritairement à des populations qui ne peuvent ressortir de la «  classe ouvrière  », ni de la petite bourgeoisie du secteur productif et marchand. Pour caractériser la nature sociale de ces nouveaux mouvements, il serait sans doute excessif de prétendre que ce qui ne relève pas de la «  classe ouvrière  » relève nécessairement des “nouvelles classes bourgeoises” (grande et moyenne et petite) en ses diverses factions. Sans aller jusque là, on doit reconnaître que ce n’est pas seulement le repère “classe ouvrière” qu’on tend à effacer, mais aussi tout repère se référant aux intérêts objectifs des diverses classes et catégories sociales, à la structure de classe et aux finalités historiques que chacune d’elle est susceptible de viser.

 

UN PRÉSENT SANS DEVENIR LISIBLE

 

S’associant aux troubles, à l’état de chaos, qui règnent dans le monde, la perte des repères comme des perspectives historiques qui guidaient le mouvement populaire, ont contribué à rendre toujours plus opaques le présent et l’avenir, ceci pour l’ensemble de la société et les classes qui la composent. Aussi bien, depuis plusieurs décennies, s’exprime un sentiment de désarroi, d’incertitude, qui gagne toute la société. Après la crise de 2008, la séquence des élections de 2017 au dénouement imprévu, ont encore renforcé ce sentiment. 

«  Où on va, on ne sait pas  »  ; «  on n’est jamais sur de rien, ce qui va se passer  »  ; «  j’ai l’impression de ne rien comprendre de la situation, déjà maintenant et après…  ».

Pour les catégories sociales dites “moyennes” ou “intermédiaires” du secteur marchand, anciennes et nouvelles, cette opacité s’avère totale. Les deux classes à capacité hégémonique des sociétés modernes, la bourgeoisie, et le prolétariat ne disposant plus, ni l’une ni l’autre, d’une capacité de maîtrise du devenir de la société dans son ensemble et par conséquent d’orientations générales à faire prévaloir face aux autres classes. Ceci à l’échelle de l’ensemble du monde.

Ainsi, Christine Lagarde, directrice du FMI (Fonds Monétaire International), a parlé, lors de la réunion annuelle de cette institution (octobre 2018) d’un «  niveau d’incertitude jamais vu  » s’agissant de l’économie mondiale. Elle a dans le même temps déploré qu’au regard du passé [grande crise du capitalisme], beaucoup de responsables politiques aient été saisis «  d’amnésie collective  ». Les représentants des classes au pouvoir, ceux qui disposent de données générales sur l’économie et la politique du monde, qui détiennent certains des ressorts qui autorisent à agir sur sa marche, se révèlent eux-mêmes incertains quand à son devenir. Comment alors les citoyens ordinaires, ceux dont la vue peut difficilement s’élever au-dessus de leurs conditions immédiates d’existence, pourraient-ils y voir plus clair, avancer avec certitude.

Doit-on se limiter à condamner la myopie, l’aveuglement de ceux qui se trouvent dans des conditions favorables pour voir de plus haut et donc plus loin que nous-mêmes. Jusqu’à un certain point sans doute, mais on doit aussi considérer qu’ils sont eux-mêmes, du moins s’agissant de leur capacité d’anticipation du futur, livrés à l’incertitude, dans l’incapacité de maîtriser le devenir. On ne peut toutefois imputer à des individus ou à un “système” politique, tous les maux qui ressortent des contradictions inhérentes à un régime social, le capitalisme. Bien qu’il existe des périodes “d’accalmie”, l’absence de toute certitude quand au présent et l’avenir, se trouve en effet au fondement même de la “logique” qui régit ce régime, de son caractère “absurde”, tel que les premiers socialistes non utopiques du XIXe siècle français l’avaient dévoilée. 

