etudes, notions théoriques

courants de pensée

analyses

pages d'histoire

questions que l'on se pose

enquête, témoignage

poèmes

biographies

Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes … et de s’en sortir  !

À la fin des années 60, mon père et ma mère et leurs cinq enfants ont quitté les rivages d’une petite ville touristique pour se retrouver dans une énorme métropole ouvrière – les pieds dans le sable le matin, au pied des usines le soir. L’appel du boulot a été plus fort que celui du large. Forcément.

Je suis né dans cette métropole ouvrière, sixième et dernier de la fratrie. J’ai grandi dans cet environnement dans lequel on pouvait toujours trouver du travail dans l’usine située juste en face de celle qui vous avait viré la veille. J’ai été scolarisé avec des enfants dont seul le nom traduisait les origines (Italie, Portugal, Pologne, Maghreb) et tous assurément issus des milieux populaires. J’ai moi-même longtemps cru être fils d’ouvrier. 

Avec le recul j’ai pu constater que mon père avait pu, avec un seul salaire, assurer l’entretien d’une famille de six enfants dans une maison assez grande, posséder une voiture “familiale” pour nous emmener l’été vers la mer que nous avions quittée. Pour l’essentiel, nous n’avons jamais manqué de rien – même s’il fallait parfois revêtir les vêtements des grands frères ou manger le dimanche les bouchées à la reine confectionnées avec le reste des abats de la semaine. 

Touche-à-tout dans le domaine du bâtiment, mon père avait fini par monter et gérer une petite SARL avec deux de ses collègues. C’était bien un ouvrier. Mais socialement et économiquement il se rattachait désormais davantage à la petite bourgeoisie qu’au prolétariat. Qu’importe  ! Dans son esprit et à la maison, c’est bien les valeurs ouvrières qui prévalaient  : patience, persévérance, courage, vertus du travail, critique des patrons, haine de la fainéantise et de l’oisiveté. Mais aussi moralité, honnêteté, respect de la patrie et de la république.

Un bain politique…

«  J’ai eu six enfants, et j’en ferai six communistes  !  » avait-il dit un jour lors de l’une de ses envolées politiques ponctuant le repas dominical. Et, effectivement, tout dans notre environnement familial devait contribuer à ce noble dessein. En voici la liste  : culte des valeurs ouvrières, haine du patron, des bourgeois et plus généralement des gens “qui ont de l’argent”, abonnement à l’Humanité et à Pif gadget[1], buste de Lénine sur le buffet, disques de Jean Ferrat, des chœurs de l’Armée Rouge et des Quilapayun [2], présence dans la bibliothèque de la collection complète des Rougon-Macquart de Zola, reprise de la petite chanson se moquant du programme commun (mettant en scène «  Marchais, Mitt’rand et le p’tit Fabre [3]  » sur l’air de «  l’Empereur, sa femme et le p’tit prince  »), accueil dans notre maison d’un repas du comité de rapprochement France-RDA, passage en revue de tous (j’ai bien dit  : tous) les spectacles de danseuses folkloriques des pays de l’Est venues égayer les fêtes de Liberté et d’AvantGarde[4], écoute religieuse des émissions politiques de Georges Marchais ou du secrétaire général de la CGT, etc. Bref, tout ce qui peut expliquer qu’un petit garçon de 9 ans puisse chanter à tue-tête dans la cours de l’école un refrain se demandant «  À quoi peut bien servir en notre temps / Un jeune Républicain Indépendant  » [5], sans en comprendre un traître mot. J’ai appris bien plus tard que la crèche que nous prenions soin de mettre en place tous les ans à Noël n’a pas sa place dans la liste des «  attributs  » communistes que je viens de vous dresser…

… duquel il fallait sortir

C’est dans ce contexte que la politique est venue à moi. C’était donc à mon tour d’aller vers elle  ! En effet, être baigné dans un tel environnement (très marqué PCF) n’était pas forcément l’idéal pour y parvenir. Est-ce qu’on fait de la politique parce qu’on a vu Higelin à la fête de l’Huma  ? Ou parce qu’on s’est noté deux-trois répliques de Marchais (ou de Herzog [6], ou de Hue) entendues à la télé  ? Il m’a bien fallu admettre que non.

Admettre aussi que mon environnement politique familial m’avait plutôt enferré dans une sorte de “posture communiste”, de “catéchisme” dans lequel celui qui a raison est systématiquement celui qui est bien “encarté”, au PCF ou à la CGT en l’occurrence. Alors bien évidemment qu’il ne faut pas tout renier. J’ai au moins grandi dans la conscience que le sort des classes populaires était indigne et qu’il est légitime de vouloir changer les choses, et surtout que «  quelque chose ne tournait pas bien rond  » dans la société.

