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La déconstitution de la Cité politique et  le phénomène “gilets jaunes”

Éditions Inclinaison    Cahiers pour l’Analyse concrète

 

Beaucoup d’ouvrages ont été consacrés à la mobilisation des “gilets jaunes”. La plupart se centrent sur les données immédiates, et non sur les déterminations profondes de cette mobilisation, sur les conditions de son irruption dans un période historique déterminée. C’est tout au contraire, sur les déterminations, sur les raisons de l’irruption de ce phénomène que porte l’ouvrage réalisé par une équipe du Centre de Sociologie historique  : La déconstitution de la Cité politique et le phénomène “gilets jaunes”.

Les auteurs, Hélène DESBROUSSES, Frédéric EMSELLEM, Gérard FUNFFROCK, Sylvain TEISSIER, ont pour ambition de fournir des matériaux pour une analyse concrète de la situation [1], et dans cet objectif d’en «  revenir à un regard historique [2]  ». Selon les auteurs, la “nature”, la “signification” le principe “d’intelligibilité” du phénomène “gilets jaunes”, ne peuvent être compris à partir de lui-même. Ce mouvement dévoile d’abord quelque chose de notre situation historique, plus spécialement, écrivent-ils, «  sur le processus de déconstitution d’ordre historique qui affecte l’ensemble de la société, au plan économique, politique, idéologique  ». 

Les divers dossiers réunis dans l’ouvrage reposent pour partie sur des enquêtes directes auprès de différentes catégories de population, pas toutes favorables aux “gilets jaunes”, et sur le travail de documentation concernant les faits. L’investigation porte aussi sur la “réception” de la mobilisation auprès des principaux commentateurs  : sociologues, journalistes, responsables politiques, faiseurs d’opinion, parmi ceux qui ont assez largement célébré les “gilets jaunes” (jusqu’à les identifier à l’ensemble du “peuple”). L’image du “peuple” ainsi diffusée, ne recèle aucun principe social et politique d’unification. Pour ces commentateurs, le peuple se présente comme dépourvu de conscience historique et de toute perspective politique d’ordre général, donc comme inapte à développer une capacité souveraine. La figure du peuple se réduit à la «  multitude  », à un simple «  agrégat de forces  », réduit à ses affects, ne “consultant pas la raison”, et dont les actes ne se légitiment que par la “colère”  ». Cette figure du peuple, disent les auteurs, remonte en fait aux temps médiévaux, à l’Ancien Régime, aux thèses contre-révolutionnaires et fascisantes. Et les spécialistes qui reprennent de telles images, témoignent à l’égard du peuple d’une condescendance, voire d’un certain mépris. Ces images du peuple sont contraires aux données historiques de sa formation, plus spécialement en France. 

L’enquête menée par l’équipe du Centre de Sociologie historique auprès d’éléments du “peuple”, révèle au contraire que parmi ceux-ci, cette figure dévalorisante du peuple est loin de faire l’unanimité que beaucoup se sont révélés circonspects à l’égard du “sens” du mouvement des “gilets jaunes”. Dans le cadre restreint de cette note de lecture, on ne développera que cet aspect.

Plan général de l’ouvrage

I –  Analyser le phénomène “gilets jaunes” au regard des déterminants de la période historique.

II –  La dissolution des repères historiques et politiques des classes populaires.

III –  Points de vue “ordinaires” autour du phénomène “gilets jaunes” (les pour, les contre, les circonspects).

IV –  Les “gilets jaunes” sont-ils le peuple  ?

V –  La parole aux thuriféraires  : Une foire d’empoigne. Concurrence pour les effets d’aubaine à escompter du phénomène “gilets jaunes”.

VI –  Que penser des pratiques spécifiques de la mobilisation “gilets jaunes”  ?

Le “sens” du phénomène “gilets jaunes” tel que le perçoivent des citoyens ordinaires

Il n’est pas question d’épuiser ici tous les contenus du livre. Un seul aspect, contenu dans le premier chapitre sera abordé  : la façon selon laquelle des “citoyens ordinaires” ont pu s’interroger sur le sens (ou absence de sens) du phénomène “gilets jaunes”, au regard d’orientations politiques ou historiques d’ordre général. Au contraire de la “visibilité immédiate”, du phénomène “gilets jaunes”, largement exaltée par les spécialistes et dans les medias, les conditions d’émergence du mouvement ne se donnent pas à voir directement. La plupart des commentateurs de presse, les sociologues, les organisations politiques, plus ou moins “à la remorque” de la mobilisation, se sont limités à cette visibilité immédiate, isolant le phénomène par rapport à ses déterminants socio-historiques. Il n’en a pas été toujours de même au sein de la population “ordinaire”. Nombreux parmi ces non-spécialistes se sont en effet interrogés sur la signification globale, sociale et politique de ce phénomène, éprouvant souvent des difficultés à lui “donner sens”.