 

Le capitalisme et la vie à l’incertain

 

L’incertitude quant au présent et à l’avenir qui régit aujourd’hui la population de l’ensemble du monde et ceux qui sont censés le gouverner, s’expose de façon diversifiée au niveau des individus, des groupes sociaux, avec plus ou moins d’intensité selon les conjonctures. Les repères de classe, tels que rapportés aux rapports sociaux fondamentaux du capitalisme, n’en conservent pas moins toute leur importance. 

On peut dire à cet égard que “l’incertain” régit de façon constante ceux que l’on appelait les prolétaires (ouvriers, employés, sans statuts protecteurs), ceux qui ne disposent pour toute propriété que de leur force de travail, et qui ne peuvent toujours trouver à la “vendre”.

Le sort était un peu moins fluctuant, précaire, pour ceux qui disposaient de quelque propriété, quelques moyens privés leur permettant de mettre en œuvre leur travail, sans toutefois pouvoir vivre de leurs agios ou rentes (artisans, agriculteurs, petits commerçants). Périodiquement cependant ces catégories se trouvent elles aussi dépossédées et ne parviennent plus à pouvoir «  vivre dignement  », «  vivre de leur travail  », comme ils le disent eux-mêmes. D’autres encore, parmi les nouvelles catégories qui avaient investi le secteur marchand, ont vu leurs espoirs anéantis, comme leur souhaits d’accéder à un certain statut social, une certain niveau d’aisance, avec les effets de la crise de 2008, dont ils n’avaient nullement pressenti l’inéluctabilité.

Ceux qui disposent d’un titre de propriété lié à leur fonction dans la dépendance de l’État [service public, “nouveaux salariés”] ont été longtemps plus assurés du lendemain dans la durée, se souciant principalement de défendre leur mis, sans toujours se soucier du bien de l’ensemble de la société. Leur sort n’en est pas moins lié à la “bonne santé” de leur État, donc à une création suffisante de valeur dans la base économique de la société. Si cette richesse se tarit, si l’endettement public ne parvient plus à être asséché, ils peuvent eux aussi, avec la faillite de leur protecteur, et de la base matérielle qui l’alimente, se trouver livrés à l’incertain.

Les conditions de vie à l’incertain sont vraies pour toute une époque dans les sociétés où domine le mode de production capitaliste. Elles sont plus ou moins affirmées selon les catégories sociales, les régions du monde, les périodes historiques. Toutefois, les classes bourgeoises des diverses formations nationales, quelles que puissent être leur propres souhaits ou vouloirs propres, sont elles-mêmes soumises à la “logique” anarchique de ce régime économique et à la crainte d’une révolte des peuples. Pour toute l’époque où s’impose le capitalisme, on doit cependant distinguer des périodes et des phases. D’où l’importance de toujours situer historiquement les orientations politiques à faire prévaloir, savoir que faire et ce qu’il est possible de faire, aussi bien dans l’immédiat qu’en perspective historique.

 

PENSER HISTORIQUEMENT

 

Penser historiquement, c’est s’efforcer de penser tout à la fois la continuité du mouvement historique d’ensemble, et dans ce cadre, la succession chaotique (ou cahoteuse) de différentes périodes et phases  : définir les traits structurels permanents, qui, pour toute une époque, déterminent le mouvement historique général, et analyser de façon concrète les traits particuliers, fluctuants, qui spécifient ces différentes périodes, phases, conjonctures.

Les époques peuvent être caractérisées par les caractères généraux des rapports économiques qui tendent à prévaloir dans un pays donné et plus largement dans le monde, en termes de rapports sociaux et de contradictions sociales, de classes, antagoniques ou non. En schématisant, l’époque contemporaine, qui, à partir du XIXe siècle, tend à s’imposer dans une partie du monde, s’affirme comme époque du capitalisme. Bien avant Marx, les socialistes non utopiques avaient mis au jour l’anarchie sociale, “l’absurdité”, que recèle ce régime économique et la nécessité de son dépassement par un autre régime économique, vraiment social. L’époque contemporaine est marquée sur le long terme par cette contradiction, qui sur le plan social et politique, ne se manifeste par seulement par une lutte d’ordre historique entre prolétariat et bourgeoisie, mais aussi par de multiples luttes immédiates entre diverses catégories, chacune d’entre elles tendant à faire prévaloir ce qu’elle considèrent comme ses “droits”.

