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II — Georges SOKOLOFF, Le retard russe (2014)

L’ouvrage de Georges Sokoloff n’est pas centré sur la révolution russe qu’il se borne à inscrire dans le cadre de la formation historique spécifique de la Russie et de ce qu’il nomme “l’Idée russe. Dans le cadre de cette formation de longue durée, la révolution aurait pour une part perpétué l’héritage de “l’Idée russe » et le retard qu’elle véhicule. Pour illustrer son propos, l’auteur prend en compte et synthétise des données factuelles de l’historiographie russe. Il s’agit de déceler dans l’histoire de la formation historique de la Russie ce qui a pu conforter l’idée d’un retard, russe, puis soviétique, notamment dans le domaine économique, par rapport à d’autres pays développés.

«L’idée russe»

« L’Idée russe » se présente en tant que tremplin pour la formation historique de la Russie, qui, en même temps en freine le processus. Dans son introduction, Georges Sokoloff s’interroge : « L’Idée russe » traduit-elle un retard ou exprime-t-elle une réponse, à la fois singulière et obligée, aux « défis de l’histoire. » 

« L’Idée russe » prégnante au XIXe siècle se présente comme une sorte de « système de valeurs » reposant sur « la vie spirituelle, l’esprit collectif, la vraie justice, l’élan de la foi », s’opposant à un autre système vantant « les satisfactions matérielles, la place de l’individu, les droits formels, le pragmatisme. » Pour l’auteur, il s’agit d’une « idéologie » que l’on retrouve dans la devise du comte Ouvarov, ministre sous Nicolas Ier : « Autocratie, orthodoxie, idée nationale », ou encore chez Alexeï Khomiakov : « Orthodoxie, idée slave, patrie ». Ce système idéologique « qu’on dirait fait sur mesure pour le Russe et personne d’autre… » assurerait « une supériorité morale de par le monde entier ». Les populistes du XIXe siècle s’en étaient emparés pour lutter contre le tsarisme, qui, selon eux trahissait l’idée russe, en adhérant aux valeurs du capitalisme industriel étranger.

La période historique du passage d’une société féodale à une société bourgeoise aurait ainsi été marquée par une « résistance culturelle » favorisant une relative unité. Cette « force intérieure » appelée starina se rattache à “l’ancien” dont la respectabilité ne saurait être remise en cause. L’idée d’immuabilité qui lui est associée, cette starina constituerait une sorte de trésor, comprenant la langue et la puissance maternelles, la religion chrétienne, les coutumes et les terres russes. Ce trésor ou « réserve morale » aurait permis d’affronter les crises et malheurs de l’histoire russe. Sans cette « réserve » pourrait-on expliquer les victoires sur les Mongols à partir de 1380 ou l’unité politique reconstruite autour de Moscou ? L’ « Idée russe » reste une référence absolue pour l’Église orthodoxe, Église qui selon l’auteur aurait protégé les puissants intérêts du féodalisme russe.

« L’Idée russe » exprimerait la résistance féodale face à la montée d’une société bourgeoise. Pour Sokoloff cette « Idée » fut en effet érigée par les penseurs du XIXe siècle en un vertueux rempart patriotique contre les valeurs bourgeoises. Elle imprégnerait plus généralement l’histoire russe, ayant permis une certaine capacité d’adaptation historique, y compris pour les tenants de l’édification socialiste. Ainsi « les sociaux-démocrates : ceux-là affirment qu’on peut à la fois être socialiste, aimer la Russie au point de vouloir en faire l’épicentre d’une révolution mondiale, et vouer un véritable culte à l’industrie, berceau du prolétariat ouvrier. » Et, encore aujourd’hui, cette « Idée russe » demeurerait prégnante, sous la forme d’une morale diffuse.

