Face à un monde qui a perdu la boussole Reconstruire les perspectives historiques d’émancipation des peuples
“Le monde va changer de base. Nous ne sommes rien soyons tout” Eugène Pottier, l’Internationale
On a fait état dans le précédent numéro de Germinal d’analyses mettant en évidence le “grand désordre” d’un monde devenu “hors contrôle”, “déstabilisation” qui remet en cause ce qui avait constitué “l’ordre” qui avait prévalu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale sous la houlette contraignante des États-Unis. Cet “ordre” apparent est maintenant contesté par des puissances grandes et petites parmi celles qui regroupent la moitié de l’humanité. Dans un ouvrage récent, L’affolement du monde, Thomas Gomart, évoque dans le même sens une “grande mutation”, un épisode “d’indétermination des temps” s’accompagnant de la perte de tout repère, tandis que sur tous les continents se déploie “l’immédiateté anarchique” de guerres et de conflits.
Ce règne anarchique d’un capitalisme en crise se traduit aussi pour les différents peuples par la perte de toute perspective politique. Nulle part, on ne se trouve à même de proposer une orientation pour éclairer sur les raisons de cet “affolement” et sur ce qu’il peut en advenir pour le futur, nulle part on ne dresse de perspectives d’ordre historique pour que le peuple, les peuples, puissent à nouveau peser sur ce qui constitue leur propre histoire, reconquérir l’initiative.
“Le rien devient un horizon”
Dans le sillage de la crise générale du capitalisme, le philosophe Michaël Foessel, faisait état en 2014 de ce qu’il nommait “la sombre incertitude du présent”, la “montée en puissance du vide”. “Le rien devient un horizon” écrivait-il. “La destruction du sens” lui paraissait “caractériser notre époque”. Il se posait la question de savoir “au nom de quoi se mène la lutte” lorsque l’état de crise est devenu un permanent, “lorsqu’aucune issue n’est à l’horizon”.
Ce sentiment est partagé par des locuteurs populaires.
« On ne voit plus le sens [de] ce qui se passe », ou de « ce qui peut se passer ».
« Il n’y a plus aucun sens pour l’avenir », « il n’y a plus d’orientation », « notre génération, on avait encore l’image de ceux d’avant de la politique et les luttes, ça avait un sens » [Maintenant] « tout ça c’est obscur », « on ne sait pas où on va », « on ne sait pas où ça va nous conduire ».
L’impression domine d’une impossibilité à se diriger dans le temps présent et pour le futur, qu’il s’agisse de soi-même ou d’un monde désorganisé, chaotique.
« Une situation catastrophique s’annonce dans le monde », « une désorganisation totale ». « Pour l’avenir, il n’y a plus de perspectives, si ce n’est le chaos », « on ne sait plus quel chemin prendre ».
Pour Michaël Fœssel, il résultait de cette privation de sens, une perte d’objet dans le débat politique, le nihilisme se présentant comme seul à même de régir le présent.
« […] le nihilisme devient un concept central. [Il] ne désigne pas tant le désenchantement du monde qu’une réaction négative à ce dernier. Il est donc parfaitement compatible avec un activisme d’autant plus intense qu’il n’a pas de finalité claire » 1.
Un tel activisme sans finalité extérieure pour lui conférer sa cohérence s’exprime dans le registre des mouvements revendicatifs, expression ultime d’un fantasme en négatif de maîtrise sur le cours des affaires du monde 2.
Doit-on considérer la perte de toute perspective historique comme définitive ?
Si l’on remonte dans le temps, la perspective d’une transformation d’ensemble de la société, sous la figure d’un socialisme capable de résoudre les contradictions du capitalisme était projetée 3. Le devenir d’une nation, du monde pouvait alors être défini en fonction d’une telle perspective, celle-ci demeurant vive jusqu’il y a quelques décennies, dans le sillage de la révolution russe qui devait conduire à la confrontation mondiale entre deux pôles économiques non compatibles en leur essence, capitalisme et socialisme (confrontation connue sous la dénomination de “guerre froide”).