La lutte de classes toutefois en tant que lutte de nature historique, ne peut être conçue comme simple rapport de forces, bras de fer immédiat entre ouvriers et patronat, entre les diverses catégories intermédiaires” en concurrence, ou entre les salariés et l’État. 

Nous n’avons pas changé d’époque, nous sommes toujours dans le capitalisme, sans avoir modifié les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme et la structure de classes qui y correspond. Or, les contradictions du capitalisme ne peuvent se trouver effectivement résorbées tant que sa base économique se maintient. Du point de vue de l’histoire générale, cela signifie que la résolution de ces contradictions passe par la suppression de ce qui est au fondement de sa “logique” anarchique. Toutefois, dans la conjoncture présente, la prééminence de l’orientation des luttes populaires par la classe ouvrière n’est plus. Privés d’orientation générale, les nouveaux mouvements sociaux comme les mobilisations de diverses catégories intermédiaires des secteurs privés et marchands, n’ont pas pour vocation de mettre fin aux contradictions fondamentales du capitalisme. Ils sont le plus souvent tournés vers le retour illusoire à un passé idéalisé  : celui d’une classe bourgeoise disposant encore de moyens aptes à satisfaire successivement les différentes “classes moyennes”, (ce qui pouvait se manifester dans une alternance droite/gauche).

Rétablir le possible historique sans l’identifier au possible immédiat

Dire que nous n’avons pas changé d’époque ni de rapports sociaux, ne signifie pas qu’on puisse et qu’il faille à chaque moment en appeler à la révolution, sans tenir compte de ce qui est historiquement possible, des conditions réelles de chaque époque, phase, conjoncture particulières. Et surtout en s’imaginant que tout combat contre le pouvoir en place est une lutte effectivement révolutionnaire, capable de mettre à bas le régime économique. Et lors même que serait visée une révolution véritable, on ne peut pas poser la fin du capitalisme, sans que ces conditions à court et moyen terme soient pour autant réunies.

L’orientation politique ne consiste pas à se prononcer sur le seul désirable. On ne peut pas refaire la Révolution française ou la révolution russe hors de ses conditions, quand bien même on le souhaite vivement. On ne peut pas prôner une réédition du Programme de la résistance indépendamment des conditions qui en avaient rendu la réalisation possible. Plus généralement, on ne peut pas confondre la disposition des forces de classe lors des périodes de relatif progrès social et lors de périodes d’indéniable régression. 

Au sein d’une même époque, différentes périodes et phases se succèdent en effet, faisant varier les conditions au sein desquelles se déroulent les mouvements sociaux et si l’on veut la lutte des classes. Il faut, ainsi que le préconisait Gramsci, se montrer attentif aux “signaux” qui annoncent que s’épuisent les caractères d’une phase historique déterminée, et qu’une autre peut se trouver déjà en gestation. Dans l’histoire moderne du capitalisme, on peut repérer de telles successions  : phases de relative stabilisation ou d’essor, phases de régression et de désordres, phases intermédiaires au sein desquelles ces différentes tendances se neutralisent ou s’opposent, sans que l’on sache dans quel “sens” cela peut tourner.