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À propos de la formation historique de la Russie et de sa relative unification, Sokoloff fait état de quelques-unes des “étapes” de cette formation, pour l’essentiel connues, en y adjoignant des données comparatives sur les évolutions économiques et démographiques, qui permettent d’aller au-delà des idées reçues. Il concentre aussi son attention sur les raisons qui rendent compte tout à la fois de “l’Idée russe” et de sa signification au regard de la disposition des forces sociales russes, plus spécialement au XIXe siècle.

Aux origines de la Russie, les migrations

Le centre historique de la Russie se trouve dans la partie centrale de l’Europe en tant que lieu de passage d’importantes migrations. De “proto slaves” s’y seraient fixés. Du IXe au milieu du XIe siècles, des Varègues (suédois) font quelques incursions puis s’intègrent progressivement. Sokoloff évoque le « dualisme slave/ vikings, les uns apportant de nouvelles techniques agricoles, les autres le désir d’aventures. Les territoires occupés s’étendent, alors une meilleure exploitation des axes fluviaux est réalisée. Un certain Kïî, personnage légendaire éponyme de Kiev et Oleg le Varègue auraient initié et constitué une fédération tribale, donnant naissance à une « Russie primitive ».

La Rus’kiévienne

L’expansion territoriale accroît les possibilités marchandes par la navigation et le portage, couvrant l’axe du Golfe de Finlande jusqu’à la Mer noire proche de Byzance, ouvrant de nouveaux débouchés commerciaux, et de nouvelles sources d’enrichissement spirituel et culturel. Les Varègues, dont l’ethnonyme est « Rûs », poursuivent à l’initiative d’Oleg et de ses successeurs la conquête et la soumission d’autres peuplades slaves, posant la question de l’unité administrative et politique de cette « Rus’kiévienne ». Dès 945, une ébauche administrative se met en place afin de percevoir les impôts, l’unité se construit aussi pour faire face aux convoitises extérieures.

Avec l’alliance avec Byzance, l’élargissement du commerce extérieur, une monnaie, la grivna s’impose progressivement. L’unité économique et administrative consolide l’ensemble, et se trouve renforcée par la conversion au christianisme. Une langue commune se forme avec la création et l’apprentissage de l’alphabet cyrillique composé par les disciples de Cyrille et de Méthode dès la fin du IXe siècle.

Lors de cette période, la formation russe semble suivre un progrès linéaire en dépit de quelques obstacles. Les dispositions prises par les princes kiéviens se heurtent cependant à des résistances. En 1068, une assemblée populaire prétend prendre les armes contre les nomades Polovtses. En 1113 les Kiéviens mécontents exigent un autre prince. Des révoltes religieuses et politiques ont lieu à Novgorod en 1131 et 1207. En dépit de ces dissensions internes, la Rus’kiévienne se construit contre les forces centrifuges.

Rupture du processus. Les invasions mongoles

L’unité en cours de formation, se trouve rompue pour une longue période par les invasions mongoles dès le début du XIIIIe siècle. La Rus ‘kiévienne ne peut tenir devant ces vagues destructrices. Son unité était fragile, elle avait connu un éclatement en une variété de « principautés » (au nombre de cinquante au début du XIIIe et près de deux cent cinquante au XIVe siècle). En outre les dissensions sociales internes ne manquaient pas : révoltes urbaines, rivalités au sein de la dynastie, complots. La fragile unité, « réduite à sa propre impuissance » cède face aux invasions tatares qui préfigurent la constitution d’une sorte “d’État mongol”, la future “Horde d’Or”, qui reposait sur « une collectivité humaine entièrement vouée à la conquête armée ».

La terreur mongole toutefois calme les séditions internes. La Horde d’Or délègue le pouvoir à des princes russes en matière d’administration et de fiscalité. Les tributs imposés sont fixés en fonction d’un recensement de la population soumise, il s’y ajoute des contributions exceptionnelles en faveur du Khan, des droits sur les marchandises et les charges d’entretien des forces d’occupation (ce qui correspondait à quatorze formes de prélèvement). 

