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La notion de géopolitique. Origine. Présupposés

Depuis quelques années, il est difficile d’étudier les questions internationales sans être confronté, dans le langage courant, les médias, dans le champ universitaire, à une notion présentée comme «  nécessaire à la compréhension du monde  »  : la géopolitique. Le terme est usité comme substantif, mais aussi comme adjectif  : «  situation géopolitique  », «  analyse géopolitique  », etc. Fruit de la contraction des termes géographie et politique, le mot suggère une relation entre eux. Les définitions les plus usuelles indiquent qu’il s’agit bien des rapports entre les données de la géographie et la politique des États, la géopolitique étant, l’étude (dictionnaire Robert) ou l’analyse (lexique Dalloz) de ces rapports. L’encyclopédie Wikipédia définit la géopolitique comme «  une science humaine qui, étymologiquement, se propose d’étudier les applications politiques de la géographie  ». Alexandre Defay définit son objet comme étant «  l’étude des interactions entre l’espace géographique et les rivalités de pouvoir qui en découlent  ».
Le terme apparaît pour la première fois sous la plume du professeur de sciences politiques et de géographie suédois Rudolf Kjellen dans un article publié en 1901, puis dans un ouvrage Les grandes puissances, paru en 1904. Pour son auteur, ardent germanophile, la géopolitique est «  la science de l’État, comme organisme géographique, ou comme entité dans l’espace  : c’est-à-dire l’État comme pays, territoire, domaine ou, plus caractéristique, comme règne. Comme science politique, elle observe fermement l’unité étatique et veut contribuer à la compréhension de la nature de l’État  ». En 1916, il fait paraître un nouvel ouvrage, diffusé en Allemagne sous le titre Der Staat als Lebensform (L’État comme organisme vivant). Ses écrits seront utilisés en particulier en Allemagne après le traité de Versailles, afin de prouver «  scientifiquement  » les injustices dudit traité.
La géopolitique est le produit d’une période historique  : la fin du XIXe siècle au début du XXe. Ces auteurs vont revendiquer trois composantes  :
1. Une «  composante scientifique  », les relations de l’homme à l’espace, aux territoires relevant de lois (en particulier, il est question d’appliquer le darwinisme aux sociétés humaines, aux hommes).
2. Une «  composante technologique  », les progrès en matière de communication incitent à penser non seulement local, mais aussi régional et planétaire.
3. Une «  composante politique  », les puissances rêvent d’étendre leur domination au monde.
Bref, la géopolitique doit fournir aux dirigeants de ces pays des «  outils scientifiques  » qui aideront à guider et à légitimer leurs appétits de domination (territoriaux et autres).
Trois pays principalement vont développer la réflexion et les analyses géopolitiques  : l’Allemagne, le Royaume-Uni, les États-Unis.
Il revient à l’allemand Friedrich Ratzel (1844-1904) de théoriser, le premier, la géopolitique. Ratzel va appliquer à la politique les résultats des travaux de Charles Darwin (théorie de l’évolution et de la sélection des espèces et leur adaptation) et de Ernst Haeckel (fondateur de l’écologie). Tout être vivant se développe dans un biotope. Donc aussi l’homme, la société humaine. Il est désireux de concilier science et politique, d’éclairer «  scientifiquement  » les choix des politiques. Au service de l’empire prussien, Ratzel va s’appliquer à démontrer que l’État, thème principal des travaux géopolitiques, est «  comme un être vivant, qui naît, grandit, atteint son plein développement, puis se dégrade et meurt  ». L’État est constitué d’une fraction de l’humanité rassemblée sur une fraction du sol. Pour vivre, l’État doit s’étendre et fortifier son territoire, son espace nourricier (le lebensraum, terme inventé par Ratzel, soit «  l’espace de vie  » ou, autre traduction, «  l’espace vital  »). Ratzel définit dans un ouvrage, publié en 1902, les “lois” qui régissent l’expansion d’un État. L’étendue de l’État va de pair avec le développement de la culture (ce qui justifie l’expansion au détriment des peuples jugés moins avancés), la puissance économique (l’expansion est affaire de puissance), l’idéologie, (l’expansion est affaire de volonté). La domination du plus fort est donc «  naturelle  » et même «  nécessaire  ». Les frontières sont donc «  vivantes  ». On assiste alors à la «  généralisation des expansions territoriales  ». Ratzel considère «  les lois objectives  » de la géopolitique comme subordonnées à la volonté politique.
