II – Aux origines du mouvement ouvrier français, Le socialisme des ouvriers de métier 1830-1914
On a pu nommer Socialisme des ouvriers de métier une des formes prise par le mouvement ouvrier français au début du XIXe siècle en France auquel Bernard H. Moss consacre son ouvrage : Aux origines du mouvement ouvrier français. Le socialisme des ouvriers de métier 40. Comment ce socialisme des métiers s’est-il constitué, quelles étaient ses visées ? Quelles sont les causes de son déclin ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Bernard H. Moss souligne l’importance pratique de ce mouvement, les rapports entretenus avec la forme républicaine, les objectifs assignés : amélioration des conditions de vie des ouvriers de métier, protection dans le cadre d’un régime capitaliste en extension sans véritable remise en cause des fondements économiques de ce régime de production et d’échange.
Les ouvriers de métier
Le socialisme des ouvriers de métier se présente d’abord comme un mouvement coopératif pour l’association et la coopération des producteurs. Selon Bernard H. Moss, sa structure est d’ordre fédéral ayant pour base sociale les ouvriers de métiers traditionnels. Sa base sociale “ne fut ni l’artisan traditionnel, ni le prolétaire, mais l’ouvrier professionnel”. Ces ouvriers de métier étaient à la fois attachés aux pratiques professionnelles de l’artisan et, dans une certaine mesure, prédisposés à l’éclosion d’une conscience de classe de nature prolétarienne. Ils constituaient l’essentiel du prolétariat au XIXe siècle travaillant dans de petites entreprises ou dans des entreprises semi-artisanales, “comme salariés dans les petites entreprises capitalistes”.
Moss précise les conditions d’exercice de leur métier. Dans la pratique professionnelle du travailleur parisien par exemple, ils conservaient “l’essentiel de leur maîtrise professionnelle acquise au cours d’un long apprentissage et d’une longue expérience”. Comme ouvriers qualifiés, ils jouissaient d’une autonomie de travail et montraient une dextérité avérée et bien considérée. L’ouvrier qualifié “choisissait ses outils, il était le seul juge de l’ordre des opérations, de la qualité du travail, ainsi que du rythme et de la cadence”. De plus, “il éprouvait encore dans l’accomplissement de sa tâche de la joie et de la fierté, et s’identifiait à sa corporation en tant que groupe social”.
Le fédéralisme des corporations et la formation d’un “socialisme des métiers”
Cette base sociale que sont les ouvriers de métier rend compte de la structure fédéraliste de leur organisation. Ce fédéralisme va de pair avec une structuration empiriquement construite sur des bases locales chaque métier est représenté au sein de fédérations localement définies. Ces associations des sociétés ouvrières de différents métiers connaissent un développement sous forme de bourses de travail.
Les revendications portent sur “la fin de l’exploitation économique et de l’extorsion de la plus-value par les capitalistes”. En fonction de cette visée commune, “les ouvriers de métier se sentaient capables d’abolir le salariat par leurs propres efforts.” Ils portaient la revendication, d’une “collectivisation du capital industriel”, du fait que l’ouvrier de métier “pouvait se considérer comme le seul producteur véritable et considérer son employeur comme un parasite superflu qui utilisait le capital en sa possession pour s’approprier la valeur produite par l’ouvrier…” La portée revendicative et les critiques à l’encontre d’un capitalisme en développement ne proviennent pas d’une analyse d’ensemble de la “logique” d’ensemble de ce régime mais de constatations empiriques de leur situation concrète et de “l’expérience des ouvriers en matière d’organisation”.
Toutefois, sur la base de leur expérience “les ouvriers de métiers furent capables d’élaborer une vision critique du capitalisme industriel, faisant la différence entre ses aspects positifs et ses aspects négatifs, entre l’abondance potentielle et la misère existante, entre la richesse de quelques-uns et la spoliation de la masse, entre la socialisation de la production et son appropriation privée.”
Pour autant, “leurs notions de classe ne procédaient pas d’une théorie sociale abstraite, mais de la généralisation empirique de leur expérience des conflits entre ouvriers et employeurs. Pour eux, la classe ouvrière n’était pas une abstraction théorique de nature homogène, mais une réalité concrète, structurée et divisée en corps de métier.” Par rapport au socialisme se fondant sur une analyse d’ensemble de la structure économique, ils développaient “une conception [non] centralisatrice et abstraite, mais fédéraliste et concrète.”
Ce socialisme des métiers répondait pour l’essentiel aux désidératas des ouvriers professionnels. Sans prise en considération des intérêts d’autres catégories ouvrières ou plus généralement populaires, et moins encore la société dans son ensemble. Ce cloisonnement résultait aussi de formes de groupement en “quartiers ouvriers”, qui ont joué un rôle dans “la transmission de ce type de conception, et par conséquent dans le mode d’unification de ce mouvement”.
Des années 1830 jusqu’aux années 1870, l’objectif principal de ce socialisme fut la création d’associations de producteurs et de coopératives afin d’émanciper du salariat les métiers, objectif va de pair avec l’importance tant quantitative que qualitative des ouvriers de métier lors de cette période.
