Le logiciel impérial russe de Jean-Robert Raviot
Dans son livre Le logiciel impérial russe récemment publié, Jean-Robert Raviot se propose d’adopter une démarche historique délaissée pour rendre compte avec plus de pertinence de la formation politique et « impériale » de la Russie. « Il faut [dit-il] renouer le fil de l’histoire longue et se donner les moyens de situer correctement cette guerre ». Il désigne par « cette guerre », la guerre russo-ukrainienne. La spécificité de cette exploration consiste en ce qu’elle s’appuie sur une « vue de l’intérieur ». Le « logiciel impérial russe » prend sa source selon l’auteur à partir d’un centre géographique : Moscou, plus précisément, « le Kremlin de Moscou, siège du pouvoir en Russie depuis la fin du XVe siècle ». Ce kremlinocentrisme tel qu’il le nomme, concerne « la dynamique politique ». Cependant, ce centre politique ne se suffit pas à soi seul, J.R. Raviot y ajoute une autre dynamique qu’il appelle moscopolitisme comprenant en ce terme à la fois « une dynamique géopolitique » liée à la centralité de Moscou et « le caractère multiethnique (et multiconfessionnel) de l’ensemble territorial constitué ». Ces deux aspects selon J.R. Raviot, rendent compte de la formation historique de l’État russe moderne et répondent pour l’un à des « forces centrifuges » qu’il faut contrer parce que dissolvantes, et pour l’autre à « une évolution autoritaire du système politique ».
S’appuyant sur une formule « géniale » d’un historien russe : « En Russie, le centre est à la périphérie », J.R. Raviot énumère les difficultés rencontrées par la construction étatique et politique russe, à savoir : le gigantisme, la continentalité, la septentrionalité du territoire et le caractère multi ethnique et multi confessionnel de sa population.
Il s’oppose à ce « lieu commun » bien ancré d’une « arriération russe ». Pour lui, il s’agit d’une vision occidentale [qui] repose sur une équation entre occidentalisation et modernisation. Cette “vision” n’autorise pas à envisager un « processus de modernisation sans occidentalisation » que la Russie semble suivre historiquement. Pour J.R. Raviot « l’histoire de la Russie est celle d’un long cheminement non pas vers l’Occident, mais avec l’Occident ». Ce processus aujourd’hui n’est pas encore achevé, et à l’avenir, il devra tenir compte d’une « archipellisation grandissante du territoire russe ». Pour J.R. Raviot, « la Russie du XXIe siècle sera une Russie des archipels ». Le « moscopolitisme » devra y faire face, voire se « réinventer ». Les données démographiques, les tensions interethniques (migration en provenance d’Asie centrale), les crises écologiques, l’épuisement des ressources naturelles et le coût élevé de la connectivité transcontinentale, sont pour l’auteur les causes de cette archipellisation non seulement socio-économique mais également culturelle. À la suite de séjours répétés ; J.R. Raviot constate au regard des métropoles russes, la formation d’une nouvelle classe sociale qu’il baptise les Moscobourgeois dont les comportements socio-économiques et culturels s’apparentent à ceux des « classes moyennes occidentales », précisant que « leur adhésion au consensus patriotique est nettement moindre que celui de membres de la Russie majoritaire ».
Concernant l’État russe, il nous indique qu’il est « bâti sur l’échafaudage de l’URSS et de l’Empire de Russie (celui des tsars) ». Il précise l’origine de cette dynamique impériale d’où naît l’État russe moderne, à savoir vers 1480, sous le règne d’Ivan le Grand, Ivan III. De plus, le rôle actif de l’État russe dans l’économie et en tant qu’agent de redistribution du revenu national serait selon les enquêtes d’opinion, fortement apprécié par la grande majorité de Russes. Cet État russe qui ne connaît pas « le délitement symbolique qui frappe l’État en Occident ».
J.R. Raviot reconnaît que la Russie « renaît de ses cendres » et « revient […] dans le grand jeu de la géopolitique mondiale », qu’elle renoue avec la nature profondément continentale de sa puissance sous forme d’un « impérialisme défensif ».
Sa particularité tient en ce qu’elle se trouve « à équidistance de l’Occident, de la Chine et du monde musulman ». L’auteur reprend les propos qu’il juge pertinents d’un certain Vadim Tsymbourski qui, dans les années 1990, avançait la thèse géopolitique de « l’île Russie », et évoquait la « solitude géopolitique » russe, thèse qui justifierait un « interventionnisme de proximité », à savoir un « impérialisme défensif ».
Cet interventionnisme de proximité peut-il être cantonné dans cette limite spatiale ? La Russie, ce n’est plus l’URSS, elle n’échappe pas aux lois du marché, elle opère comme les autres puissances dans le cadre du régime marchand capitaliste. À sa façon, J.R. Raviot le souligne, dans ce cadre agissent des lois qui génèrent des crises générales, d’ampleur mondiale comme celle que nous connaissons depuis quelques décennies. La Russie n’y échappe pas.
Puissance d’équilibre ou pivot d’un nouvel ordre mondial ? Cette question tourmente notre auteur. Dans la période actuelle de transition, que l’on peut qualifier de chaotique, la Russie ne suit-elle pas ces deux voies ? J.R. Raviot le suggère. D’un côté, indique-t-il « la Russie recherche un rôle de pivot et […] ne se positionne plus du tout en puissance globale, mais en puissance tierce. ». D’un autre côté, « la Russie a vocation à devenir une puissance d’équilibre entre l’Occident et le monde non-occidental ».
Des recompositions mondiales sont en cours, seront-elles durables ou éphémères ? Elles s’établissent en fonction d’intérêts propres sur des aspects économiques, politiques, sécuritaires particuliers. Chaque puissance tend à déployer sa propre vision sur le monde. J.R. Raviot a le mérite d’évoquer « qu’aucune des grandes puissances mondiales, Russie comprise, ne se pose plus en modèle économique alternatif, pas plus qu’en chef de file d’une idéologie à portée messianique alternative aux “valeurs” prônées par l’Occident. » Il ajoute que « toutes ces puissances se sont converties à l’économie de marché […] elles sont toutes un peu “occidentalisées” […] sont toutes entrées dans le jeu de la globalisation… ».
La portée historique de la formation russe comporte des périodes d’avancée et de recul, des périodes de transition de l’une à l’autre, mais la politique et les visées poursuivies par cette puissance, en dépit des vicissitudes historiques s’inscrivent dans ce qui caractérise selon J. R. Raviot, son « logiciel impérial ».