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I – Le bouleversement des conditions économiques et sociales

On ne développera pas dans ce numéro une analyse d’ensemble des bouleversements des conditions économiques et sociales survenues depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. On en propose seulement deux aspects  : l’un concerne la déstabilisation de la situation économique depuis les années 70 et les sentiments d’insécurité qui en ont résulté, l’autre, l’ébranlement des conditions d’existence et les phénomènes de déclassement qui ont affecté nombre de catégories sociales.

Retour généralisé aux conditions de vie “à l’incertain”

Une régression historique

Robert Castel a publié en 2003 L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé  ? (éditions du Seuil). Ce livre pose la question de “l’insécurité”, sociale et civique, dans une perspective historique. Bien que l’ouvrage date d’une quinzaine d’années, il met au jour des tendances, qui, depuis, se sont largement développées.

Robert Castel constate que le sentiment généralisé d’insécurité qui se développe depuis plusieurs décennies et tend à s’amplifier, prend appui sur différentes sources d’inquiétude et menaces dont la population ne se sent pas protégée, en France comme dans la plupart des pays d’Europe occidentale. 

Ce sentiment d’insécurité peut sembler paradoxal à notre époque, dans le cadre de sociétés modernes préservées des périls vitaux les plus graves, si on les compare à ceux qui affectent la majorité des populations du monde. Si l’on se tourne vers l’histoire passée, on constate que les hommes ont été soumis à des situations d’insécurité et violence quasi continuelles, bien plus considérables qu’aujourd’hui.

Ainsi, selon Robert Castel, «  le sentiment d’insécurité n’équivaut pas à une absence de protection  ». «  Le sentiment d’insécurité est une construction historique  ». Il existerait, au cours de la période récente, un décalage entre les perceptions développées au cours de phases contrastées de l’histoire, le sentiment qu’on a bénéficié de protections, mais que s’il en existe encore, celles-ci ont été fragilisées, qu’on craint de ne plus être assuré de rien à l’avenir.

Dans d’autres conditions historiques, une grande partie de la population pouvait se trouver satisfaite d’avoir la sécurité de trouver à manger, «  le risque de la famine a été longtemps un risque réel  ». Il n’a pas totalement disparu, même si dans des pays semblables à la France ce risque a été amoindri. (À noter cependant que la peur de manger certains produits réputés cancérigènes a pu remplacer la peur de ne pas avoir à manger, surtout pour certaines catégories sociales, parmi les moins soumises à la peur de manquer.) 

L’auteur distingue dans la situation contemporaine trois principaux facteurs d’insécurisation, qui peuvent s’amalgamer «  pour entretenir cette sorte d’inflation du souci sécuritaire  »  : – l’insécurité civile – l’insécurité sociale – les «  nouveaux risques  », tels que les catastrophes nucléaires, le changement climatique, la chimie nutritionnelle, etc.

L’insécurité civile

L’insécurité civile concerne les menaces qui portent sur l’intégrité des biens et des personnes, affirmation des droits inaliénables de l’individu, tels qu’ils sont mis en cause par toute forme de violence, vols, délinquance, criminalité… L’État est chargé de combattre ce type d’insécurité avec la police et la justice. La protection de l’individu et de ses biens va de pair avec le droit de propriété, y compris la propriété de soi-même. Ce droit figure dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

«  Le premier support, surtout pour l’individu moderne, a été la propriété privée. C’est la raison pour laquelle il y a eu valorisation de la propriété, et donc une sorte de priorité donnée à sa sauvegarde.  »

Ce n’est pas la garantie de cette “sécurité civile” en tant que telle qui est à rejeter. On ne peut pas vivre en société «  si l’on vit sous la menace permanente de l’agression, du vol, du viol, de la violence physique ou de toute autre violence  ». L’application du principe peut cependant se révéler difficile. Au XVIIe siècle, Thomas Hobbes posait la nécessité d’assurer la sécurité des biens et des personnes pour éviter «  la guerre de tous contre tous  » dans un monde régi par les intérêts particuliers. Mais la réalisation par l’État d’une sécurité totale se heurte à son tour aux libertés de l’individu, problème «  présent dans toute société démocratique  ». 