La Moscovie, le processus peut reprendre…

Alors que la Rus’Kiévienne tend à se décomposer, un autre centre historique de la Russie est en formation, du nom de Moskva, ville située plus au nord. Celle-ci se fortifie sur la base d’activités commerciales. En 1326, elle devient la capitale religieuse de la Russie. Ivan III, prince de Moscou, souverain en 1462, dirige non plus une ville, mais un pays : la Moscovie. Celle-ci va à son tour connaître des déboires, plus spécialement face aux Mongols. En 1481, c’est cependant la principauté de Moscou (et non plus Kiev, épuisée), qui délivre la Russie des Mongols et réunit l’ensemble des territoires. Malgré les difficultés, la population a connu un fort développement au cours de ces cinq siècles (de quatre à douze millions d’habitants). 

Libéré du poids mongol, une politique étrangère se met en place, la Moscovie s’agrandit avec l’intégration de Novgorod, Pskov et Smolensk. Le rouble de Novgorod devient monnaie nationale. Le marché intérieur commence à se constituer. Une sorte d’osmose, de « juxtaposition » pour reprendre le terme de Sokoloff, s’opère entre les « frontières territoriales » et les « frontières religieuses ».

Ivan IV, dit le Terrible est couronné Tsar en janvier 1547. Il s’empare du titre de César, et défend l’orthodoxie, tout à la fois contre le christianisme papiste et contre l’islam. Il commence la conquête des khanats proches et instaure un régime autocratique afin de mettre un terme aux intrigues des boyards de la cour. Sous son règne et les suivants, la Moscovie, connaît de grands fléaux : famines, épidémies, migrations de population. En 1571, les Mongols que l’on croyait affaiblis, incendient Moscou. Mieux armées, les troupes russes leur infligent une sévère défaite aidées par les cosaques. La porte du gigantesque territoire sibérien s’ouvre aux riches marchands, les activités marchandes s’élargissent davantage. Sous le règne du successeur d’Yvan, Boris Godounov [1551-1605] les conditions de vie restent cependant déplorables. Le servage est instauré officiellement en Russie alors qu’en Europe il a perdu de sa réalité. De grandes révoltes, des guerres paysannes se produisent. La dynastie des Romanov [1613 – 1645] accède au trône et cherche à mettre un terme à ce « capharnaüm », mais d’autres révoltes éclatent : révolte du cuivre, deuxième guerre paysanne avec pour mot d’ordre « Secouons le joug des nobles ! » Au cours du XVIIe siècle, la conquête du vieux cœur de la Rus ’kiévienne est entreprise.

La Moscovie voit son industrialisation progresser. La croissance démographique et économique s’accélère au cours des XVIIe et XIXe siècles. Des manufactures s’installent, le commerce et les échanges extérieurs se développent. Des mesures protectionnistes sont prises afin de contrer la concurrence étrangère. Presque toutes ces nouvelles activités sont prises en mains par la noblesse. La féodalité se modernise sur le plan économique, mais demeure un frein au développement, en maintenant un système politique et social rétrograde.

L’empire russe

Lors des XVIIe, XVIIIe jusqu’à la première moitié du XIXe siècle, un empire russe se déploie et va s’ouvrir sur la Baltique, en outre, une partie du Caucase, la Crimée et le littoral Nord de la Mer noire, sont conquis sur les Turcs. Le territoire de l’Empire s’élargit encore avec la conquête de la Lituanie, la Biélorussie et une partie occidentale de l’Ukraine, la Russie acquiert le statut de superpuissance. Sous Nicolas Ier, l’empire s’agrandit de territoires supplémentaires qui font du Caucase une « frontière naturelle ».

Le servage s’étend. Alexandre Ier interdit certaines « pratiques les plus monstrueuses [fomentées] par des propriétaires », mais il n’est pas répondu aux aspirations paysannes. Des émeutes et insurrections paysannes se multiplient. Des vagues de réaction accompagnent ou suivent les phases de modernisation économique. La crainte de la contagion des mouvements révolutionnaires, notamment venant de France, et les révoltes locales, nourrissent la réaction politique.

