BRICS : l’addition fait-elle la force ?
À propos de la nouvelle configuration du monde entre puissances, on évoque aujourd’hui les BRICS, association de pays à géométrie variable qui est présentée comme un contrepoids à l’hégémonie américaine. Mais de quoi s’agit-il plus précisément ? Il semble important de montrer qu’il ne s’agit pas d’un ensemble homogène, que cet ensemble est traversé de contradictions. Contradictions entre pays d’une part ; d’autre part internes à chaque pays, comme la Chine, qui voudrait imposer une monnaie mondiale, mais craint d’ouvrir son marché des capitaux, conditions de réalisation de ses visées. On sera aussi attentif aux alliances privilégiées au sein de l’association des BRICS.
Depuis 2009, une association de puissances montantes
Après le précédent du RIC (Russie-Inde-Chine, 1986), naquirent les BRIC (avec le Brésil) en 2009, puis les BRICS deux ans plus tard (au tour de l’Afrique du Sud), enfin, depuis 2024, les BRICS+, incluant l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis, ces nouveaux venus présentant le point commun de se situer autour du Golfe persique.
Commençons par quelques données : avec les nouveaux entrants au 1er janvier 2024, les BRICS+ représentent 1/3 du PIB mondial (contre seulement 8% en 2001), du fait de leur développement industriel ; 46% de la population mondiale ; nouveaux entrants : Émirats Arabes Unis, Iran, Arabie Saoudite, Éthiopie, Égypte. Le choix des nouveaux entrants fait que les BRICS représentent 1/3 de la production alimentaire et 43% de la production pétrolière mondiales, contrôlent le Golfe persique et le canal de Suez. Et avec ces nouveaux membres, ils disposent d’une minorité de blocage au FMI avec 20% des votes ; auparavant, seuls les USA en disposaient avec 17%. Cette minorité est utile pour les décisions exigeant 85% des votes.
La grande puissance industrielle est la Chine, tandis que les autres pays sont surtout exportateurs de matières premières et de produits industriels bien précis (armement russe, aéronautique, automobile). Pour la puissance industrielle se pose le problème des marchés qui ne sont pas extensibles à l’infini. L’Argentine a été refusée, et le nouveau président, Javier Milei, confirme ne pas vouloir entrer dans le groupe. L’Algérie, producteur de pétrole et de gaz, demeure à la porte pour le moment.
Historique
Les BRICS se créent à la fois avec et contre la puissance états-unienne. En 1991, l’effondrement politique et économique de l’URSS laisse libre la place aux États-Unis pour la domination du monde et la mainmise sur la gouvernance économique mondiale. Dans la ligne du projet de Gorbatchev, qui avait voulu créer une alliance triangulaire Russie-Inde-Chine en 1986, les ministres des affaires étrangères de ces trois pays se rencontrent pour fonder le RIC.
Mais l’origine des BRICS n’est pas uniquement fondée sur le rejet de l’hégémonie des USA, puisqu’en 2001, la Banque Goldman Sachs, spéculant sur le potentiel de croissance de certains pays émergents, veut faciliter l’investissement en Chine, au Brésil, en Inde et en Russie. Pour le banquier d’affaires Jim O’Neill (qui a résumé dans son papier une étude d’une doctorante indienne), la gouvernance économique mondiale a besoin de « briques » émergentes. Une nouvelle étape intervient en 2006, quand en marge du G8 accueilli par la Russie, sont invités le Brésil, la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud et le Mexique.