Tout en pouvant se “reconnaître” dans certaines des revendications exprimées, nombre de citoyens “ordinaires” ont en effet ressenti un sentiment de trouble lorsqu’ils s’efforçaient de saisir les traits spécifiques du mouvement, son objectif, ses visées, le sens des pratiques mises en œuvre, sa cohérence ou son incohérence, son positionnement au regard du mouvement d’ensemble de la société.

Les interrogations se sont d’emblée exprimées par des formules telles que  :

«  on ne sait pas ce que c’est  » ; «  c’est indistinct  » ;  

«  ce qu’ils veulent, c’est quoi  ?  »

La difficulté à saisir le sens (orientation) du phénomène, sa finalité, ses motivations effectives, s’est exposée comme inquiétude, crainte, premiers indices d’une attitude de circonspection, et forme  élémentaire de discernement à son égard.

«  On comprend les revendications, mais c’est pas net  » ; «  je ne sais pas où ça va aller […]  » ; «  où ça va nous mener tout ça  » ; «  ils bloquent, ils ne savent même pas pourquoi  » ; «  c’est une frange de la population qui est mobilisée [mais] quelle est la raison réelle.  »

Cette question du “sens” s’est aussi posée du côté de certains “gilets jaunes” ou de leurs soutiens  :

«  Il était temps qu’on entende ce que le petit peuple avait à dire […] en même temps je ne sais pas où ça va.  »

«  C’est n’importe quoi ce mouvement  » indique un manifestant, pourtant favorable aux “gilets jaunes”.

Un autre, mobilisé sur un rond-point, en vient à revendiquer, “théoriser” ce “n’importe quoi”  :

«  Question  : Vous avez des revendications claires, une orientation commune  ?

–  Non, c’est pas le but […] on fait ce qu’on veut. […] L’idée c’est de regrouper tout le monde […], ça part comme ça et on verra comment tourneront les choses. 

–  Vous avez des plans  ?

–  Non, surtout pas […] on est dans la rue, c’est tout, c’est simple  ».

La question du “sens” fréquemment évoquée vaut pour déplorer l’absence d’orientation, de repères (politiques, historiques), l’absence de but commun.

«  ça va dans tous les sens, il peut rien en sortir  » ; «  casser tous les radars, brûler des péages, ça n’a pas de sens  »  ; «  Macron démission  ! À quoi ça rime  ? à rien  » ; «  c’est de la colère sans orientation  » ; «  c’est la désorganisation et la perte de repères  ».

«  Ils n’ont aucun but commun  » ; «  ces gilets jaunes ont-ils des repères historiques  ?  Non. Ont-ils un but historique  ? Non.  » 

Beaucoup ont perçu le caractère double du mouvement  : d’un côté, la relative légitimité de revendications diverses concernant une bonne part de la population ; de l’autre, la mobilisation de ces colères diversifiées au service d’une ligne politique concertée, susceptible de dissimuler la défense d’intérêts particuliers et de buts partisans.

«  On comprend les revendications […] mais c’est pas net, c’est inorganisé ou alors c’est organisé en dessous, mais qui, pour quoi  ?  » ; «  en écoutant ce qui se disait, j’étais plutôt favorable. […] J’avais décidé d’aller à leur rencontre sur les ronds-points pour essayer de discuter, […] j’ai eu la surprise de voir que des personnes étaient repérées comme responsables [et] empêchaient les autres de discuter librement. […] Je ne peux plus penser à ce mouvement comme vraiment spontané, comme la volonté de s’organiser pour les plus touchés par le régime économique.  »

Le “visible” immédiat et le non visible ne coïncident pas. En fonction des difficultés qui affectent de nombreuses catégories de populations, certains suspectent une volonté de captation des clientèles électorales par des courants de divers “bords” (tels le Rassemblement National, plus tard les Insoumis). Ce qui serait “dessous” le mouvement immédiat peut se présenter comme revendication d’un “troisième tour” des élections présidentielles et législatives  de la part des “perdants” de 2017.