La formation de ce socialisme des ouvriers de métier relevait également de conditions externes notamment celles liées à la forme politique républicaine, de courte durée, qui s’impose en 1848 lors de la Seconde République, puis en 1870 avec la IIIe République. Avec la conquête de principes républicains, les ouvriers vont intégrer et adapter leur conception à celle d’un socialisme comme dépassement des contradictions du régime économique capitaliste, avec les concepts popularisés de classe sociale, d’exploitation et d’association., au profit d’un mouvement socialiste coopératif “fruit d’un rapprochement entre les ouvriers […] et les républicains idéalistes…”
Dérivations du socialisme des ouvriers de métier à des formes radicales : particularisme, refus de l’universel, syndicalisme révolutionnaire et de salariés à statut
Tout en maintenant l’objectif fédéraliste du socialisme des métiers fédéralistes, ce courant devait, selon Moss, prendre des formes plus radicales qui sous des formes successives (bakouninisme, possibilisme, allemanisme, syndicalisme révolutionnaire) visait à émanciper les métiers par une révolution seulement ouvrière, cette forme révolutionnaire ne s’inscrivait pas toutefois dans un cadre anarchiste ou marxiste. Après le coup d’État de Napoléon III, frein à la réalisation du programme coopératif au moins pour un temps, en 1869 ce socialisme à vocation révolutionnaire parcellaire prit de l’ampleur chez les dirigeants français de la Première Internationale. La Charte d’Amiens d’octobre 1906, affirme ce caractère sous une forme syndicale, marquant d’une certaine façon l’apogée du socialisme des métiers. Selon Moss, les raisons peuvent en être recherchées par le nouveau contexte historique et politique lié à la consolidation de la République bourgeoise par l’alliance entre la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie. Il s’agit aussi de s’affranchir de la tutelle des “nouveaux politiciens socialistes”. Pour ce syndicalisme révolutionnaire, la grève générale reste le seul moyen d’aboutir “à la collectivisation du capital dans le cadre d’une fédération des métiers”.
Une constante au sein des nouvelles visées projetées : tout ce qui ne se rattache pas aux intérêts et valeurs du métier, même en leur figure syndicale révolutionnaire est alors rejeté : rejet des partis politiques, rejet du politique, de l’État dans l’organisation sociale, de ce qui relève du domaine général dans la continuité de ce mouvement.
« Les ouvriers espéraient que l’avènement d’une république démocratique et sociale leur fournirait un appui sous une forme de contrats et de crédits publics donnant l’avantage aux associations dans leur lutte contre les entreprises capitalistes de grande taille. Ils attendaient que la République […] leur ouvre l’accès au crédit sévèrement restreint sous le régime des privilégiés. Les ouvriers escomptaient commencer déjà à s’autofinancer sans l’aide de l’État en organisant le crédit et les échanges mutuels au sein d’une fédération des métiers. »
La république pouvait-elle répondre à ces attentes particulières alors qu’en son essence elle doit mettre au premier plan, la chose publique, l’intérêt général, non les l’intérêts particuliers ?
« L’accession des couches nouvelles petites-bourgeoises au pouvoir politique dans le cadre d’une République stable et leur réconciliation avec la bourgeoisie mit fin au rêve d’une République sociale qui libérerait la classe ouvrière… »
Par rapport au marxisme, à sa forme guesdiste ou au regard de partis politiques universalistes, “les ouvriers de métier exprimèrent leur hostilité à une forme de socialisme mettant en cause leur autonomie de travail, leur organisation professionnelle et leur tradition fédéraliste…”
Au regard de l’État, il s’agissait “plutôt que de rechercher l’aide d’un État autoritaire et centralisé, les ouvriers [voyant] désormais dans une république communaliste et décentralisée l’instrument de leur émancipation…”
Le socialisme des métiers, une utopie ?
Le passage du socialisme de métiers au syndicalisme révolutionnaire peut être considéré comme une tentative désespérée de survie face à une évolution politico-économique qui en supprimait la base sociale originelle. Ce socialisme des métiers contenu par la répression sous la Monarchie de Juillet et en partie sous le Second Empire reprit vigueur avec la Commune de Paris et la IIIe République qui lui offrit pour un temps “protection politique, aides légales et contrats publics”. Mais la Commune de Paris aussi bien que la IIIe République ne pouvaient permettre la réalisation effective de leur programme, ce qui rend compte du développement du syndicalisme révolutionnaire. Le développement progressif du régime capitaliste, sous sa forme industrielle qui caractérisa le XIXe siècle devait frapper en sa base sociale le socialisme des métiers. Lentement mais progressivement les ouvriers de métier sont confrontés à la fois à “la mécanisation et [au] développement des manufactures”, “à l’érosion [de leur] niveau de revenu traditionnel, de la sécurité de l’emploi et du statut des ouvriers qualifiés”. Sans compter la “généralisation progressive de l’emploi des machines universelles” telles que : “presses et scies mécaniques après 1830, machines à coudre après 1860, tours, raboteuses, perceuses et machines à moleter après 1870”. Non seulement les ouvriers de métiers subissent un “déclassement” mais doivent faire face à la concurrence d’autres travailleurs : les ouvriers d’usine dont les effectifs prennent progressivement de l’ampleur mais aussi entre ouvriers de même métier et entre des entreprises capitalistes qui les employaient. Cette concurrence croissante provoqua “un chômage accru, la stagnation des salaires et l’intensification du travail dans la plupart des corporations”, sans parler des “crises économiques cycliques” dont Bernard H. Moss rend compte. Cette évolution permet de comprendre les raisons de la radicalisation du mouvement ouvrier vers une forme syndicaliste révolutionnaire et les limites de cette forme de lutte.