La crise de 2008 marque une impulsion nouvelle. Elle touche particulièrement le Brésil et l’Afrique du Sud, tandis que la Russie est moins touchée et que les deux états-continents, la Chine et l’Inde, se maintiennent. Comme la crise part des USA, ceux-ci sont présentés comme l’origine du désordre mondial. Cette crise est une occasion non plus seulement de créer des alliances de circonstance, d’être les « briques émergentes » sous regard des États-Unis, mais de devenir un bloc qui se veut concurrent du G7, en contrepoids, servant les intérêts propres de chacun de ses membres. L’année suivante a lieu l’acte fondateur : le sommet d’Ekaterinenbourg, réunissant la Russie, la Chine, l’Inde et le Brésil débouche sur une déclaration commune (16 juin), dans laquelle, outre la revendication d’un rééquilibrage du poids respectif de chacun au FMI, on défend un « ordre mondial plus démocratique et juste multipolaire fondé sur la règle du droit international » (point 12) et une « diplomatie multilatérale avec l’ONU jouant un rôle central » (point 14). Depuis cette date, se tient chaque année un sommet des BRIC, devenus BRICS en 2011 avec l’incorporation de l’Afrique du Sud. En août 2023, un important sommet a eu lieu. À l’ordre du jour, l’élargissement, la dédollarisation de l’économie et les conséquences de la guerre en Ukraine. La résolution, bien plus longue que celle de 2009, réaffirme l’idée d’un multilatéralisme politique et commercial reposant sur l’ONU (points 3 et 8) :
Point 3. Nous réaffirmons notre engagement en faveur d’un multilatéralisme inclusif et du respect du droit international, y compris les objectifs et les principes consacrés par la Charte des Nations unies (ONU), qui en est la pierre angulaire indispensable, ainsi que le rôle central des Nations unies dans un système international au sein duquel les États souverains coopèrent pour maintenir la paix et la sécurité, faire progresser le développement durable, assurer la promotion et la protection de la démocratie, des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, et promouvoir une coopération fondée sur l’esprit de solidarité, le respect mutuel, la justice et l’égalité.
[…]
Point 8. Nous réaffirmons notre soutien au système commercial multilatéral ouvert, transparent, juste, prévisible, inclusif, équitable, non discriminatoire et fondé sur des règles, au cœur duquel se trouve l’Organisation mondiale du commerce (OMC), avec un traitement spécial et différencié (TSD) pour les pays en développement, y compris les pays les moins avancés. […] Nous demandons le rétablissement d’un système de règlement des différends de l’OMC contraignant à deux niveaux, pleinement et fonctionnant correctement, accessible à tous les membres d’ici 2024, ainsi que la sélection de nouveaux membres sans retard.
Elle en demande une refonte, avec une représentation au conseil de sécurité.
Point 7 : Nous soutenons une réforme globale des Nations unies, y compris de son Conseil de sécurité, en vue de les rendre plus démocratiques, représentatives, efficaces et efficientes, et d’accroître la représentation des pays en développement dans la composition du Conseil afin que celui-ci puisse répondre de manière adéquate aux défis mondiaux actuels et soutenir les aspirations légitimes des pays émergents et en développement d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, y compris le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud, à jouer un rôle plus important dans les affaires internationales, en particulier au sein des Nations unies, y compris de son Conseil de sécurité.
Dans cette déclaration commune, une large part est accordée au développement des pays pauvres et à la résolution des conflits : contrairement à 2009, les BRICS se posent en arbitres, médiateurs et aspirants gendarmes du monde :
Point 12 : Nous sommes concernés par les conflits en cours dans de nombreuses régions du monde. Nous soulignons notre attachement au règlement pacifique des différences et des différends par le dialogue et des consultations ouvertes à tous, d’une manière coordonnée et coopérative, et nous soutenons tous les efforts propices au règlement pacifique des crises.
Revendications
Depuis les accords de Bretton Woods de 1944 11, la situation a évolué puisque certains membres actuels des BRICS, comme l’Inde, n’étaient pas encore souverains. Et ceux qui l’étaient déjà sont devenus des puissances capitalistes. Lors de leur création, les BRIC revendiquent donc une meilleure représentation dans les institutions financières comme le FMI et la Banque mondiale : « La voix des économies émergentes et en développement doit être mieux représentée dans les institutions financières internationales », demande la déclaration fondatrice de 2009 (point 3). Au FMI, en 2009, la Chine et l’Inde n’ont que 4% des votes, contre 15% pour l’Europe, ce pourquoi ils demandent d’abord un rééquilibrage en accord avec leur poids économique. Comme nous l’avons vu, l’entrée de nouveaux membres au 1er janvier 2024 fait que désormais, les BRICS+ ont un droit de veto aux votes du FMI et de la Banque mondiale : avec 20% du capital du FMI sous leur contrôle, ils peuvent bloquer les résolutions dont l’adoption exige 85% des votes.
