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Face au chaos du monde. Reconstruire l’orientation historique de la lutte des classes populaires

Pour la population dans son ensemble, comme pour les lecteurs de Germinal et ses rédacteurs, il n’est pas facile de caractériser dans quelle situation se trouve le monde, la France, sur le plan économique, social, politique. Alors que le présent paraît lui-même obscur, il est plus difficile encore de se prononcer sur ce qui peut advenir dans les années qui viennent, de se montrer capable de “percer l’avenir”. Pourtant le besoin existe de disposer d’une ligne directrice pour nous orienter par rapport au passé et à l’avenir. Comment reconstituer cette ligne directrice  ?

Pour la réalisation de cet éditorial, et pour tenter d’éclairer, si peu que ce soit, le présent et le devenir possible, on a pris appui sur diverses prises de parole, recueillies auprès d’individus insérés dans différents milieux sociaux, en privilégiant ceux qui s’interrogent sur les données de la situation et qui voudraient en comprendre les déterminations[1]. L’apport spécifique de Germinal a consisté à répertorier les différents thèmes et questionnements, encore sous forme de mosaïque, les ordonner, travailler à leur conférer un sens général dans le cadre d’une évolution historique de longue et moyenne durée.

L’effacement de l’axe passé-présent-avenir

La montée de l’incertitude, le besoin d’orientation

Pour beaucoup de citoyens, au sein de toutes les classes sociales, la situation, en France et dans le monde, se présente comme instable, chaotique, porteuse de multiples dangers. Au regard de l’avenir, un sentiment d’incertitude peut s’exprimer  :

«  C’est opaque, on ne sait pas ce qui peut se passer.  »

«  On ne sait pas dans quel sens cela peut tourner.  »

Cette incertitude est porteuse d’inquiétude.  

«  [La situation] donne lieu à une profonde inquiétude quand à la suite au plan économique et social.  »

«  L’avenir est incertain pour de plus en plus de strates de la société.  »

À propos des affaires du monde, certains estiment que «  ça part dans tous les sens  », par conséquent qu’aucune orientation ne se dessine pour l’avenir, qu’on ne peut pas savoir comment on pourra affronter les problèmes qui peuvent survenir  :

«  On a l’impression de vivre une période de chaos, de flou, sans perspectives.  »

«  On ne maîtrise plus grand-chose, le monde social, le monde entier  » ; «  le sentiment d’impuissance totale.  »

Confrontés à un état du monde sans visibilité, un besoin d’orientation se manifeste. Il faudrait pour cela comprendre quelle est la situation, «  où on en est  », et sur cette base, «  où ça peut aller  », afin de ne plus être soumis aux aléas chaotiques d’un monde indéchiffrable  : 

«  le fait premier serait de s’emparer des réalités du monde, de la période  ».

«  voir pourquoi ça conduit aujourd’hui à ce que ça parte dans tous les sens  ».

«  je pense que pour qu’on voit s’il y a possibilité d’un changement, il faudrait savoir où on en est  ».

Comprendre pourquoi on en est arrivé «  là où on en est  », les raisons, les causes, d’une telle situation, aiderait à voir les objectifs du “changement” possible qui pourrait être visé.

«  on doit rechercher la cause de tout ça, on ne peut plus poursuivre comme ça  ».

«  savoir ce qu’on peut faire pour que ça change, et comment  ».

«  comme pour construire quelque chose, savoir d’abord ce qu’on veut faire, avec quoi, les matériaux, les outils, les moyens qu’on a, comment on fait  ».

On note l’idée d’un “avant” dans le temps, un “avant” où il existait des orientations générales pour penser et agir en vue de transformer la société, un “avant” où ça ne partait pas “dans tous les sens”, et l’idée que cela est maintenant perdu, ou qu’on ne parvient plus à rendre visible une orientation commune  :

«  avant, il y avait un projet commun  » ; «  avant il y avait des mouvements de travailleurs [qui] étaient [réfléchis]  ».

«  quand c’était la classe ouvrière, on comprenait où les luttes menaient, maintenant ça va aller où  ?  »

Le sentiment s’expose d’un “manque”, d’une “perte” de quelque chose d’essentiel  :

«  comment ont pu se perdre tous les repères et toute perspective historique qui ont pu exister jadis  ».