Dès la fin du XXe siècle, les premiers symptômes d’une crise générale du capitalisme en gestation et la déconstitution du pôle socialiste, devaient annoncer les prodromes d’un dérangement majeur du statu quo mondial et l’ébranlement de perspectives ouvertes pour les peuples.
La visée historique de l’instauration d’un régime économique socialiste, constituée et développée bien avant la révolution russe – en tant que voie de résolution des contradictions du mode capitaliste de production et d’échange –, ne se présenta pas toutefois comme immédiatement forclose. En France notamment, il s’est agi pour l’essentiel dans un premier temps de récuser son actualisation soviétique et le forum politique mondial qui s’était constitué en son orbe. En contrepoint, des simulacres de socialisme se présentaient encore au nom du marxisme ou de Marx, bien que celui-ci n’ait plus grand chose à y voir.
Comme il en était le cas au cours du XIXe siècle, la visée d’instauration d’un régime économique socialiste, capable de mettre fin à l’absurdité immanente d’un capitaliste en crise, irrigua un temps les discours politiques, communistes et socialistes, “gauchistes”, “maoïstes”. La stratégie de partis adverses s’ordonnait elle-même pour partie autour de cet enjeu. Le spectre n’avait pas quitté la scène. Si l’on consulte des enquêtes réalisées en France au cours de cette période, auprès d’ouvriers et étudiants, on observe que cet enjeu figuré capitalisme/socialisme demeurait présent au sein de représentations communes. Le régime économique capitaliste, sa “monstruosité” pouvait se trouver dénoncé sur la base de sa “logique” interne.
« Le capital, la politique pratiquée [est] basée sur la recherche du profit maximum, […] qui développe la concurrence […] pas de recherche du bien social. Le socialisme c’est différent du capitalisme, c’est le contraire ».
Un demi-siècle plus tard, si l’on prend connaissance des projets développés aujourd’hui, on peut constater que la question de perspectives historiques mettant un terme aux fondements du régime du Capital ne sont plus à l’ordre du jour. On parle plus volontiers de transgressions limitées à la sphère politique, telle que “démocratie participative” ou “révolution citoyenne”. Comme si désormais le devenir historique ne pouvait plus se présenter que comme définitivement obturé, ou plus simplement ne se présentait pas.
La perspective d’instauration d’un régime socialiste comme dépassement, résolution, des contradictions destructrices du capitalisme, est-elle historiquement close ? D’inévitables et ineffaçables insuffisances lors de son actualisation lors du XXe siècle valent-elles pour signifier son oraison funèbre, alors que les raisons d’une telle actualisation demeurent plus que jamais agissantes 4. N’arrive-t-il pas dans l’histoire humaine que ce qui avait été projeté en idée, comme moyen de résoudre les antagonismes du temps – ainsi pour l’avènement de la société bourgeoise, la nécessité de mettre à bas ce que l’on pouvait nommer les rapports féodaux d’exploitation et d’oppression – ne se réalise pas de façon linéaire, que l’actualisation d’une telle idée, connaisse des avancées, des reculs, des déroutes, des revers. L’historien Pierre Vilar proposait un petit apologue à ce propos. Cet apologue sera ici retranscrit de mémoire, l’exactitude littérale n’est nullement garantie. En voici la teneur : il peut arriver dans l’histoire que soient édifiés des étages habitables de “châteaux en Espagne”, sans que les fondations en aient été bâties 5.
Faut-il en conclure qu’il ne convient pas prétendre construire de tels étages ? Ne doit-on pas plutôt, en tirant les enseignements des processus d’édification, œuvrer à établir en tant que perspective toutes les conditions nécessaires à la construction de fondements durables ?
“La planète, mère commune est grosse d’une humanité” 6
Eugène Pottier