Une rencontre décisive

La vie est faite de rencontres qui peuvent changer les choses et c’est précisément l’une d’entre elles qui m’a fait ré-entrer, en quelque sorte, en politique. Elle s’est faite autour d’un atelier théâtre. On nous proposait de réfléchir au contexte politique et historique dans lequel la pièce que nous devions jouer avait été écrite. La démarche était pour le moins nouvelle pour moi  : réfléchir, étudier et analyser le contexte pour mieux comprendre ce qu’on allait jouer, comment on allait le jouer, pourquoi la pièce avait été écrite de cette façon.

Très vite ce type de travail de réflexion est sorti du seul cadre théâtral. Il est vrai que chercher à “refaire le monde” m’intéressait davantage que de savoir comment jouer un personnage de Brecht  ! En marge de ces groupes de travail, les discussions politiques allaient bon train –  nous étions alors en pleine campagne de la présidentielle de 1981. Lors de l’une de ces discussions, un hurluberlu (comment pouvais-je le qualifier autrement au moment des faits  !) m’a annoncé que l’élection éventuelle de Mitterrand ne changerait rien au sort de la France ou à celui des ouvriers. Dans le contexte d’espoir que suscitait la perspective de voir un socialiste à la tête de l’État, un tel propos ne pouvait que me sidérer. «  C’est un gauchiste  !  », avait dit Thérèse du groupe théâtre… Peut-être. 

Mais n’empêche  ! Le propos s’appuyait (d’après son auteur) sur une analyse de la situation générale qui concluait invariablement que le résultat de cette élection ne changerait rien fondamentalement.

Je n’ai pas attendu de savoir si mon hurluberlu avait raison – qui pourrait en douter aujourd’hui  ? – pour vouloir creuser d’autres questions  : comment arriver à une telle conclusion, comment savoir, comment anticiper, comment prévoir, que faut-il souhaiter de mieux pour la société, comment s’en donner les moyens. Pour résumer, comment faire de la politique vraiment  ? “Comment  ?” Puisque j’ai toujours eu l’impression d’avoir la réponse au “pourquoi  ?” Simplement «  parce que quelque chose ne tourne pas rond  » dans la société. C’est un bon début. 

Une jeunesse arrogante

Mais les débuts sont souvent chaotiques. Cette rencontre décisive m’a amené vers une activité de réflexion militante clairement communiste. La découverte de textes d’auteurs comme Marx ou ceux issus d’analyses plus contemporaines comme celles de Germinal – véritables “révélations” [7] pour moi – a eu un double effet. D’abord positif, celui de nourrir ma curiosité. Mais aussi catastrophique, celui d’accroître mon empressement teinté d’arrogance. Je me revois prompt à prêcher la bonne parole en brandissant des ouvrages (dont j’avais à peine compris le titre) au nez de camarades bien plus âgés et expérimentés que moi en politique, mais qui étaient restés dans le giron du PCF… Ça m’est passé très vite heureusement. Il est parfaitement inutile de passer d’un “catéchisme” à un autre en croyant détenir une vérité. Rien n’est simple dès qu’il s’agit de changer vraiment les choses. Et c’est pourtant bien ce qu’il faut essayer de faire, avec humilité. Pas à pas. En sachant que rien ne se fera tout seul et que, malgré nos efforts, il faudra s’armer de patience.

J’ai alors compris que les personnes que je côtoyais autour de la publication Germinal me permettaient de faire de la politique autrement. À savoir constater d’abord et avant tout que les choses sont complexes, en matière historique, sociale ou politique. Qu’elles exigent méthode et travail pour leur compréhension. Qu’un travail de militant uniquement tourné vers les revendications immédiates ne peut suffire. Que les phénomènes du monde sont connaissables à condition d’en analyser les conditions et les causes. Que cette connaissance doit être diffusée dans les classes populaires pour que chacun comprenne que le sort fait au peuple n’est pas une fatalité. Sans comprendre cela, difficile d’avoir une action militante efficace ou de ne pas tomber dans la désillusion quand la période devient moins propice au militantisme politique.

Une illusion perdue

Est-ce ce qui est arrivé à mon père  ? Je ne sais pas. Mais je sais qu’à la fin de sa vie il ne voulait plus parler de politique ou même en entendre parler. «  Ce n’est pas pour nous. Ce n’est pas nous qui décidons. Ça nous passe au-dessus. Ça nous dépasse.  » En l’espace de 30 ans le militant communiste qu’il était ne croyait même plus en la possibilité d’avoir une prise quelconque sur les choses.

C’est bien compréhensible. Combien avant lui sont morts désespérés de ne pas avoir vu les choses changer, au point de douter de leurs convictions  ? Combien avant lui ont pu regretter que les changements de périodes (et a fortiori d’époques) ne se mesurent pas à l’échelle de leur propre vie  ? Combien, avec lui, ont connu le déclin effarant des organisations de représentation de la classe ouvrière et la non moins effarante propagande qui vise à décrédibiliser la perspective communiste  ?