«  ce qui manque maintenant, c’est le relais politique  ».

Comment s’orienter sans repères généraux, visibles à tous  ?

Quand il n’existe plus d’orientation générale, de repères, de projet d’avenir, rendus visibles à tous il est difficile pour les individus de parvenir à s’orienter, aussi bien dans l’espace du monde que dans le temps de l’histoire.

–  Si l’on considère l’espace du monde, comment pourrait-on, chacun dans son coin, son milieu immédiat, parvenir à établir des relations entre des phénomènes, des événements survenus en divers lieux, et dont les motifs et les actes se présentent comme en tous points différents  ? Comment établir des liens entre les guerres meurtrières en divers points du monde, les rivalités économiques, les mouvements de protestation qui s’étendent et s’intensifient pour des motifs particuliers, souvent opposés. Quelles relations peut-on, par exemple, établir entre la crise générale du capitalisme, les conflits politiques et religieux, les mouvements de protestation sur tous les continents au nom de causes distinctes, les attentats terroristes, etc. Même si l’on imagine qu’il existe des déterminations communes à tous ces phénomènes, il est difficile de les mettre au jour, en relation avec la situation historique dans son ensemble. Sans pouvoir préciser les raisons concrètes des divers phénomènes, certains s’efforcent de les rapporter à une cause principale  : le capitalisme, et son état de crise.

«  une réaction noire et totale du capitalisme sur toute la terre  ».

«  La situation d’ensemble [dans le capitalisme] pousse à la lutte de tous contre tous  » ; «  c’est pire avec la crise  ».

«  [une situation de] lutte entre capitaux, lutte de toutes les catégories sociales, les unes contre les autres.  »

–  Si l’on s’intéresse maintenant à l’axe temporel passé, présent, avenir, on perçoit que les différentes classes ne peuvent plus projeter de visées historiques, un «  horizon d’attente [2]  ». Tout semble se dégrader, mais dans un temps immobile, circulaire, répétition du même, en pire, à l’image du monde capitaliste lui-même.

La presse, les spécialistes des sciences sociales, les organisations politiques, dont la fonction serait de travailler à établir les relations entre événements, phénomènes, dans l’espace et dans le temps, ne remplissent pas, ou plus, leur rôle. La plupart se centrent sur l’immédiat, sans travailler à restituer une vue d’ensemble, sans essayer de saisir le sens du mouvement historique en cours. Les moyens d’information générale (radio, télévision), proposent peu d’analyses de fond aptes à donner des repères. Il en est de même sur les “réseaux sociaux” qu’on devrait nommer “réseaux privés”, dans la mesure où chacun tend à ne parler que de lui-même ou de ce qui lui ressemble, de sa “communauté” large ou restreinte (chacun se présentant comme délivrant la «  Vérité  », le plus souvent contre d’autres). Sans parler des organisations politiques, prêchant chacune pour leur chapelle ou leur propre survie, ou se mettant à la remorque de «  ce qui bouge  » sans se préoccuper du sens de ces remue-ménage et de leur rapport au bien public commun. Il s’agit de défendre son point de vue ou celui d’une fraction de la population, d’une catégorie sociale particulière, d’un parti, d’un clan. 

Comment les citoyens “ordinaires” s’efforcent de se forger une vue d’ensemble  ?

Faute d’orientation générale visible, les groupes restreints, les individus, se trouvent limités à ce qu’ils peuvent directement percevoir en fonction de leur situation propre, en fonction des influences reçues de leur milieu social ou politique immédiat. 

En dépit des difficultés de chacun toutefois, c’est parmi les citoyens dits “ordinaires” que finalement se décèle un souci de saisir les données de la situation, son insertion dans le temps. C’est aussi parmi ces citoyens que l’on relève la préoccupation d’un bien commun, pour la société dans son ensemble.

En prenant appui sur les formulations de ces citoyens, on va s’efforcer d’en restituer le sens général, pour essayer de dégager quelques lignes de compréhension portant sur la situation présente, tout en notant que le plus souvent les éléments d’analyse s’exposent sous forme de constats, plus que d’une réflexion sur les causes.