«  Ce que j’aimerais bien savoir, c’est ce qu’il y a dessous  ?  […] La Marine après, elle va tout ramasser  » ; «  Les agents les plus actifs de cette mobilisation ont été sans doute Le Pen et ses annexes, implantés et expérimentés, mais il y a aussi des forces sûrement actives de tous les perdants de 2017  » ; «  Ce qu’ils veulent c’est en finir avec Macron, tout le monde attend sa chute, tous ceux qui ont perdu leur mise [en 2017]. La France va encore se trouver à la traîne  » ; «  Il y en a qui veulent la peau de Macron, c’est dommage parce qu’il présentait bien et il donnait une bonne image du pays  ».

Pour plusieurs interlocuteurs, il semble que des minorités politiques poursuivent des buts séditieux non affichés comme tels. “Sous” la dénonciation de la personne de Macron, se manifesterait une visée de subversion des institutions, des cadres politiques constitués. 

«  La violence dès le début, pas de but commun défini, pas de cadre, pas de responsables, ni d’interlocuteurs, mais il y a eu quand même des apparitions coordonnées  » ; le drapeau tricolore mais qui n’unifie pas, une faction qui le capte  » ; «  la présence de réseaux d’extrême droite est certaine, «  ils [voulaient] un coup d’État  ».

Une possible “stratégie de la tension” est évoquée, l’appel à un groupe ou un homme mettant fin au “désordre”, faisant régner l’ordre que les institutions en place, ou le Président au pouvoir, sont incapables de faire régner.

«  Il y a des politiques ou des n’importe quoi qui attisent les feux, des incitations à aggraver la crise (“Allez à l’Élysée, y rentrer”), [par] la casse, la violence, il y en a qui veulent qu’il y ait des morts, une crise.  »

Parmi ces “citoyens ordinaires”, le phénomène “gilets jaunes” peut aussi se trouver resitué au sein d’une séquence historique plus longue que le temps immédiat, ses causes ou facteurs se présentant alors comme bien antérieurs aux élections de 2017.

«  Bon Macron je ne l’estime pas du tout, il est trop arrogant, mais tout ne vient pas de lui, c’est de longtemps, ça ne va plus. […] rien n’est réglé au fond  » ; «  ça vient de loin, les motifs de révolte, on prélève, on prélève, mais les services diminuent, c’est pas de maintenant, mais personne n’entend  » ; «  cela me pousse à questionner ce mouvement avec l’état de déconstitution qui a commencé dans les années 70  » ; «  ça fait plus de quarante ans que ça dure… c’est accumulé… et ça lui tombe dessus, lui il veut mettre un peu d’ordre dans tout ce bazar, mais c’est pas lui qui l’a fait ce bazar […]  ».

Au sein des représentations communes, des références à des situations historiques passées sont plus rares, bien que l’idée de possible danger fasciste soit parfois exprimée, surtout par les plus âgés. Les formes de manifestation du phénomène, leur persistance préoccupent.

«  C’est dangereux, une désorganisation totale en termes de classes, c’est février 34 en moins organisé, un caractère lumpen, la décomposition, la mise en question d’un ennemi désigné, des gens honnêtes ont pu être embringués dans un truc légitime, mais pour quelle issue  ?  » ; «  Ils sont chauffés à blanc, ça chauffe, ça a été chauffé, ça fait penser aux événements en Algérie en 1968  : “faire chauffer les petits blancs”  » ; «  Je suis effrayée de voir avec quelle facilité l’opinion admet le soutien obligatoire aux “gilets jaunes” […] Demain on dira à tous ces enthousiastes inconscients  : “on vous laisse passer, buvez d’abord l’huile de ricin  !”  » [Allusion à la pratique des chemises noires “mussoliniennes”].

*****

Ces extraits ne rendent pas compte de la visée d’ensemble de l’ouvrage. On retiendra que les auteurs s’efforcent cependant de mettre en perspective le phénomène immédiat des “gilets jaunes”,  dans ce qu’ils nomment “l’épaisseur” de l’histoire concrète. Ils évoquent la nécessité de respecter le premier principe de la méthode dialectique  : ne pas isoler un phénomène donné du contexte général, du lieu, de l’époque, de la période, de la phase au sein desquels il se manifeste.



Notes    (↵ Retourner au texte)
  1. 1. Il ne s’agit pas de proposer “la vérité”. Les auteurs signalent à cet égard la nécessité de ne pas partir seulement de ce que l’on connaît ou croit connaître, mais plutôt de nos ignorances en la matière. La prise de conscience de nos ignorances se révèle ici précieuse, elle nous pousse à chercher à connaître, les causes, le pourquoi des phénomènes, ce qui fait se mouvoir les choses, les êtres.
  2. 2. Ce que recommandait le sociologue François Dubet.

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