Les successeurs de Ratzel vont constituer «  l’école allemande  » de géopolitique. Parmi ceux-ci, le général et géographe bavarois, Karl Haushofer (1869-1946), qui, après la défaite allemande de 1918, va devenir l’un des chantres de la puissance allemande. Il insiste sur l’importance fondamentale de la relation organique entre le territoire et la population, la nécessité pour l’Allemagne d’imposer son hégémonie sur le monde. Celle-ci n’étant pas directement réalisable, il conçoit quatre grandes zones  : une zone pan-européenne dominée par l’Allemagne et couvrant aussi l’Afrique, une zone pan-américaine dominée par les États-Unis, une zone pan-russe, incluant l’Asie centrale et le sous-continent indien, une zone pan-asiatique, dominée par le Japon, allié de l’Allemagne. Cette partition du monde permettrait de contrer l’encerclement anglo-saxon et en particulier de disloquer l’empire britannique. Haushofer constate que le leadership britannique est en déclin, que les États-Unis sont en passe de lui succéder. Il est à noter que dans ses projets géopolitiques, la France est absente en tant que puissance indépendante, tout au plus est-elle sous dépendance allemande. L’influence de l’école allemande dépasse largement les frontières de l’Allemagne (en particulier, au Japon, en Amérique latine). Entre les deux guerres mondiales, elle va s’attacher à démontrer «  scientifiquement  » l’injustice des frontières imposées à l’Allemagne par les puissances vainqueurs. Ainsi, elle va avoir recours aux arguments des frontières culturelles, Kulturkreisgrenze. L’école allemande de géopolitique va tout naturellement se mettre au service du nazisme. Elle devra faire profil bas en 1945, sans renoncer à son objectif central d’hégémonie.
L’école anglo-saxonne de géopolitique va, elle, épouser les conceptions de la puissance britannique par la domination des mers et des océans (théorie de l’empire maritime). Son principal contributeur, l’amiral britannique, universitaire et politique, Halford Mackinder, (1861-1947) conçoit la planète comme un ensemble, composé par un océan mondial, une île mondiale (Afrique, Asie, Europe) et de grandes îles périphériques (Amérique, Australie). Pour dominer le monde, il faut dominer l’île mondiale et principalement le cœur de cette île, heartland, véritable pivot géographique du monde (allant de la plaine de l’Europe centrale à la Sibérie occidentale et, en direction de la Méditerranée, du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud). Sa formule  : «  Qui tient l’Europe orientale tient le heartland, qui tient le heartland domine l’île mondiale, qui domine l’île mondiale, domine le monde  ». La peur de Mackinder  : une alliance entre l’Allemagne et la Russie qui leur permettrait de dominer l’île mondiale. Cette vision géopolitique britannique de domination privilégie les voies de transport sur mer et sur terre et donc le commerce. Elle fait sienne l’expression d’un des premiers navigateur anglais, Walter Raleigh  : «  qui tient la mer tient le commerce du monde  ; qui tient le commerce tient la richesse  ; qui tient la richesse du monde tient le monde lui-même  ». Les thèses de Mackinder seront reprises bien plus tard. Ainsi, le Conseiller entre 1977 à 1980 du président américain Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, écrit dans son ouvrage Le grand échiquier (1997)  : «  l’Eurasie constitue l’axe du monde. […] L’Eurasie constituant désormais l’échiquier géopolitique décisif, il n’est pas suffisant de concevoir une politique pour l’Europe et une autre pour l’Asie. L’évolution des équilibres de puissance sur l’immense espace eurasiatique sera d’un impact déterminant sur la suprématie globale de l’Amérique  ». Rappelons aussi que c’est Mackinder qui a inventé le terme Eurasie, comprenant principalement l’Europe, la Russie, l’Asie centrale, la Chine, le Japon, l’Inde.