L’état du monde

Le présent est perçu comme trouble, incertain, périlleux, dégradé, par rapport à un passé proche, ceci sur un plan général. Le présent semble ici déterminer aussi un futur menaçant  :

«  la désorganisation sur le plan mondial  » ; «  dans le monde c’est une course à l’abîme, générale  », 

«  la guerre entre pays, continents, religions, ça fait peur  »

«  des guerres à tous les coins du monde, des révoltes, des révolutions, pas toujours bien nettes  ».

Il peut y avoir l’idée de régression, voire de réaction historique généralisée, touchant au principe même de la civilisation  :

«  le monde macère, s’autodétruit  » ; «  ça devient un monde sauvage  » ; «  le retour des démons de la barbarie  ». 

L’état de la France

Comme il en est le cas pour la situation mondiale, s’expose une inquiétude, quant à la possibilité de saisir le sens des événements qui se succèdent et ce qu’on peut en attendre pour le futur  :

«  on ne sait pas tout ça où ça va, où on va  » ; «  je me demande comment on va s’en sortir de tout ça, dans l’immédiat je ne vois pas  ».

La situation de la France est souvent posée comme si le pays était une île, se gouvernant librement sans tenir compte de l’état du monde, notamment du régime économique (capitalisme), de ses lois immanentes, de sa crise “mondialisée”.

Comme l’indiquait Hubert Védrine, à propos des nations européennes, tout se passe comme si l’on avait cru «  à un monde de bisounours alors qu’on est dans Jurassic Park [3]  ».

Quelques locuteurs cependant n’isolent pas la situation de la France par rapport au monde extérieur  :

«  On voudrait tout garder pour soi, alors que partout c’est la guerre, la ruine, la misère, et on fait comme si ça ne devrait pas rentrer ici.  »

Dès lors que l’on ne se pose pas la question du contexte général, tout le mal peut sembler résulter soit du gouvernement en place, soit de la population elle-même. S’agissant du gouvernement en place, l’imputation de tous les maux au Président de la République, Emmanuel Macron, a suffisamment été martelée par divers mouvements revendicatifs depuis 2017, pour qu’on n’en restitue pas toutes les formulations, quant au fond assez rebattues. Pour quelques-uns, une telle imputation ne se centre pas sur les véritables causes.

«  ils prennent Macron comme si c’était la cause de tout  » ; «  on se défoule sur untel ou untel, sans vouloir voir les causes de ce qui ne va pas et pourquoi ça va de mal en pis  ».

«  C’est l’économie qu’il faut regarder, ça se dégrade partout, même [chez] les patrons, les politiques, n’y peuvent pas grand-chose.  »

Le “chacun pour soi” et la “lutte de tous contre tous”

À propos de la position des différentes classes et couches de la société, le sentiment prévaut de la domination partout du «  chacun pour soi  »  :

«  on a l’impression [qu’il n’y a pas de souci pour le général] que chacun veut pour lui  » ; 

«  tout le monde veut tout, je ne sais pas où on va  » ;

«  les mouvements multiples et parcellaires veulent tous s’imposer  »

«  aujourd’hui chacun arrive avec ses représentations, ses désirs, sans poser la question [des conditions] d’un régime égalitaire et juste  » ; «  pas de vue d’ensemble, défense des intérêts particuliers ou mise en accusation par comparaison d’autres intérêts individuels.  »

Tout en étant déplorée, la centration sur les divers intérêts particuliers, peut être “comprise” dans sa relation avec la situation de crise, le sentiment de perte de ce que l’on croyait posséder  :

«  chacun a peur de l’avenir, de son avenir, et essaie de maintenir ce qu’il a, ce qu’il croyait posséder comme chose acquise définitivement  » ; «  je comprends les revendications, avec la crise, chacun perd quelque chose, donc il se défend sans penser aux autres  ».