Le projet des BRICS consiste en la création d’un fonds commun de réserves de change distinct des fonds en dollars, euros, livres, yens. La New Development Bank, créée en 2014, actuellement menée par l’ancienne présidente brésilienne Dilma Roussef, est un instrument au service de ce projet. Dans la déclaration du dernier sommet de Johannesbourg en août 2023, il est question d’accélérer la création de systèmes de paiements transfrontaliers propres (point 44).
Un autre aspect, non évoqué dans les déclarations issues des sommets, est militaire. Les USA ont, en 2022, des accords de défense avec 70 pays, et disposent de 400 bases militaires à l’étranger. Ils investissent chaque année entre 700 et 800 milliards de dollars pour la défense, contre 120 pour l’Europe et 45 seulement pour la Russie avant la guerre en Ukraine. L’idée de la Chine et de l’Inde est de faire en sorte que certains alliés des USA rompent leur traité pour s’allier avec eux.
Instrument des visées chinoises ?
Pour la Chine, les BRICS étendus sont un moyen de se garantir des soutiens.
Quand on regarde l’évolution du poids relatif des différents pays entre 2000 et 2022, on observe vite combien le déséquilibre est en faveur de la Chine, qui générait un peu moins des 3/4 de la richesse produite par l’ensemble avant l’entrée des nouveaux membres :
PAYS 2000 2022
Brésil 23,6% 6,6%
Russie 10% 6,6%
Inde 17,2% 12,8%
Chine 43,5% 72,3%
Afrique du Sud 5,7% 1,7%
% du PIB total des BRICS. Élaboration
d’après données recueillies sur Statista
La Chine dispose d’une industrie, s’approprie technologies et matières premières, mobilise une masse de main d’œuvre. En 20 ans, le PIB par tête est multiplié par 15 en Chine, par 6 en Russie et en Inde :
PAYS 2000 2013 2022
Brésil 3 772 12 358 8 570
Russie 1 899 15 942 12 574
Inde 451 1 449 2 515
Chine 951 7 039 14 096
Afrique du Sud 3 039 6 824 6 979
PIB par tête en US$. Élaboration
d’après données recueillies sur Statista
La Chine voudrait créer un espace de transactions commerciales et financières hors de l’influence du dollar, mais n’est pas encore prête. Elle a commencé par obtenir l’entrée du Yuan dans le portefeuille de monnaies de référence mondiales, afin de juguler le rôle du dollar. Mais les transactions dans cette monnaie ne représentent que 5% du commerce mondial, n’existent pas quand la Chine ne participe pas à l’échange commercial. En 2015 la Chine crée un système bancaire transfrontalier, qui se veut concurrent du système SWIFT 12 mais y demeure adossé pour le moment, faute d’infrastructures propres.
Faiblesses de la Chine : si elle coule la production des autres pays, le revenu dans ces pays sera insuffisant pour acheter leurs produits. Par ailleurs, à partir de 2008, la Chine a libéralisé son marché de capitaux. D’un côté, cela favorise les investissements. Mais le risque est la fuite de capitaux, et le pays perd la maîtrise de ses taux de change et d’intérêt. En 2015, c’est ce qui s’est produit : les réserves de change ont baissé d’un coup de 25%, en conséquence de quoi le gouvernement a remis un contrôle sur les flux de capitaux. Or si la Chine veut que sa monnaie devienne une monnaie internationale, elle devra libéraliser son marché des capitaux, ce qu’elle ne veut ni ne peut faire en raison du danger de perte de contrôle.
Un « attelage hétérogène » ?