L’école américaine met l’accent sur les relations entre le développement technologique et la domination de l’espace par les États. Fortement inspirée de l’école britannique, elle privilégie la puissance maritime et la politique d’endiguement (containment) de l’Allemagne ou de la Russie. Ainsi, l’amiral Alfred Mahan (1840-1904), dans son ouvrage The Interest of America in Sea Power (1897) expose les trois impératifs de son pays dans sa conquête de la puissance  :
1. S’associer à la Grande-Bretagne, pour le contrôle absolu des mers  ;
2. Contenir l’Allemagne, la limiter à un rôle continental sans contrôle des mers  ;
3. Mettre en place une défense coordonnée des Américains et des Européens.
Il s’inquiète aussi de la montée en puissance de l’Asie et en particulier du Japon.
Citons aussi le principal contributeur à une géopolitique «  américaine  », Nicholas Spykman, (1893-1943), qui développe en ces termes la notion de géopolitique  : «  l’homme d’État, en politique étrangère, ne peut faire de place aux valeurs de justice, d’équité et de tolérance que dans la mesure où elles concourent à la réalisation de son objectif, la puissance, ou du moins ne le contrarient pas. Ces valeurs peuvent présenter quelque intérêt instrumental, en tant que caution morale de la volonté de puissance, mais doivent être abandonnées dès lors qu’elles deviennent cause de faiblesse. La volonté de puissance ne sert pas à faire respecter les valeurs morales, mais les valeurs morales à faciliter l’acquisition de la puissance  » (America’s Strategy in World Politics, 1942). Cependant, pour Spykman, la stratégie doit moins porter sur la zone du heartland, que sur celle du rimland (les «  terres du bord  »), espaces intermédiaires clés entre le heartland, cœur du continent, et les mers périphériques qui «  fonctionnent comme une vaste zone tampon de conflit entre les forces maritimes et terrestres  » (en Europe, la France et l’Allemagne font partie du rimland. Cette analyse de Spykman anticipe la géopolitique américaine de la seconde moitié du XXe siècle  : endiguement du heartland soviétique par une présence militaire active sur toute la frange du rimland. Spykman précise sa vision  : «  celui qui domine le rimland domine l’Eurasie  ; celui qui domine l’Eurasie tient le destin du monde entre ses mains  ».
Bien entendu, ces trois écoles de géopolitique ont suscité des émules dans d’autres pays.
Après la Seconde Guerre mondiale, le terme géopolitique tend à disparaître, victime du discrédit de la géopolitique allemande, regardée comme compromise au service du national-socialisme («  La geopolitik fourbit ses armes à l’hitlérisme  », J. Ancel). Mais si le terme s’est estompé, les contenus demeurent. Le corpus central de la géopolitique reste la question de la puissance, de l’hégémonie mondiale. Quand la géopolitique réapparaîtra à visage découvert, à la fin des années 1970, les contenus seront de même nature. Par exemple, en 1979, Henri Kissinger, dans Ses Mémoires, évoquera «  l’équilibre géopolitique du monde  », équilibre entre les puissances mondiales. Par écho, le géographe soviétique O.V. Vitkovski dénoncera, à la même époque, «  les visées géopolitiques des États-Unis  ». Et les spécialistes considèrent toujours l’Eurasie comme étant «  le centre de gravité géopolitique du globe  ».
Ainsi, la géopolitique prend son essor à un moment historique précis  : l’époque de l’impérialisme. Elle concerne principalement les grandes puissances qui exposent par son truchement un aspect de leur visions hégémoniques sur le monde (alliances/concurrence). Elle permet aussi de voir à l’œuvre leur argumentaire, leur «  habillage scientifique  », leur permanence stratégique.

Sources utilisées
Atlas géopolitique et culturel (Petit Robert des Noms propres).
Alexandre Defay, la Géopolitique, Paris, PUF, 2005 (Que sais-je).
Alain Lizellmann, Cours de géopolitique, Site de l’Institut de Stratégie Comparée.
Wikipedia, article “Géopolitique”.

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