Pour autant, la mise en avant du chacun pour soi ne peut que déboucher sur la “lutte de tous contre tous”  :

«  Multiplication des luttes […] dans tous les sens  : climat, gilets jaunes, retraite, religions, identités de toutes sortes  : sexuelle, nationale, locale, raciale, alimentaire, animalière, qui s’apparente à un choc des intérêts particuliers qui va jusqu’à l’intérêt de chaque individu.  »

«  Repli sur soi, lutte de tous contre tous, avec des jacqueries sociales, des grèves de catégories protégées, et pas d’horizon politique, le prolétariat sans pilote, des déclassés, écolos, indigénisme, féminisme, communautarisme, voyant [chacun] leurs intérêts particuliers.  »

L’impression que ces luttes dressent les individus, les clans, les catégories, les unes contre les autres,

«  les laïcs contre les croyants, les femmes contre les hommes sans nuances, et vice versa, les homos contre les hétéros, les vegan contre les mangeurs de viande et les éleveurs, c’est au-dessus des classes, on oublie la lutte sociale  »

«  ça divise au lieu de nous unir  ».

Inquiétude à propos du climat de violence, de haine, de perte des repères civilisés

Face à cette mêlée où chacun s’efforce de «  défendre son bout de gras  », certains s’inquiètent du climat qui en résulte, climat de violence et de haine qui tend à se propager dans toute la société  :

«  il y a maintenant trop de haine partout, entre bobos et paysans, entre ceux qui travaillent sans filet et ceux qui sont fonctionnaires, protégés, même entre voisins, partout  ».

«  La violence partout, tout le temps, partout, pour rien, à la place de parler.  »

La crainte existe que cette violence puisse aller jusqu’à la perte de tout comportement civilisé, voire une guerre civile  :

«  c’est sans freins, tout est livré à la violence, à l’irrationnel, au chaos, plutôt qu’aux rapports civilisés  ».

«  ça devient le monde sauvage  » ; «  moi, ce que je crains, c’est que tout ça nous amène à la guerre civile  »… «  j’espère qu’il n’y aura pas de sang  ».

Face à la domination des intérêts immédiats, et aux dangers d’auto-destruction de la société qu’ils suscitent, un point de vue, peut-être minoritaire, voudrait faire prévaloir le collectif, l’intérêt général  : 

«  chacun est ancré sur soi, [moi] j’essaie de voir le global, le collectif  ».

«  L’intérêt commun prévaut [ou devrait prévaloir] sur l’intérêt particulier, non  !  »

Mais, comme l’indiquait Rousseau, si chacun a les moyens de voir quel est le bien public, beaucoup tendent à «  l’éluder  »  :

«  Il n’y a pas plus aveugles que ceux qui ne veulent pas voir, quand bien même, [la vue de la réalité] les mettrait au pied du mur.  »

«  Toutes les données [de la situation, notamment économique] sont visibles, elles ne sont pas restituées [par les différentes catégories] par rapport à l’intérêt général, et ça se retrouve partout autour de nous.  »

Pour la lutte des classes populaires, les mouvements récents débouchent-ils sur une orientation claire  ?

À propos des mobilisations récentes (“gilets jaunes”, grèves et blocages contre la réforme des retraites), plusieurs des personnes qui se sont exprimées estiment que ces mouvements n’ont pas supprimé le “chacun pour soi” et la “lutte de tous contre tous”. Bien qu’un certain nombre de revendications puissent être estimées légitimes, la crainte est qu’il en résulte plus de division au sein de la population, mais aussi l’affaissement de l’économie du pays, voire à la dislocation de la société. 

Dans le cadre de cet article, on portera l’accent sur les propos de ceux qui s’interrogent sur la signification de ces mouvements, leurs déterminations, leurs implications concrètes par rapport à la société dans son ensemble. En conséquence, on fera moins cas des paroles portées par ceux qui mettent au premier plan des intérêts propres. Ceux-ci d’ailleurs s’interrogent moins sur les données de la situation dans son ensemble que sur leurs droits spécifiques, leurs acquis ou conquis, particuliers, fruits de luttes antérieures. Hors de toute contextualisation, ces droits peuvent être posés comme immuables ou relevant de l’intérêt général.

La légitimation d’actions au nom de l’intérêt général peut être contestée, jugée usurpée, des deux côtés de la “barrière”, gouvernement et syndicats  :

«  qu’il s’agisse des syndicats ou du gouvernement […] d’un côté leur réforme [retraites] de l’autre [le maintien des acquis], [ils se réclament des deux côtés de] l’intérêt général  ».