La volonté d’opposition à l’hégémonie états-unienne n’est pas un ciment suffisant. Les BRICS+, qui ne forment pas un territoire continu, se caractérisent par une asymétrie économique, des structures économiques et sociales complètement différentes. Leur insertion internationale n’est pas la même, et deux orientations se dessinent : les « multi-alignés », comme l’Inde, l’Égypte et les « antioccidentaux » autour de la Russie et de la Chine, comme l’Iran. La monnaie commune pose problème, car elle supposerait une perte de la souveraineté nationale des membres, à laquelle leurs dirigeants ne sauraient renoncer.
Les BRICS sont traversés de rivalités. Entre l’Inde et la Chine d’abord : l’Inde a cherché à rattraper la Chine, sans y parvenir. Elle est opposée à la constitution des « routes de la soie » et à l’extension du yuan (RMB). Faute de pouvoir rivaliser sur le terrain économique, l’Inde s’est rabattue sur l’action politique. Sa diplomatie consiste à se poser en intermédiaire, à coopérer avec tout le monde en maintenant tout le monde à distance. Elle appartient à une quadruple alliance incluant les USA, le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD), avec le Japon et l’Australie, créé pour faire contrepoids à la puissance chinoise.
La Russie semble isolée, du moins par rapport à l’Europe, et ses échanges avec la Chine sont déséquilibrés ; elle s’appuie sur l’Inde pour faire contrepoids à la Chine. Depuis un accord de 1971, la Russie fournit 40% du matériel militaire indien. La visite en France de 2023 était destinée, entre autres choses, à limiter la dépendance par rapport à la Russie. Chine et Russie sont rivales pour le contrôle des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale.
G7 : Canada, France, Allemagne, Italie, Japon, Royaume-Uni, États-Unis.
G8 : Canada, France, Allemagne, Italie, Japon, Royaume-Uni, États-Unis, Russie.
G20 : Allemagne, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Espagne, France, Inde, Royaume-Uni, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, République de Corée, Russie.
Sources
Déclarations des sommets des BRICS 2009-2021 : [https ://brics-ysf.org/sites/default/files/]
Déclaration du 16 juin 2009, [https ://brics-ysf.org/sites/default/files/2nd_Summit.pdf]
“Les BRICS se développent comme un modèle alternatif à l’ordre libéral occidental”, Magazine Geopolitis, Radio Télévision Suisse, 8 octobre 2022.
[https ://www.rts.ch/info/monde/14358323-les-brics-se-developpent-comme-un-modele-alternatif-a-lordre-liberal-occidental.html]
Philippe Aguignier, « L’internationalisation du RMB : un bouclier contre les sanctions internationales ? », Expressions par Montaigne, Institut Montaigne, 30 mai 2023.
[https ://www.institutmontaigne.org/expressions/linternationalisation-du-rmb-un-bouclier-contre-les-sanctions-internationales-0]
Jean-Pierre Allégret, « BRICS : de la dépendance à la contestation du dollar américain », Diplomatie, n°123, septembre-octobre 2023.
Jean-Joseph Boillot, « Chine-Inde : un tango qui menace d’éclatement les BRICS ? », Diplomatie, n°123, septembre-octobre 2023.
Maxime Daniélou, « BRICS : la fabrique d’un ordre international post-occidental », AOC, 5 septembre 2023.
[https ://aoc.media/analyse/2023/09/04/brics-la-fabrique-dun-ordre-international-post-occidental/]
Fabrice Nodé-Langlois, « Les “Brics+”, ces dix pays émergents qui défient l’Occident », Le Figaro, 2 janvier 2024.
Jean-Pierre Sereni, « Le “Sud global” à l’assaut du FMI », Orient XXI, 30 octobre 2023.
[https ://orientxxi.info/magazine/le-sud-global-a-l-assaut-du-fmi,6822]
Julien Verneuil, « Les BRICS en 2023 : en quête d’un projet », Diplomatie, n°123, septembre-octobre 2023.