Un peuple aux oubliettes  ?

De nos jours on pourrait conclure comme le faisait mon père à la fin de sa vie que la politique «  nous passe au-dessus  ». Que le peuple «  ne décide pas  ». Le constat n’est pas faux. D’autres vont même plus loin que ce triste constat et semblent s’en réjouir en avançant l’idée que le peuple n’est pas capable de décider ou qu’il fait les mauvais choix les rares fois où on le sollicite [8]. Le peuple «  qui vote mal  » serait ainsi responsable de tout  : Hitler en 1933, et aujourd’hui Trump, le Brexit, Marine Le Pen, la montée du “populisme” en Europe, le racisme, etc. Bientôt on reprochera au peuple de manger de la viande et de se déplacer en voiture au lieu de préserver la vie animale et de faire du vélo. Comme les aristocrates qui moquaient les “gueux” sous l’Ancien Régime, les classes dirigeantes et moyennes actuelles semblent vouloir cacher ces nouveaux “gueux”, ce peuple – particulièrement ses couches les plus populaires – qui leur fait honte.

Une conviction.

Pourtant, si je fais de la politique c’est parce je ne suis pas d’accord avec ce constat et que j’ai la conviction que c’est précisément à ces “gueux” qu’il faut redonner de la visibilité et de la crédibilité historiques. Que c’est bien pour le peuple et par le peuple que la société doit changer, dans l’intérêt de l’ensemble de la société.

Si je fais de la politique autrement, c’est parce que Germinal, mes camarades et toutes les activités qui gravitent autour de ce journal – publications d’analyses, atelier d’écriture, conférences – m’aident depuis plus de 25 ans à essayer de comprendre comment on peut s’y prendre. Comment, dans l’histoire, des changements durables ou non ont pu s’opérer dans le sens d’une amélioration du sort des classes populaires et si ces expériences peuvent nourrir nos espoirs d’aujourd’hui. Mais aussi, malheureusement, à savoir analyser les périodes de nets reculs de ces espoirs populaires (période dans laquelle nous sommes aujourd’hui) et qui pourrait bien nous conduire à préparer des «  replis en ordre serré  » pour mieux repartir de l’avant. 

Cette aide m’est précieuse. Et même si je continue à faire le constat, comme à mes tout débuts, que «  quelque chose ne tourne pas bien rond  » dans la société, je crois commencer à comprendre pourquoi.



Notes    (↵ Retourner au texte)
  1. 1. Hebdomadaire pour enfants mettant notamment en scène Pif le chien, création de José Cabrero Arnal (1909-1982), apparu pour la première fois en 1948 dans l’Humanité. Réfugié espagnol et ancien de Mathausen.
  2. 2. Groupe musical chilien opposé à Pinochet, exilé après 1973.
  3. 3. Robert Fabre, président du mouvement des radicaux de gauche, l’un des signataires du programme commun de l’Union de la gauche avec Georges Marchais et François Mitterrand.
  4. 4. Liberté, journal lié au PCF du Nord et fondé à la libération. Avant-garde, journal du Mouvement des jeunes communistes de France (MJCF).
  5. 5. Tiré de «  un jeune  », chanson de Jean Ferrat se moquant du parti des républicains indépendants de Giscard.
  6. 6. Philippe Herzog, tête de liste du PCF aux élections européennes de 1989.
  7. 7. “Révélation” non pas au sens religieux du terme mais au sens de  : «  ce qui apparaît brusquement comme une connaissance nouvelle, un principe d’explication.  » 
  8. 8. Outre les nombreux cas de désaveux de consultations référendaires (sur l’Europe, Notre-Dame-des-Landes, bientôt celle du Brexit  ?), certains, comme Aymeric Caron, journaliste, auteur et créateur du Rassemblement des écologistes pour le vivant (REV), proposent un «  permis de vote  » (à l’instar du permis de conduire) qui permettrait de vérifier les connaissances du votant au moment du vote par un petit QCM. Dans un autre registre assez proche, voilà ce qu’on pouvait lire dans Télérama à la suite de la décision du président Macron d’abandonner le projet d’aéroport Notre-Dame-des-Landes  : «  les opposants ont su élargir la résistance, mettre en avant une expertise citoyenne capable de convaincre à la fois le gouvernement et une majorité de Français. […] La montée des périls environnementaux remue les sociétés. Elle n’affaiblit pas la démocratie, et la rend plus riche, plus complexe, contraignant la majorité à écouter les minorités qui ne se satisfont pas d’un simple devoir électoral.  » Autrement dit, une démocratie «  riche et complexe  » serait celle qui «  contraint la majorité  » à se plier à “l’expertise” des minorités. Minorité savante contre majorité présumée ignorante.

Un commentaire ?