L’auteur souligne le poids féodal sur la structure du régime politique. Le tsar s’appuie sur les services civils et militaires de la noblesse, laquelle en contrepartie est rétribuée par l’octroi de terres et de paysans, voire d’usines et d’ouvriers réduits au servage. La prégnance de la noblesse s’appuie aussi sur un droit de police et de justice.

La révolution russe

L’auteur inscrit le processus révolutionnaire dans le cadre de cette histoire de longue durée, en relation avec les spécificités économiques et sociales de la formation de la Russie. La relation avec le développement général des mouvements ouvriers et socialistes qui se développent au cours du XIXe siècle dans les pays de l’Europe occidentale, n’est pas analysée en tant que telle. 

Au cours de la période qui couvre la seconde moitié du XIXe siècle, l’empire s’engage dans une série de réformes visant les infrastructures et les institutions. Alexandre II envisage d’abolir le servage, en dédommageant la noblesse terrienne au frais des paysans. Le développement du chemin de fer joue un rôle indéniable dans la transformation du pays, en stimulant activités et échanges économiques (textile, agriculture et charbonnage). Le territoire, suite à la « guerre ruineuse » contre les Turcs, s’agrandit du Turkestan et des Balkans et par l’annexion d’une partie du Caucase.

Le développement économique progresse encore avec la mise en chantier du transsibérien, la convertibilité du rouble et la modernisation de plusieurs secteurs industriels, engagés par Piotr Stolypine et Sergueï Witte, alors ministres des finances. Le marché russe devient attractif aux yeux des épargnants et investisseurs des États européens. Le régime de production marchande capitaliste prend de l’ampleur. Une « amélioration des conditions d’existence » fait chuter la mortalité, la population russe aurait « plus que doublé » au cours de cette période.

Au plan politique, la période est marquée par l’apparition d’un courant politique, le populisme. Ce courant s’oppose à la politique tsariste plus spécialement pour ce qui touche au développement de l’économie capitaliste. Pour l’auteur, ce populisme se présente comme garant d’une partie des intérêts féodaux. Il se radicalise. L’assassinat d’Alexandre II, conduit à ce que le pouvoir tsariste opère un revirement « réactionnaire ». 

En dépit de l’essor économique, le mécontentement populaire s’accroît : grèves ouvrières, émeutes paysannes, mutineries dans l’armée. De plus, la guerre contre le Japon (1904-1905) se solde par un échec, aggravant la situation. Cette défaite joue un rôle dans le déclenchement de la première révolution russe de 1905-1906. Le mouvement est réprimé, mais pour calmer le peuple, le régime met en place une « Chambre des députés », ou Douma d’État, qui ne permet pas de réaliser « l’indispensable réforme agraire ». 

L’auteur ne se focalise pas sur les deux révolutions russes, ce n’est pas son objet. Il admet cependant, au bénéfice de la révolution de 1905, « une prise de conscience », qui pouvait ouvrir à « des perspectives politiques positives ». C’est au regard de la question de “l’Idée russe” qu’il s’intéresse aussi à la révolution de 1917, à « l’URSS », au « socialisme soviétique ». Il s’agit surtout d’évaluer leur « performance », somme tout selon lui « assez médiocre » Toutefois, selon lui, les « bouleversements » que le socialisme soviétique a engendré « ne suffisent pas à saisir les tenants et aboutissants du retard pris par la Russie ». Sokoloff reste prudent et reconnaît que « l’ère soviétique a bien amené un progrès, notamment sensible dans l’investissement et dans les consommations collectives, dépenses militaires comprises. » Il souligne aussi certaines difficultés que « l’URSS » a rencontré au cours de l’édification du socialisme, la disparité des différentes républiques, notamment celles d’Asie centrale dont la pauvreté persistante, indique-t-il, a pesé sur sa performance générale.

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