D’un côté comme de l’autre, les données économiques ou politiques de la situation seraient occultées. Le gouvernement se révélerait insensible aux réactions prévisibles de la population soumise aux effets de la crise, les manifestants ne tiendraient pas compte des contraintes économiques (capitalisme en crise)  :

«  Macron ou les autres ne voient pas l’exaspération qui travaille la population depuis quelques années  » ; 

«  les personnes qui descendent dans la rue défendent et s’attachent à des acquis sociaux antérieurs sans tenir compte de la situation actuelle  » ; «  la vache à lait est tarie  ».

«  ils espèrent qu’il y ait encore du grain à moudre [comme si c’était encore les années de prospérité]  » ; «  qu’ils défendent un avantage qu’ils vont perdre, on peut comprendre, mais ce n’est plus possible  ».

Le thème de la «  convergence des luttes  » est loin d’être unanimement soutenu. On admet qu’il existe une coalition des exaspérations, tout en remarquant que cette coalition repose sur des intérêts divergents. Pour certains cette opposition serait factice, d’abord imputable au gouvernement  : «  le gouvernement nous monte les uns contre les autres  », d’autres s’interrogent sur le bien fondé de la “convergence”  :

«  il y a convergence peut-être pour revendiquer, on est tous à cran, mais on n’a pas les mêmes problèmes  »

«  [Ils veulent la convergence], mais il y a les intérêts en opposition.  »

«  nous, le privé, c’est pas la même chose, on peut pas partir à 55 ans [comme les cheminots]  ».

Le fait que chaque catégorie veuille défendre ses acquis, n’est pas forcément condamné, mais mis en relation avec les données d’ensemble d’équité entre catégories.

«  Je peux comprendre que chacun veuille défendre “son bout de gras” [mais pas en disant que c’est] pour ceux qui n’en ont pas [de gras]  » ; «  eux, ils veulent défendre leurs acquis et c’est nous qui payons leurs retraites avec nos impôts  » ; «  ceux qui sont en grève, on a l’impression qu’ils se mettent dans l’impasse, mais ils nous y mettent aussi dans l’impasse  ». 

Ici encore, même si les revendications particulières ou corporatives ne sont pas condamnées en tant que telles, on voudrait que les formes prises par la lutte ne portent pas atteinte à l’économie du pays  :

«  qu’ils fassent grève d’accord, mais pas tout bloquer  » ; «  on n’a pas besoin de ça pour l’économie  » ; «  l’économie va se bloquer encore plus  » ; «  ils sont une masse, [ils se disent] on peut faire un blocage, pourrir l’économie  ». 

La critique peut se révéler plus virulente, lorsque est soupçonnée une volonté délibérée de nuire à l’ensemble de la société pour des objectifs partiels et partiaux  : 

«  pour le pays, l’économie, je crois qu’ils s’en fichent, c’est pas intelligent  » ; «  Ils peuvent tout bloquer alors ils bloquent  » ; «  c’est du rentre-dedans, ils ne pensent qu’à eux  ».

«  Ils ont coupé l’électricité [et le gars d’Engie] il avait l’air content de lui.  »

«  On a l’impression qu’ils sont bornés [à ce qui les concerne], [ils se disent] c’est à nous maintenant, c’est leur moment.  »

Ces propos sont sans doute prononcés en écho à des déclarations imputées à certains leaders syndicaux, telles que rapportées par leurs soutiens ou la grande presse. Certains de ces leaders auraient exposé leur volonté de parvenir à «  l’arrêt de l’économie française  », appelé à la poursuite des grèves dans tous les secteurs de l’économie, «  jusqu’au blocage de l’économie [4]  ». 

Quoi qu’il en soit, ce type de déclarations émanant de responsables syndicaux, suscite une certaine amertume, y compris parmi des syndiqués de base, qui estiment ces déclarations contre-productives.

«  cela nous coupe de la population  »

«  ils sont prêts à brûler les meubles pour sauver l’argenterie, leur argenterie, la maison brûle quand même  ».

La lutte des classes est une lutte d’ordre historique

Reconstituer son orientation sur l’axe passé-présent-avenir

Parvenus à la fin de cet éditorial, on peut constater qu’il ne s’en dégage pas encore une analyse d’ensemble de la situation en France et dans le monde. Le mot situation se rapporte en effet à situer, et dans le cas qui nous occupe, à “situer”, mettre en relation, les données du présent par rapport aux déterminations économiques, sociales, politiques, tant au regard du temps historique que de l’espace mondial.