Il y a une cinquantaine d’années, les données de la situation n’étaient pas celles d’aujourd’hui. Après la Libération et la période de reconstruction, l’économie reprenait vigueur, bénéficiant à des degrés divers à l’ensemble de la société. La classe ouvrière détenait une partie de l’initiative en matière politique, elle disposait d’une capacité d’orientation sur le mouvement des classes populaires. Il y avait encore la perception d’un devenir de transformation possible pour l’ensemble de la société. Il n’en est plus de même aujourd’hui, ce que chacun peut percevoir. L’idée d’un “basculement” survenu entre deux phases de l’histoire récente est d’ailleurs fréquemment exposée, notamment au sein des classes populaires. On aurait «  changé de période  », c’en serait fini de la relative prospérité de l’après-guerre, qui avait permis l’accession à un certain confort, y compris pour les moins favorisés, un temps où l’on pouvait espérer un mieux-être, une ascension sociale, moins d’incertitude.

Le constat de l’entrée dans une phase de régression, en gestation depuis plusieurs décennies se fait jour, pour certains en relation avec les convulsions périodiques qui affectent le mode de production capitaliste.

«  On est dans une autre époque, ça fait au moins trente ans  »  ; «  On ne vit plus comme avant […] on était moins dans l’incertain  »  ; «  c’est le capitalisme, ça dérape tous les cinquante ou cent ans, et alors c’est la crise  ».

Les «  crises profondes et durables  » du capitalisme peuvent signaler, selon Gramsci, le passage ou l’amorce d’un passage d’une phase historique à une autre, passage qui n’annonce pas un mieux pour le court terme. En raison de la crise profonde qui affecte l’ensemble du régime capitaliste, on ne peut exclure un tel retournement de tendance, à plus ou moins long terme. Il ne pourra se révéler favorable aux classes populaires, et plus généralement à la société, que si les orientations historiques et repères politiques ont été reconstruits. 

Tout, dans la conjoncture présente semble aller à l’encontre de la possibilité d’un ressaisissement de l’initiative historique du peuple.

Le fait que le capitalisme ait perdu de sa légitimité historique ne se présente pas pour l’heure comme favorable à une “revanche” de la classe ouvrière et des catégories sociales dépossédées de leurs ambitions ou de leurs statuts. La classe bourgeoise, en ses diverses fractions, se trouve pour sa part incapable de maîtriser la situation. Elle ne parvient plus à maîtriser le devenir des sociétés en France et ailleurs dans le monde. Ce qui, comme lors de l’entre-deux-guerres, peut déboucher, sur des menées politiques aventureuses, plus destructrices encore. Ceci d’autant plus que le prolétariat et les classes populaires, les organisations censées conduire leur mouvement, ne sont plus dans la capacité d’assurer un rôle d’orientation générale. Le danger de captation des mécontentements par des courants politiques séditieux, sous un vocabulaire anti-capitaliste, révolutionnaire, pseudo populaire, pseudo souverainiste, est au plus haut. On ne peut dans ces conditions exclure la possibilité de processus de fascisation, de droite et de gauche, qui comme dans l’entre-deux-guerres, n’arboreront pas nécessairement dans un premier temps une figure repoussante.

«  Tout régresse, tout semble perdu  »  ; «  on est bien faibles pour pouvoir changer les choses  »  ; «  la société à changer est un problème tellement gigantesque.  »

Faisant suite aux précédentes crises générales (début du XXe siècle et crise de 1929), la grande crise, manifestée au grand jour depuis 2008, signale que les contradictions incurables du capitalisme se sont exacerbées  : contradictions entre classes, contradictions entre puissances capitalistes, celles-ci menant une nouvelle fois le monde à un surcroît d’effets destructeurs. On ne peut plus dès lors parler, du moins pour le court et moyen terme, d’une période historique allant dans le sens du progrès en général et populaire en particulier.

C’est en fonction de ces données structurantes que l’on peut sans doute analyser et caractériser le phénomène “gilets jaunes” et les raisons de la mobilisation d’une partie des catégories sociales “intermédiaires”, de type ancien et moderne, parmi celles qui se jugent dépossédées de leurs droits particuliers.

Une réorientation des luttes populaires est-elle possible  ?

