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Frédéric Lordon. Une conception réactionnaire du peuple et de la politique

Au sein de la lignée idéologico-politique qui vise à déconstruire les repères historiques et politiques des classes populaires, il existe toute une arborescence de branchettes, broutures et ramilles. Parmi celles-ci, il faut faire place aux spéculations d’un Frédéric Lordon, devenu “mode” depuis les rassemblements nocturnes de 2016, Place de la République à Paris (Nuit debout). On a présenté Frédéric Lordon comme «  maître à penser  » et «  moteur insurrectionnel  » de ce rassemblement. Son discours irrigue aussi une partie du courant des Insoumis. Les propos de cet auteur, une fois déchiffrés, présentent, au regard de leur visée politique d’ensemble, des points de convergence avec ceux de Chantal Mouffe, le tour “savantasse” de son discours se révélant cependant beaucoup plus obscur que celui de sa consœur.

Frédéric Lordon oppose de façon plus absolue qu’elle-même les affects, les émotions, les passions, à la raison. Bien qu’il fasse mine de dénoncer le capital, il n’analyse pas celui-ci du point de vue de sa forme et de ses contradictions spécifiques, comme dans la théorie de Marx, mais presque comme un “être”, comme tel régi par des affects et une volonté de puissance. Quant à la figure du peuple qu’il dresse (“multitude” ou “dominés du capitalisme”), celle-ci s’apparente fort à celle répandue depuis des millénaires par les classes “dominantes” des sociétés antiques, médiévales, d’Ancien régime, et par des contre révolutionnaires, tels Bonald ou Maistre. La multitude, qui tient lieu de peuple, se présente pour lui comme mue par ses seuls affects ou passions, ne vivant que dans l’instant, ne consultant jamais la raison, bref agissant de façon irresponsable, à la façon des enfants ou des fous.

 

«  Fol peuple  », disait déjà le noble chevalier dans le Quadrilogue invectif d’Alain Chartier (1422). refrain mille fois réitéré  : «  Rien de plus déréglé que les peuples, tout dépend pour lui des instants.  » (Cardinal de Retz) «  Quand le peuple est maître, on n’agit qu’en tumulte, la voix de la raison jamais ne se consulte.  » (Corneille)

 

Cette imputation d’une irrationalité consubstantielle du peuple va de pair avec la remise au goût du jour de vieilles antiennes contre-révolutionnaires, celles de «  l’anti-humanisme théorique  » ou de la «  fin du Sujet  », répandues au tournant des années 60 par le courant des “déconstructeurs”. Au demeurant, Lordon n’en propose pas la moindre démonstration, il se contente d’affirmer l’impossibilité pour les êtres humains de se constituer en sujets politiques, davantage encore s’agissant de la multitude.

 

«  [La multitude] n’est pas tant la collection particulière de telles et telles singularités individuelles qu’elle n’est le collectif elle-même.  »

 

Le ciment de la multitude n’est pas la raison mais «  quelque affect commun  », qui s’apparente presque à une persévérance d’ordre biologique. Le déni de la potentielle formation du peuple en sujet politique va de pair avec une falsification du concept de politique, à la façon de Carl Schmitt. La politique ne serait pour Lordon qu’un ensemble de passions ne laissant nulle place à la liberté humaine [1] comme aux principes de la raison.

 

«  Le politique n’échappe en rien à l’universalité de la condition passionnelle, mais il en est même la manifestation la plus haute.  »

 

Face aux passions en effervescence, Lordon nie le principe de la raison (ce que les êtres humains ont en commun), du moins pour le vulgaire, c’est-à-dire les malheureux individus dépourvus «  d’imagination intellectuelle  ». Un déterminisme radical, universel des passions est opposé au déterminisme présumé “métaphysique” de la raison, jusqu’à nier la possibilité de penser la réalité du monde et ses déterminations. Cela s’applique à la possibilité pour les hommes ordinaires de se représenter les causes susceptibles de rendre compte du désordre du monde, les moyens de sa transformation, l’impossibilité pour eux de projeter une finalité d’ordre historique.

 

«  On ne pense jamais qu’à partir de ses affects.  » «  Il n’y a pas lieu de penser la structure du monde ni le principe de ses lois.  »

 

Que faire dans cette obscurité au sein de laquelle la multitude, les “dominés du capital”, ne peuvent rien savoir de la structure du monde, ni être simplement sensibles à l’exploitation qu’ils subissent.

Lordon envisage une sortie de l’impasse. Bénédiction d’ordre terrestre ou divin, il existe selon lui deux catégories d’individus  : ceux qui disposent d’une imagination intellectuelle suffisante pour être sensibles à l’exploitation (êtres supérieurs à la façon de Nietzsche), et, ceux qui sont dépourvus de cette imagination intellectuelle (la multitude, les dominés du capital, les petits intellectuels). Il suffit d’éduquer les seconds selon les vues des premiers, éducation qui ne devra pas se faire par l’intellect, la raison. Les affects du peuple devront être “conduits” au moyen “d’images” se substituant «  aux idées  ». Les images, en effet, porteuses d’affects, ne sont-elles pas à même d’abaisser «  les seuils d’indignation  »  ? Les images sont par là “motrices”, leur «  déversement continuel  » étant apte à exercer un énorme pouvoir sur les masses qu’il s’agit de mettre en mouvement. 

Commentant l’auteur, Jérôme Lamy précise qu’il convient ainsi de «  rechercher «  des points d’inflexion potentiels pour une orientation séditieuse des affects […] les ressorts d’une révolte à venir  » [2].

Une telle révolte s’élabore au prix de la destruction de la raison, de la destruction des sujets, des peuples politiquement institués. Il s’agit de faire se lever tous les “indignés” du monde, dans l’objectif de favoriser «  le moment insurrectionnel  ». Dans quel but  ?

Frédéric Lordon, comme Chantal Mouffe, est peu disert sur ce point. Sans doute faut-il se rapporter à l’histoire, notamment celle de l’entre-deux- guerres, pour saisir la signification politique de cette injonction. Si l’on s’efforce de décrypter la citation qui suit, on peut déjà comprendre que ceux qui visent à «  dominer  » le mouvement de la multitude, pour des visées obscures, ne le feront pas au profit de «  la masse  » de «  ceux d’en bas  ».

 

«  C’est bien de la masse liquide, du bas donc, que se forme la vague qui s’élève au-dessus de la masse, et vient, par passage du point de déferlement, la dominer d’en haut. Et telle est bien la singulière figure que dessine la transcendance du social, émergée “d’en bas” mais s’élevant au-dessus du substrat qui leur a donné naissance pour le dominer comme un “en haut”.  »

 



Notes    (↵ Retourner au texte)
  1. 1. Comme le signale Annie Coll (Ars industrialis), Frédéric Lordon regrette à cet égard que Pierre Bourdieu se soit laissé aller à accorder «  quelques marges à la liberté humaine  ».
  2. 2. Jérôme Lamy, «  Frédéric Lordon, Les affects de la politique  », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 138/2018.

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