“L’insécurité sociale”

L’insécurité sociale est de nature différente, vivre chaque jour “à l’incertain”, «  être à la merci du moindre aléa de l’existence  », par la maladie, un accident, le chômage, sans aucune assise sociale ou “réserve” permettant d’y faire face, de pouvoir envisager les moyens de vivre à l’avenir. «  En ce sens, on peut dire que l’insécurité sociale a été une donnée permanente de l’existence de cette partie la plus nombreuse de la population que l’on appelait autrefois le peuple  », en particulier dans le prolétariat du XIXe siècle, et sans doute bien au-delà.

La lutte contre l’insécurité sociale relève d’une autre fonction de l’État, que l’on a rapporté à partir du XXe siècle à “l’État providence” ou “État social”, plus particulièrement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce type d’État se propose de réduire les risques sociaux  : assurances sociales contre la maladie, le chômage, la vieillesse «  ce risque dramatique qu’était pour le travailleur devenu vieux de ne plus pouvoir travailler alors qu’il ne disposait pas d’autres ressources  ». Le droit et la possibilité de bénéficier d’une pension de retraite ont constitué un moyen de lutte contre l’insécurité sociale, contre «  la peur, si répandue autrefois parmi le peuple, de mourir à l’hospice dans la misère  ».

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, des phases historiques contrastées se sont succédé. Jusque dans les années 1960-1970, une grande part de la population a ainsi été “couverte” contre les principaux risques sociaux, «  la sécurité sociale au sens fort du mot a remplacé l’insécurité sociale pour la plupart des citoyens  ».

Robert Castel insiste sur le fait que cette “société assurancielle” n’a pas pour autant signifié société d’égalité. Elle n’a pas supprimé les grandes inégalités et disparités sociales, mais a permis de vivre dans «  une société de protection  », concernant, à quelques exceptions près, l’ensemble des citoyens. Jusqu’à la crise du milieu des années 1970, cette protection a prévalu, mais l’auteur estime que l’on peut maintenant parler d’une «  remontée de l’insécurité sociale  », un nombre croissant de gens perdent «  la sécurité qui leur donnait une assurance sur la vie, ou ne parviennent pas à l’acquérir  ». La menace constante de ne plus être certain pouvoir «  vivre de son travail  » accentue cette insécurité.

Cette nouvelle insécurité sociale en effet a commencé à concerner des gens qui travaillaient, mais aussi des gens qui ne travaillaient pas, en raison du chômage de masse et de la précarisation des situations de travail. Un chômeur de longue durée perd ses droits essentiellement rattachés à sa condition de travailleur. L’insécurité sociale au regard de l’activité professionnelle touche aussi les jeunes en quête d’emploi. Cette “galère” correspond à la version moderne de «  la vie au jour le jour  » dont abondent les récits populaires au XIXe siècle. Subsister «  de petits boulots, d’un peu d’aides sociales, d’un peu d’aides familiales – lorsqu’il y en a – et aussi parfois vivre d’un peu de délinquance  ».

L’insécurité sociale commence ainsi à toucher des gens en activité  : travailleurs pauvres, travailleurs qui ne parviennent pas à assurer les conditions d’une vie décente, travail intermittent, à temps partiel, etc, situation qui touche davantage les femmes.

L’affaiblissement des protections sociales est un aspect du phénomène de l’insécurité sociale, mais il ressort aussi des conditions générales de la vie économique. Il a une dimension sociale collective, et non pas seulement individuelle. Des groupes sociaux entiers «  décrochent  », plus spécialement les ouvriers et employés qui avaient été bien intégrés dans la société industrielle, lors des trois décennies de l’après-guerre, et dont l’avenir est maintenant compromis. 