« Pendant la crise économique qui sévit au milieu de la décennie 1880-1890, la majorité des corps de métiers signalèrent un accroissement de la mécanisation, de la division, de l’intensification et de l’accélération du travail, des réductions d’emploi et une baisse des salaires aux pièces et des salaires réels par rapport à la période du Second Empire… »
Certains ouvriers de métier s’en tirèrent un peu mieux que la majorité des autres comme ceux des métiers de luxe, de l’ameublement, de la joaillerie et des fabriques d’instruments de précision. Ceux-ci pourraient-ils prétendre appartenir à une “aristocratie ouvrière ” Peut-être, mais pour le reste, bien plus nombreux, ce fut une prolétarisation assurée.
Ce socialisme des métiers se présente pour Moss comme une utopie dans le cadre des formes effectives du développement du capitalisme, dont il ne se préoccupait pas. Il “ne se préoccupa jamais des problèmes d’organisation liés à l’émergence d’un nouveau système industriel, de l’organisation technique de la production dans une usine moderne et dans le cadre d’une économie nationale nécessitant une gestion centralisée et hiérarchisée.”
« Le socialisme des métiers, projection statique de couche supérieure de la classe ouvrière, dont l’éthique fédéraliste et professionnelle était incompatible avec les exigences du système industriel […] était ainsi en fin de compte, une utopie. »
NOTE : Proudhon et le courant “économiste”. Dans le cadre de la “logique” de ce second courant, on peut aussi citer certaines des thèses défendues, par Proudhon dont on ne peut dans le cadre de ce dossier rendre compte de la logique d’ensemble. On peut aussi rapprocher de telles thèses du courant d’idées critiqué par Plekhanov et Lénine au cours du mouvement révolutionnaire russe sous l’appellation, “d’économisme”. Ce que l’on désignait comme courant “économiste” dans le cadre russe était pour partie débiteur de Proudhon, ce dernier en effet, dans Idée générale de la révolution au XIXe siècle (1849), proposait une voie se limitant à une lutte limitée se restreignant au combat économique, au sens restreint du terme.
Dans les années 1880, ce courant “économiste” fut rapproché des thèses défendues par Proudhon, qui, sous un jour plus concret, cantonnait lui aussi la lutte sociale à la sphère économique sans envisager la transformation de l’ensemble des rapports de la société capitaliste.
L’État, dans la thématique de Proudhon n’était vu que sous l’aspect du contrôle et de la coercition. La société y était présentée comme un système artificiel issu de l’application arbitraire du principe d’autorité familiale, cléricale et étatique. La souveraineté du peuple, était pour lui une illusion, ou, au mieux, un substitut de l’ancien principe de droit divin. D’emblée, il rejetait toute forme politique supérieure à même d’organiser la société, à ses yeux autonome :
« la société produisait lentement et en silence son propre organisme ; elle se sait un ordre nouveau, expression de sa vitalité et de son autonomie, et négation de l’ancienne politique comme de l’ancienne religion ».
Avec Proudhon, l’action se trouvait cantonnée dans la sphère économique, avec rejet de l’expression générale de volontés politiques unifiées.
« Le nouveau régime, basé sur la pratique spontanée de l’industrie, d’accord avec la raison sociale et individuelle, est de Droit humain. Ennemi de tout arbitraire, essentiellement objectif, il ne comporte par lui-même ni partis ni sectes ; il est ce qu’il est, et ne souffre ni restriction ni partage ».
La nouvelle société ne devait pas être basée sur une direction mais sur des “principes” : confiance en la perfectibilité de l’individu et de l’espèce ; honorabilité du travail ; égalité des destinées ; souveraineté de la raison ; liberté absolue de l’homme et du citoyen. Ainsi, les institutions politiques étaient appelées dans le nouveau régime à être remplacées par des instances économiques : remplacement du gouvernement par une organisation industrielle ; des lois par des contrats ; des pouvoirs politiques par des forces économiques ; les classes sociales par des catégories et spécialités de fonction ; la force publique par la force collective ; l’armée par des compagnies industrielles ; la police par l’identité des intérêts ; la centralisation politique par la centralisation économique.