À partir des données recueillies auprès de quelques citoyens, on peut cependant retenir que se manifeste un besoin d’orientation, pour partie dégagé du présent immédiat. Qu’il est pour cela nécessaire de reconstituer des repères, correspondant à toute une époque de l’histoire, et valant pour l’avenir. C’est sur cette base que l’organisation de la lutte historique des classes populaires pourra se reconstruire, en fonction d’objectifs communs. La lutte des classes est en effet à comprendre comme lutte historique, qui se forme et s’affermit dans la durée, qu’elle ne se borne pas à la lutte immédiate de telle ou telle catégorie «  contre le patronat et le gouvernement [5]  ».

La lutte de classe, au sens historique du terme, se poursuit sur plusieurs siècles, avec succession de pas en avant, de reculs, de défaites, de victoires, chaque fois à une échelle plus large. Tel fut le cas pour la lutte des forces de la bourgeoisie contre les forces de type féodal. Tel est le cas pour la lutte entre “prolétariat et bourgeoisie”, à comprendre quant au fond comme lutte pour faire prévaloir un régime effectivement socialiste, contre le régime capitaliste et ses insolubles contradictions.

La volonté populaire visant à faire prévaloir un régime effectivement “social” a commencé à se cristalliser à la Révolution française. Tout au long du XIX e siècle, cette volonté s’est affirmée, la Révolution russe en fut une première grande réalisation, en continuité avec les aspirations et combats menés dans de nombreux pays par le prolétariat et les classes populaires. Quant aux idées, aux théories, qui avaient formalisé ces aspirations, guidé les processus révolutionnaires, elles remontent au moins au XVIII e siècle avec Rousseau, avec les socialistes non utopiques du XIX e siècle, enfin avec Marx et ses continuateurs.

La révolution russe et l’édification effective d’un régime économique socialiste furent confrontés à de rudes obstacles, dans un pays qui n’avait pas encore réalisé sa révolution bourgeoise et ne disposait pas de toutes les conditions économiques et politiques pour un succès rapide et facile. Cerné de puissances capitalistes, le régime socialiste fut contraint de mener un combat continu face à de multiples assauts  : guerriers, économiques, politiques, idéologiques. Face à ces assauts et aux difficultés intérieures qu’ils potentialisaient, la puissance socialiste devait finir par rendre les armes, et avec elle les orientations historiques qu’elle portait pour l’ensemble des peuples du monde.

Il faut prendre acte de ce recul historique et de la réaction politique généralisée, en sachant qu’il y en eut d’autres, qui, dans l’histoire, furent surmontés. C’est dans les conditions de cette période qu’il faut maintenant penser et agir, en analysant leurs déterminations. Pour autant, si la résolution des antagonismes portés par le capitalisme n’est pas pour demain, cela ne signifie pas que la perspective socialiste soit caduque, qu’il faille la poser comme à jamais irréalisable. L’exigence de mettre fin aux effets destructeurs du régime capitaliste réside en effet dans la “logique” même de ce régime [voir dans ce numéro l’article sur «  La contradiction fondamentale du capitalisme  »].

Suffit-il de se contenter de reprendre le fil là où il s’est trouvé interrompu, aspirant à faire retour aux données d’un passé clôturé plus d’un demi-siècle auparavant  ? Suffit-il de diffuser des “idées” aptes à faire “converger” par magie les luttes de différentes catégories de population  ? Suffit-il de «  créer  » un “rapport de forces” favorable aux intérêts, somme toute, particuliers, que l’on défend  ? Peut-on imaginer que l’on puisse par incantation en revenir à une situation antérieure plus euphorique, situation que beaucoup de catégories sociales aujourd’hui en ébullition ont contribué à dégrader  ?