Une première modernisation de la société française – planification, développement économique – s’était imposée après la Seconde Guerre mondiale, profitant aux catégories salariées. Des groupes sociaux, tels que petits commerçants, petits paysans, artisans, en avaient cependant été exclus. Confrontés à ce phénomène de «  dépossession sociale  », un ressentiment collectif s’était alors politiquement manifesté par le poujadisme. Dans la conjoncture de 2003, l’auteur interprète pour partie le lepénisme comme variante actualisée de ce poujadisme, en relation avec une deuxième phase de modernisation de la société française, l’européanisation, la mondialisation. Ce sont maintenant les catégories qui constituaient au sens large la classe ouvrière qui se perçoivent de la même façon “dépossédées”. Dans ce contexte, un ressentiment collectif plus général se développe, Robert Castel estime que le “racisme” peut pour partie, relever de ce sentiment.

Insécurité civile et insécurité sociale, quoique différentes, peuvent se conjuguer, si l’on considère par exemple «  le problème des banlieues  », «  des quartiers sensibles  », où peuvent coexister ces deux types d’insécurité. En règle générale en effet, les taux de délinquance (insécurité civile) y sont plus élevés, les taux de chômage aussi, de même qu’un habitat souvent dégradé, des discriminations. Mais l’État ne peut combattre avec les mêmes moyens l’insécurité civile, la délinquance et l’insécurité sociale, le chômage. Ce que l’auteur pourrait dénoncer dans les politiques des gouvernements  :

«  Ce n’est pas tant de lutter contre l’insécurité civile, à condition de garder les règles de l’État de droit, mais c’est de faire, consciemment ou inconsciemment, comme si cette lutte contre la délinquance, la recherche de la tolérance zéro, équivalait à une lutte pour l’insécurité en général  ». 

Les «  nouveaux risques  »

De “nouveaux risques” et le développement de “nouveaux” sentiments d’insécurité sont apparus au tournant du siècle, liés au développement de technologies censées menacer l’homme et la nature. Par exemple, les méfaits de l’agriculture intensive, le réchauffement climatique, les catastrophes nucléaires, etc. Ces “nouveaux risques”, se surajoutant aux précédents, aboutissent à une «  vision catastrophique de l’avenir de l’humanité  », «  assiégée  » de toute part par toutes sortes de dangers.

«  Nous sommes sur cette planète  », dit Ulrich Beck, «  comme sur un siège éjectable  ». L’avenir doit maintenant se lire «  sous le signe de la menace et du danger  », comme si nous étions réduits à l’impuissance et par là même impossibles à protéger. Il n’est pas certain que la perception de ces “nouveaux risques” affecte de façon principale les mêmes catégories sociales.

Il faut pourtant, dit Robert Castel, «  comprendre qu’on ne peut pas contrôler tous les dangers pour une raison simple qui est que la vie –  qu’il s’agisse de la vie individuelle ou de la vie sociale  – comporte toujours de l’imprévisible, et qu’aucune société ne peut se donner comme programme de sécuriser totalement l’existence humaine  ». N’adhérant pas à ce rêve d’une sécurisation totale, il ne rejette pas pour autant la volonté d’assurer à la population les protections civiles et sociales nécessaires, protection que les individus ne peuvent assurer par eux-mêmes, du seul fait que ceux-ci, abandonnés à eux-mêmes, sont vulnérables, étant en concurrence et mus par des intérêts particuliers. La «  compétition de tous contre tous […] ne constitue pas une société  ». Si cette compétition prédomine, on n’est plus vraiment “en société”, mais, en “état de nature”. L’état de nature comme chez Hobbes et le Rousseau du Contrat social, est sans droit et sans loi, il ressemble à une jungle. Robert Castel défend pour sa part l’État de droit (et un minimum “d’État social”), seul garde-fou contre les violences quotidiennes qui défont le lien social. C’est cela, selon lui, être protégé. (À noter que de nouvelles menaces se sont depuis développées, en relation avec le contexte international).

La propriété protège jusqu’à un certain point contre l’insécurité sociale, c’est une protection relative. Au début de l’industrialisation, et aujourd’hui encore dans certaines régions du monde, les prolétaires en proie aux lois du marché, étaient sans aucune protection, dans un état d’insécurité sociale totale. L’établissement de protections et droits sociaux, rattachés à la condition salariale, avait permis de sortir de cette situation, créant «  le socle nécessaire de la citoyenneté sociale et l’arme de la lutte contre l’insécurité sociale  ».

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