Ces considérations, que l’on peut juger pessimistes, sont autant d’appels à la réorientation historique, sans laquelle il ne peut y avoir de réorganisation politique. Dans l’histoire, la classe ouvrière, le peuple, se sont plusieurs fois trouvés dans l’impossibilité de remplir leur rôle historique. Leur capacité d’initiative s’est pourtant toujours reconstituée, chaque fois à une échelle plus large. En dépit de l’anarchie qui s’expose dans la plupart des mobilisations contemporaines, les bases d’une réorganisation du mouvement populaire, aujourd’hui inapparentes, enfouies, n’ont pas disparu, les mobiles qui les font renaître se sont renforcés. Les causes profondes, objectives, de l’aspiration des peuples à édifier une société nouvelle, ce sont les antagonismes destructeurs du capitalisme et de tous les régimes d’oppression, qui les font périodiquement renaître. Les aspirations à une société “vraiment sociale” sont toujours présentes. Ce n’est que sur la base de ces aspirations que peuvent prendre sens les revendications d’égalité sociale, d’égalité politique, l’exigence de «  pouvoir vivre  » dans des conditions conformes aux droits comme aux devoirs de tout citoyen, de pouvoir «  vivre de son travail  », de ne plus être soumis à l’incertitude pour le présent et l’avenir. 

C’est en fonction de ces aspirations que le mouvement ouvrier et populaire peut se reconstruire, se réorganiser, s’unifier, pour affronter la situation actuelle de régression, de barbarie, de guerre. Toutefois, pour que les classes populaires puissent ressaisir l’initiative historique, la priorité du jour est de se dégager du marécage politique, marqué tant par la prééminence des nouveaux mouvements sociaux que par celle de mobilisations anarchiques de catégories dépossédées de leurs statuts. Nous devons travailler à reconstruire les repères sociaux et politiques, restituant le moment présent dans le droit fil du mouvement socialiste historique, tel qu’il fut précocement formalisé dans le sillage de la Révolution française.



Notes    (↵ Retourner au texte)
  1. 1. Dans Germinal, les mots de classes populaires, classe ouvrière, prolétariat, peuple, sont fréquemment utilisés. Des lecteurs attentifs souhaiteraient que leurs significations respectives soient plus précisément distinguées. En outre, pour certains, seuls les termes de « classe ouvrière » ou « prolétariat » leur paraissent conformes à la théorie de Marx. On notera d’abord qu’au sein de l’œuvre de Marx, ces mots (comme d’ailleurs ceux de bourgeoisie ou de capitaliste) ne sont pas véritablement “conceptualisés” le plus souvent, mais rapportés à leur sens commun, leur portée théorique se saisissant en fonction de leurs valeurs d’emploi respectives et au regard de la structure d’ensemble des rapports sociaux au sein de laquelle ils s’insèrent. Dans un prochain numéro, Germinal proposera quelques précisions sur l’usage de ces différents termes, en fonction de semblables principes.
  2. 2. Voir les données de cette enquête dans les Cahiers pour l’Analyse concrète, n° 62-63, 2008.
  3. 3. Cette “non classe”, extérieure au prolétariat, ne s’en inscrit pas moins en tant que classe au sein des rapports capitalistes, en tant que consommatrice de valeurs crées dans la production. De sorte qu’il s’agit bien pour Gorz, de maintenir « une sphère de la nécessité », c’est-à-dire des « activités qui sont matériellement nécessaires au fonctionnement de la société en tant que système matériel », maintenir les hommes qui font fonctionner la matérialité de la société, c’est-à-dire des ouvriers, leur position devant cependant rester subalterne dans le champ politique. Par ailleurs, la nouvelle “non classe” du “non-travail” pourvue de “non repères” n’en vise pas moins à conquérir l’hégémonie. De façon implicite, Gorz tend ainsi à la situer en tant que fraction de la classe bourgeoise, se préoccupant de conquérir pour elle-même la domination : « le pouvoir ne peut être pris que par une classe déjà dominante dans les faits. »

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