Non, pour viser l’avenir, il faut avoir une claire perception des données qui déterminent la phase au sein de laquelle on se trouve, en les rapportant aux conditions d’ensemble de la lutte pour toute une époque historique. La lutte de classes ne peut être orientée sans que l’on comprenne ces conditions d’ensemble, à poser en relation avec celles qui s’imposent dans une situation concrète particulière (marquée notamment par une crise générale du capitalisme). Sans remettre en question tous les pas en avant historiquement réalisés, on doit prendre en considération l’état de recul historique, et de régression politique, en sachant que celle-ci peut conduire à un aventurisme politique, comme ce fut le cas après la crise de 1929.

La régression dans le domaine politique s’atteste dans le domaine des idées qui sont diffusées par divers courants de pensée (y compris parmi ceux qui se situent à gauche, extrême ou non, parmi ceux qui prétendent à une révolution dont ils ignorent le contenu). Dans ce domaine, on est revenu très en arrière, bien en deçà des orientations diffusées en 1917 en Russie et la plupart des pays d’Europe, bien en deçà des Blum ou Jaurès, du Parti ouvrier de Jules Guesde, bien en deçà des idées socialistes diffusées lors de la révolution de 1848, bien en deçà de l’apport théorique de Marx.

Le travail de réorientation est à reprendre en remontant assez loin. Dans le cas de la France et de beaucoup de pays du continent, beaucoup de repères ont été déconstruits. Contre les courants “déconstructeurs”, désorganisateurs, les repères théoriques et historiques, doivent être rétablis et développés, afin d’orienter le mouvement d’ensemble des classes populaires. C’est ce travail que firent en leur temps, parfois dans l’isolement, des socialistes français du XIX e siècle, Marx, Guesde, Plekhanov, Lénine et tant d’autres.

L’appel est lancé à tous ceux qui veulent contribuer à ces tâches historiques et s’associer aux objectifs poursuivis par Germinal –  Union de lutte des classes populaires, même si, dans un premier temps, cela ne concerne encore que quelques-uns.

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Notes    (↵ Retourner au texte)
  1. 1. Les citations ont été tirées des sources suivantes  : enquêtes auprès de personnes de diverses catégories sociales, prise en compte de textes émanant de courants politiques et syndicaux, lecteurs et contributeurs de Germinal, forums d’auditeurs de radios publiques et privées. À noter qu’entre ces deux catégories de forums, les auditeurs peuvent sembler appartenir à des mondes différents. Les radios publiques donnant semble-t-il plus d’échos, aux secteurs liés au monde de la fonction publique et des acteurs culturels, RTL par exemple recueillant davantage d’opinions issues d’auditeurs du secteur privé et de “travailleurs ordinaires”.
  2. 2. L’expression «  horizon d’attente  » est empruntée à Reinhart KOSELLECK, Le futur passé, Contribution à la sémantique des temps historiques, Éditions de l’EHESS, 1990. Cette expression est mobilisée, au sein d’une problématique distincte dans un article portant sur les mouvements sociaux de 1995  : Hélène DESBROUSSES, Bernard PELOILLE, «  Expérience mémorable et horizon d’attente  », Faire Mouvement Novembre-décembre 1995, Actuel Marx Confrontation, PUF, 1998.
  3. 3. L’ancien président du parti socialiste allemand, Sigmar Gabriel avait indiqué dans le même sens  : «  Nous sommes des herbivores géopolitiques dans un monde de carnivores géopolitiques et nous finirons par devenir des vegans, puis des proies.  »
  4. 4. Appel lancé lors d’une assemblée générale de cheminots à Saintes. Pour sa part, Laurent Brun, secrétaire général de la CGT cheminots, aurait indiqué dans un entretien avec Jean-Baptiste Djebarri  : «  Je suis capable de vrais compromis [qui ne sont jamais proposés]. Donc ce sera la guerre totale. Jusqu’à la fin. La SNCF sera par terre mais l’appareil [de la CGT] sera debout. La guerre à outrance n’est pas pour me déplaire. La seule sortie possible, c’est la révolution.  » (Figaro, 21 décembre 2019). Laurent Brun a contesté l’interprétation de cette déclaration, sortie selon lui du contexte de son énonciation.
  5. 5. C’est un point sur lequel LÉNINE insistait particulièrement en 1902 , dans Que faire  ?, lorsqu’il travaillait à réorienter le mouvement révolutionnaire et à faire prévaloir une conception véritablement politique et historique de la lutte politique de classe.

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